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The Estate of the late
G. Percival Best, Esq,
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
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PAUL BONNEFON
Bibliotliocaire à l'Arsenal.
Montaigne
et ses amis
La Boétie — Charron — M"^ de Gournay
NOUVELLE EDITION
Tome IT
Paris, 5, rue de Mézières
Armand Collll & C*^, Editeurs
Libraires de la Société des Gens de Lettres
^
Prix
6^50
Paul BONNEFON
Bibliothécaire à l'Arsenal.
Montaigne
et ses amis
La Boétie. — Charron. — W' de Gournay
Nouvelle édition
II
(L-
V^
PARIS
ARMAND COLIN ET C% ÉDITEURS
5, nu F. DK MÉZIÈRES, 5
1898
Tous droits réservés.
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MONTAIGNE ET SES AMIS
LIVRE IV
MONTAIGNE (1581-1585)
CHAPITRE I"
MONTAIGNE EX VOYAGE
Montaigne voyage comme ii écrit : on ne sait
jamai.s où le conduira sa Innlaisic ; mais en quelque
endroit qu'il aille ou qu'il s'arrête, il voit bien ce
qu'il voit et le décrit comme il le voit. Car il a « cette
luimeui' avide de choses nouvelles et inconnues », et
il l'exerce volontiers sur ce que se.i pérégrinations
lui montrent ou sur ce que ses livres lui ap|)rennent:
ou |)luiot lectures et voyages ne sont jjour lui (ju'un
même moyen de satisfaire sa curiosité. A vrai dn^e,
les années qu'il venait de passer chez lui n'avaient
été qu'une longue excursion au milieu du passé, et
jamais solitude ne fut plus peuplée (|ue la sienne.
Mais il y manquait ce qui fait l'attrait du voyage :
la nouveauté des sites et la variété des gens. Aussi
MONTAIGNE II. i
2 MONTAIGNE ET SES AMIS.
épronva-t-il le besoin de se décarêmer, après sa
retraite. Il voulut remplacer le spectacle qu'il s'était
donné à lui-même — assis dans son fauteuil devant
ses livres de travail — par un spectacle plus varié
et plus changeant. Il voyagea effectivement et con-
tinua, au milieu de ses contemporains, les pérégri-
nations qu'il avait déjà entreprises parmi les souve-
nirs du passé.
Sa santé en fut le prétexte. En réalité, Montaigne
était fort aise de pouvoir se livrer ainsi à son goût
du déplacement et fournir à son jugement de nou-
veaux termes de comparaison. « Les voyages, disait-
il, ne me blessent que par la dépense. » Précisément
le séjour qu'il avait fait sur ses terres lui avait per-
mis de réaliser des économies et de se payer quel-
ques fantaisies. L'impression des Essais fut la
première et la plus noble : car Montaigne devait
payer alors pour publier son œuvre, et le temps
n'était pas encore venu où les imprimeurs se dispu-
teraient l'honneur de rééditer les Essais. Il venait
de passer à peu près une année' à surveiller cette
mise au jour, corrigeant les épreuves et guidant le
typographe, et, bien que celte besogne ait été assez
sommaire, elle dût coûter beaucoup à Técrivain.
Quand elle fut terminée, il éprouva sans doute plus
vivement que jamais le désir de se reposer en voya-
geant. Moins de quatre mois après l'achèvement du
volume, Montaigne quittait son château, le 22 juin
1. Le privilège de la première édition des Essais est daté
du « 9« jour de may 1379 », et l'avis au lecteur porte la date
du « premier de mars 1580 ».
MONTAIGNE EN VOYAGE. à
1580, pour n'y rentrer qu'assez longtemps après, le
30 novembre 138i.
Au retour, quanti il reprit son livre et qu'il
l'accrut de ses réflexions nouvelles, Montaigne ne
manqua pas d'y indiquer en gros l'itinéraire de
cette longue excursion et d'y consigner bien des
observations cueillies chemin faisant. On savait de
la sorte qu'il avait visité l'Allemagne, la Suisse et
l'Italie, autant en quête d'impressions inconnues
qu'à la recherche d'eaux thermales pour adoucir ses
douleurs. Quelques traits avaient été enchâssés
ainsi, et nous n'ignorions pas l'émotion que plu-
sieurs lieux célèbres avaient causée au voyageur.
On n'ignorait pas davantage comment Montaigne se
comportait dans ses courses, ne pouvant souffrir
ni coches ni bateaux, et préférant chevaucher pen-
dant de longues heures sans en être trop fort
incommodé. On savait tout cela en général, mais
le voyageur n'avait pas été pris sur le vif, au milieu
du plaisir de ses découvertes ou dans l'attrait de
ses excursions.
C'est là ce qu'un journal de voyage pouvait seul
donner, et Montaigne en tenait un. Il a été décou-
vert, au siècle dernier, par le chanoine Prunis
parmi les papiers du château de Montaigne et
l)ublié, en 1774, par le littérateur Meusnier de
Uuerlon, qui se substitua, on ne sait trop comment,
à l'inventeur'. Ce manuscrit formait alors un petit
i. Journal de voyage de Michel de Montaigne en Italie, par
la Suisse et l'Allemagne, en loSO et /."AV/ ; avec des notes par
M. de Querlon. Rome et Paris, 1774, in-4", de LIV-41C pp. —
L'édition la plus récenle est celle (ju'a donnée le professeur
4 MONTAIGNE ET SES AMIS.
volume in-folio de 178 pages, dont un tiers environ
était écrit de la main du domestique de Montaigne,
qui tenait la plume sous la dictée de son maître ;
quelques feuillets du début en avaient déjà été
perdus. Depuis sa publication, ce précieux manus-
crit a été égaré; déposé, dit-on, par l'éditeur à la
Bibliothèque royale, on ignore ce qu'il est devenu.
Il faut donc s'en tenir, sans contrôle, au texte mis
au jour par Meusnier de Querlon.
xVinsi que l'a remarqué Sainte-Beuve ', le Journal
du voyage de Montaigne n'a rien de curieux litté-
rairement parlant ; mais moralement, et pour la
connaissance de l'homme, il est plein d'intérêt. Je
le crois aussi de grand secours pour la psycholo-
gie de l'écrivain. Dicté ou écrit par Montaigne, ce
récit me parait représenter assez exactement ce que
dut être le premier jet de la composition des Essais,
que leur auteur écrivit aussi ou dicta alternativement.
Avant d'être apaisée et clarifiée, la verve de Mon-
taigne devait se répandre, j'imagine, comme elle le
fait dans son Journal, entraînant avec elle bien des
éléments étrangers qu'elle éliminera plus lard. Em-
porté par sa curiosité, Montaigne prend en noie tout
ce qui le frappe, pour choisir ensuite et faire le triage
de son butin. Je ne sais si je m'abuse, mais il me
semble que. dans ses remarques ainsi prises, l'écri-
vain se trahit autant que le voyageur, et, dans les
Aiessandro d'Ancona sous ce litre : L'Italiaalla fine del secolo
XVI^ ; iiiornale (Ici viaggio di Michèle de Montaigne in Italia
ncl ioèo et IjSI (Gittà di Castello, 1889, in-S» de xy-719 pp.).
l. C- A. Sa\nle-îie\ive, Nouveaux Lundis, t. II, pp. 156-
177.
MO.NTALGNE EN VOYAGE. 5
éditions postérieures des Essais, nous retrouverons,
« en place marcliande », nombre de réflexions que
l'auteur a tirées de ses brouillons pour les intercaler
dans son œuvre, comme il y insérait les jugements
inscrits d'abord sur les marges de ses livres.
Le voyageur, lui, est charmant : appliqué à tout
voir et à tout comprendre, il voyage pour le plaisir
de voyager. Ce perpétuel changement le ravit, et il
voudrait toujours pousser plus avant, tant son esprit
est en éved et son désir d'apprendre insatiable.
Tout l'intéresse, parce qu'il n'ignore pas que tout
spectacle porte en lui un enseignement pour qui
sait l'en tirer. Aussi il s'efforce de ne rien laisser
échapper, il voit tout avec un grand souci d'impar-
tialité. Il se prête aux usages des pays qu'il traverse,
afln de mieux saisir l'humeur des habitants. Ce qui
le frappe le plus et ce qu'il note surtout, ce sont les
traits particuliers, les petits faits, les menus inci-
dents de la vie quotidienne. Il saisit tout, tant l'œil
est accoutumé à l'analyse, et il mentionne curieu-
sement sur ses tablettes les détails qu'il a ainsi
observés. Son Journal de voyage, c'est l'album de
l'artiste en roule : on y trouve tous les croquis, les
ébauches informes et incohérentes, pris et notes aux
hasards du chemin. Ne demandez pas à ces essais
de la réflexion ou de l'esprit de suite. Plus tard,
l'auteur y choisira ce qu'il voudra terminer. Pour le
moment, c'est un recueil de photographies instan-
tanées, saisies sur le vif par l'œil le plus amoureux
du détail qui fut jamais ; sans doute, cette compa-
raison étonnerait quelque jieu Montaigne : elle ne
saurait le fàeher.
6 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Après avoir quitté son domaine, Montaigne s'ar-
rêta assez longuement à Paris, ou du moins à la
cour. Il voulait faire les honneurs de son livre à
ceux qui dispensaient la réputation, et nous savons
que le roi Henri III aecucillit favorablement l'œuvre
et l'aute'jr. Tandis que son beau-frère, G. de La Chas-
saigne, présentait au prince la traduction de quelques
épitres de Sénèquc et un discours moral de sa façon
sur l'honneur et la vaillance, Montaigne lui offrait la
première édition de ses Essais. Le présent fut reçu
avec une particulière bonne grâce. On était alors au
siège de La Fère, mais l'opération ne semblait pas
assez importante pour que les esprits en fussent
uniquement préoccupés. Confié à Matignon qui savait
le prix du temps, il traînait en longueur et n'était
troublé par aucune attaque, si bien qu'on le nomma
le siège de velours. Pourtant Philibert de Gramont,
le mari de la belle Corisande et l'ami de 3Iontaigne,
y trouva la mort. Frappé par un obus qui lui emporta
le bras, Philibert de Gramont trépassa quatre jours
après, le G août lobO. Montaigne accompagna à
Soissons les restes du défunt et leur rendit les der-
niers devoirs'. Puis, cet office accompli, il se mit en
route pour sa longue excursion.
Nous ne connaissons ni la date du départ ni les
premières étapes de ce voyage, car le début du
Journal fait tiéfaut. L'itinéraire ne commence vérita-
blement qu'à Meaux, le o septembre lo8U. Nous
1. Essais, 1. ni, ch. iv ; Payeii, Documents inédits sur
Montaiijne, n" 3, p. 15 (Notes sur les éphéruérides de Beu-
ther\
MONTAIGNE EN VOYAGE.
savons que Montaigne était accom|)agné du dernier
de ses frères, Bciliand de Montaigne, seigneur de
Maltecoulon, alors âgé de vingt ans, et d'un seigneur
de Cazalis qui était peut-être son allié, Bertrand de
Cazalis, seigneur de Fi'aiche, qui avait épousé Marie
de Montaigne le 28 septembre 1570. Deux autres
gentilshommes encore accrurent la petite troupe, le
seigneur du Hautoi, gentilhomme lorrain, et le sei-
gneur d'Estissac. Bien qu'il fût fort jeune, celui-ci
semble avoir été, avec Montaigne, la personne de
marque de la compagnie ; c'était sans doute le fils de
cette dame d'Estissac, à laquelle un chapitre des
Essais est dédié ', et il allait se perfectionner au delà
des monts. Le roi de France el la reine-mère atta-
chaient même quelque importance à ce que celte
éducation fût aussi complète que possible, car ils
donnèrent au jeune homme des lettres de recomman-
dation pour le duc de Ferrare ^. Montaigne semblait
donc chaperonner ses compagnons. Nous verrons
qu'au milieu de cette jeunesse il ne fui ni le moins
jeune ni le moins ardent.
Telle était, au complet, la petite troupe qu'escor-
taient des gens de service, des muletiers et des
mulets. En ce temps, on ne pouvait voyagei" sans
se faire suivre de quelque équipage, et Montaigne
ne voulait pas débarquer en pays inconnu dans un
piètre appareil. A Meaux, il visite la ville et va voir
le trésorier de la cathédrale, Just Terrelle, qui avait
1. Essais, I. II. cil. Mil, De ia/fcrtion des pères aux
enfants.
2. Elles sont publiées par M. d"Ancond dans son édition du
Journal de voyage, p. 708.
8 MONTAIGNE ET SES AMIS.
vécu Cil Orient et en avait rapporte quelques singu-
larités. Puis, traversant Epernay, Gliàlons, Vitry-
le-François, Bar-le-Duc, les voyageurs se dirigent
vers Plombières, par Vaucouleurs, Neufchàteau,
Mirecourt et Épinal. Bien qu'en chemin il examinât
les curiosités de la route et (ju'il se fit conter, au
cite, les histoires du pays, c'est en effet vers
Plombières que Montaigne tendait et vers les bains
qui déjà en faisaient la renommée.
Montaigne arriva à Plombières dans l'après-dinèc
du vendredi 10 septembre 1580, et y séjourna jus-
(pi'au 27 du même mois ; ce n'était pas trop de dix
jours pour suivre un traitement qui, d'ordinaire,
durait un mois. Les eaux thermales de Plombières
commençaient à être en faveur. Auparavant elles
n'étaient fréquentées que par les Allemands, et les
jeunes époux y venaient, dit-on, volontiers faire leur
voyage de noces. Mais, depuis quelque temps, les
Français y affluaient aussi. Quatre ans avant que
Montaigne n'y passât, Jean Le Bon, médecin du loi
et du cardinal de Guise, avait publié, en un petit
opuscule, un abrégé de la Propriété des bains de
Plommiéres ^, qui attira encore plus sur eux l'at-
tention du public. On y trouve, plus longuement
exposées, les observations que Montaigne put faire
en quelques jours. Citons seulement, à titre de
rapprochement, ce que Le Bon dit de la manière
dont on prend les bains : « L'homme y entre avec
des marionnes ou braies ; la femme avec sa chemise
1. Paris, Charles Macé, 1576, in-i2. — Réimprimé en i876
(Epinal), avec préface de L. Jouve.
MONT.UGXt: i:n voYAi;t;. u
d'assez grosse loilc... On se baigne pclc-mèle, tous"
ensemble, d'allégresse joyeuse. Les uns chantent, les
autres jouent d'instruments ; les autres y mangent,
autres y dorment, autres y dansent, de manière que
la conipagnie ne s'y ennuie point, ni jamais n'y
trouve le temps long. »
C'est bien aussi ce que Montaigne rapporte. Pour
justifier un pareil usage, on invoquait déjà son
ancienneté; il parait que les choses n'ont pas beau-
coup change depuis lors, sauf que les sexes sont
à peu près séparés. Montaigne, il est vrai, s'il se
baigna cinq fois, absorba surtout cette eau en bois-
son ; précisément, elle produisait un grand elTet
pour la gravelle et les maladies de la vessie. Il y but,
pendant onze matinées, d'abord neuf verres par jour
|)uis sept verres. Mais le résultat ne fut pas appré-
ciable. Le Journal nous l'apprend, car, ne l'oublions
pas, c'est autant un journal de sanié qu'un journal
de route. Au reste, l'humeur de Montaigne ne s'en
altère point : il ne s'attriste pas de ses incommodités,
et, bien que trop souvent en proie à de cuisantes
douleurs, son voyage n'en sera ni [uoins gai ni
moins heureux.
En quittant Plombières, Montaigne laissa à son
hôtesse ses armoiries sculptées sur un écusson en
bois : c'est une politesse que les voyageurs de marque
faisaient volontiers au départ, et nul ne s'y conforma
avec plus d'enq)ressement que Montaigne. Puis, par
Piemircmont, Bussang et Thann, il se dirige vers
la Suisse. Les propriétés des eaux de Bussang
n'étaient pas encore découvertes ; comme pour
Oontrexéville, on ne commença véi'itablement d'en
10 MONTAIGNE ET SES AMIS.
parler qu'au xviii" siècle. Aussi Montaigne ne s'y
arrétc-t-il pas. Il hâte son voyage vers la Suisse,
(|u'il atteindra bientôt en abordant à Mulhouse, qui
Taisait partie, en ce temps-là, du canton de Bàlc.
Montaigne y admire « la liberté et bonne police » de
la ville et loue l'esprit d'égalité qui y régne. Le
patron de l'auberge du Raisin, où les voyageurs sont
descendus, vient les servir à table au sortir d'une
séance du Conseil de ville qu'il a présidée dans
« un palais très magnifique et tout doré ». Désormais
la frontière de France est franchie et les moeurs vont
se modifier de plus en plus sensiblement.
A travers ce pays inconnu, où tout lui est nouveau,
les hommes et les lieux, Montaigne sera tout yeux et
tout oreilles, prenant sans cesse en notes de minu-
tieuses observations afin de ne rien omettre. Il finira
par y trouver plus de plaisir même qu'il ne s'en était
promis, et, au cours de son excursion, il se repentira
de ne pas s'y être suffisamment préparé. Nous
surprenons sur le vif l'expression de ce mécontente-
ment, qui se fait jour dans le Journal. Au cœur de
la Suisse, sur le lac de Constance, Montaigne regret-
tera d'avoir omis trois choses : 1" de n'avoir point
amené avet lui un cuisinier pour s'instruire des
recettes allemandes et les pratiquer au retour ; 2" de
n'avoir pas pris un valet allemand ou de ne pas
s'être donné pour compagnon de roule quelque
gentilhomme du pays, afin de ne pas se trouver tout
à fait îi la merci d'un bélître de guide; 3" enfin, de
n'avoir pas lu d'avance les ouvrages qui signalent
les curiosités du pays et de n'avoir pas son Mun^lcr
dans ses coffres — nous dirions aujourd'hui notre
MONTAIGNE EN VOYAGE. 14
Joanne. — Tels sont ces regrets, que nous avons
reproduits dans leur ordre ; ils font mieux compren-
dre la façon dont Montaigne s'efforçait d'observer.
Désireux avant tout d'apprendre, il ne méprise rien
et veut tout voir sans parti pris ; il juge donc avec
impartialité. Son esprit s'arrête aussi complaisam-
ment aux détails de la vie quotidienne qu'aux traits
de mœurs et aux remarques historiques. Si les obser-
vations culinaires se mêlent aux conversations avec
les savants étrangers et tiennent autant de place
dans les notes de Montaigne, c'est |)lus par curiosité
que par gourmandise. Sans doute, il cherche son
bien-être et se propose de mettre à profit chez lui
les bons renseignements qu'il a saisis au passage ; il
sait aussi que l'humeur des gens se fait jour surtout
dans les menus incidents de l'existence, et il tient
à bien connaître les étrangers pour se mieux appré-
cier, lui et ses compatriotes.
Bàle est « une belle ville », dont les maisons sont
ornées de vitres aux fenêtres, couvertes de tuiles
bigarrées, pavées avec art et meublées avec luxe.
« f^es vins y sont fort bons », et on les boit sans eau.
Si les habitants négligent la propreté des chambres
et du coucher, ils sont, en revanche, 'excellents
cuisiniers; leur principal défaut est de trop «asséchir »
les viandes, et Monlaignc les aime « peu cuites ». Tel
est le ton ordinaire de ces remanjues ; il montre bien
que le voyageur ne trouve rien indigne de lui et
examine tout. L'esprit et le corps y tiennent égale-
ment leiM- place. Il y avait dans la ville (juelques gens
de savoir avec lesquels Montaigne ne manque pas de
converser. Il s'entretient avec le huguenot François
12 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Hotmail, Franrais réfugié à Bàle depuis 1579, avec
Simon Gryneeus, avec Théodore Zwinger, l'auteur
du Tlieatrum vitae humaaœ, avec le médecin Félix
Platier, dont l'herbier l'émerveille, et de tout cela il
lire des conclusions fort personnelles et fort nettes.
A Bade, où il se rend et où il séjourne quelques
jours pour y prendre des bains, Montaigne peut
continuer ses remarques sur la diversité des façons,
car il continue à se laisser servir « à la mode du
pays », (|uelque difticulié qu'il y trouve. Au surplus,
il en usera ainsi lani qu'il sera hors de chez lui. Les
eaux de Bade paraissent à Montaigne plus actives
que celles dont il a essayé jusqu'ici ; il en boit avec
grand effet, mais le souci de sa cure ne l'empéchc
pas de jeter les yeux autour de lui. Il est frappé de
l'empressement que la plupart des habitants, qui sont
catholiques, mettent à pratiquer leur religion, et il
se confirme dans cette opinion que la dévotion
devient plus sévère pour elle-même, quand elle
s'exerce sous le regard de l'opinion contraire.
Pendant tout le trajet qui se prolonge, même
abondance d'observations que Montaigne insère
« toutes naturelles » dans son livre de route, comme
le médecin Félix Flatter insère les plantes dans son
fameux herbier ; les unes et les autres ne perdront
pas beaucoup de leur éclat primitif. Si Montaigne
omet quelque curiosité, il n'y a pas de sa faute ; trop
souvent les gens du pays auxquels on s'adresse
« ne savent ce que vous leur demandez ». En quittant
Bade, les voyageurs suivent le Rhin, dont ils voient
la chute à SchalTouse, et, laissant à main droite
Zurich, où est la peste, ils arrivent à Constance.
MONTAIGNE EN VOYAGE. 13
Les étapes commencent à se succéder a. ;i z ;aj)i-
dement, car Montaigne iiréfère voir le pays que
séjourner longuement en un même endroit; il se
.détourne plus volontiers de la route qu'il ne s'attarde
sur place. Partant le matin sans avoir déjeuné,
« on lui apportait une pièce de pain sec qu'il man-
geait en chemin, et était parfois aidé des raisins
qu'il trouvait, les vendanges se faisant encore dans
ce pays-là et le pays étant plein de vignes. » La
cuisine continue à être agréable et appétissante,
mais les hôtelleries sont toujours mal disposées pour
le coucher ; Montaigne le constate avec humeur, car
il en est incommodé plus qu'un autre : « Si j'ai quel-
que curiosité à mon traitement, dit-il ailleurs, c'est
plutôt au coucher qu'à autre chose. » Bien nourri,
mal couché, mais chez des gens qui ne le volent pas,
argumentant, quand l'occasion s'en présente, avec
des théologiens réformés, il visite ainsi Constance,
Marckdorf, Lindau, Wangen, Isny, Kempten, Pfi'on-
ten, Fiissen, Schongau, Landsberg, non sans avoir
surpris, au passage, le secret de la fabrication de la
choucroute.
Ce n'était pas là l'itinéraire primitivement tracé :
un accident survenu au mulet dos bagages avait
obligé d'en changer et fait décider qu'on gagnerait
Trente par la voie la plus courte. Mais Montaigne
n'y ])ul tenir ; il prenait de plus en plus goût à cette
exploration et fut d'avis qu'on se permît quelques
détours « pour voir certaines belles villes d'Alle-
magne ». C'est ainsi que les voyageurs visitèrent
Augsbourg, « qui est estimée la plus belle ville
d'Allemagne, comme Strasbourg la plus forte ». Le
14 MONTAIGNE ET SES MHS.
corps de ville leur iit offrir le vin d'honneur pnr des
sergents en livrée ; on les traita comme des barons
ou des chevaliers, et Montaigne, qui avait ses raisons
pour ne pas détourner les gens quand sa vanité
trouvait son compte à leur erreur, laissa faire sans
détromper personne. Suivant sa coutume, Montaigne
employa les quatre ou cinq jours qu'il demeura à
Augsbourg à en visiter les curiosités. Mais l'hiver
qui s'avançait — on était au 19 octobn; — l'empêcha
d'aller voir le Danube, qui coulait à une journée de
là. Il fallait, sans perdre de temps, songer à gagner
le pays du soleil. La petite caravane achève donc de
traverser la Bavière, passe à Munich sans y séjour-
ner, et aborde bientôt leTyrol.
Là, on devait s'engager dans les montagnes, mais
la température continuait d'être clémente. « Nous
nous engouffrâmes tout à fait dans le ventre des
Alpes, dit Montaigne, par un chemin aisé, commode
et amusement entretenu, le beau temps et serein
nous y aidant fort. » La route dévale maintenant à
flanc de l'avins. Les sites deviennent plus pittores-
ques et Montaigne y prête une plus grande attention ;
la vue de cette nature si variée lui inspire des accents
pleins de vérité et de grâce. « Ce vallon semblait à
M. de Montaigne, écrit le secrétaire qui tient la plume
à la place de son maitre, représenter le |)lus agréable
paysage qu'il eût jamais vu, tantôt se reserrant, les
montagnes venant à se presser, et puis s'élargissant
astheure • de notre côté, qui étions à main gauche
de la rivière, et gagnant du pays à cultiver et à
1. A celle lieure, locution gasconne.
MONTAIGNE EN VOYAGE. 15
labourer dans la pente même des monts, qui n'étaient -
pas si droits, tantôt de l'autre part; et puis décou-
vrant des plaines à deux ou trois étages l'une sur
l'autre, et tout plein dé belles maisons de gentilshom-
mes et des églises. »
La ville d'Insbruck est bâtie au fond de cet
agréable vallon. Les voyageurs y séjournèrent un
peu, avant de gagner Trente, par Sterzing, Brixcn,
Kolmann, Bosen et Branzoll. La petite troupe voya-
geait encore en pays inconnu, mais chaque pas en
avant la rapprochait de l'Italie, dont Montaigne
connaissait mieux les mœurs et l'histoire, bien qu'il
n'eût pas encore visité le pays. Cette excursion à
travers un monde ignoré, au milieu de gens dont on
n'entendait pas la langue et dont les humeurs étaient
fort différentes, n'avait pourtant pas été sans char-
mes. Montaigne y prit grand i)laisir, comme il
s'amusait au défilé de toutes les choses neuves et
changeantes. Analysant ses impressions de touriste,
il disait « qu'il s'était toute sa vie méfié du jugement
d'autrui sur le discours des commodités des pays
étrangers, chacun ne sachant goûter que selon
l'ordonnance de sa coutume et de l'usage de son
village, et avait fait fort j)eu d'état des avertisse-
ments que les voyageurs lui donnaient ; mais, en ce
lieu, il s'émerveillait encore plus de leur bêtise, ayant,
et notamment en ce voyage, ouï dire que l'entre-
deux des Alpes en cet endroit était j)lein de difficultés,
les mœurs des hommes étranges, chemins inacessi-
bles, logis sauvages, l'air insupportable. Quant à
l'air, il remerciait Dieu de l'avoir trouvé si doux, car
il inclinait plutôt sur trop de chaud que de froid, et,
16 MONTAIGNE ET SES AMIS.
en tout ce voyage, jusques lors, n'avions eu que
trois jours de froid, et do pluie environ une heure;
mais que du demeurant, s'il avait à promener sa
fille, qui n'a ({ue huit ans, il l'aimerait autant en ce
chemin qu'en une allée de son jardin ; et quant au
logis, il ne vit jamais contrée où ils fussent si dru
semés et si beaux, ayant toujours logé dans belles
villes, bien fournies de vivres, de vin, et à meilleure
raison qu'ailleurs. »
Avant de quitter pour toujours cette région qui
lui agréait ainsi, Montaigne voulut même faire part
de son sentiment à quelqu'un qui put le comprendre.
Il prit pour confident François Hotman, qu'il avait
vu à Bàle, et, de Bozen, Montaigne lui mandait :
« qu'il avait pris si grand plaisir à la Visitation
d'Allemagne, qu'il l'abandonnait à grand regret,
quoique ce fut en Italie qu'il allât : que les étrangers
avaient à y souffrir comme ailleurs de l'exaction des
hôtes, mais qu'il pensait que cela se pourrait corriger
qui • ne serait pas à la merci des guides et truche-
ments, qui les vendent et participent à ce profit.
Tout le demeurant lui semblait plein de commodité
et de courtoisie, et surtout de justice et de sûreté. »
Montaigne sortait donc enchanté de cette longue
excursion, et, bien (ju'il se dirigeât vers Rome, il
eût volontiers prolongé sa route en pays inconnu,
si ses compagnons n'y avaient pas vu trop d'incon-
vénients. Il y a, à ce propos, dans le Journal de
voyage, une page bien caractéristique et qui montre
*
1. Qui a ici le sens do si, si on, que ^fontaigne lui donne
assez fréquemment.
MONTAIGNE EN VOYAGE. 17
trop clairement l'état d'esprit du philosophe pour
ne pas la citer ici. « Je crois à la vérité, dit le
secrétaire, en pariant de Montaigne, que s'il eût
été seul avec les siens, il fût allé plutôt à Cracovie
ou vers la Grèce par terre, que de prendre le tour
vers l'Italie ; mais le plaisir qu'il prenait à visiter les
pays inconnus, lequel il prenait si doux que d'en
oublier la faiblesse de son âge et de sa santé, il ne
le pouvait imprimer à nul de la troupe, chacun ne
demandant que la retraite, là où il avait accoutumé
de dire, qu'après avoir passé une nuit inquiète, quand
au malin il venait à se souvenir qu'il avait à voir une
ville ou une nouvelle contrée, il se levait avec désir
et allégresse. Je ne le vis jamais moins las ni moins
se plaignant de ses douleurs, ayant l'esprit, et par
chemin et en logis, si tendu à ce qu'il rencontrait
et cherchant toutes occasions d'entretenir les
étrangers, que je crois que cela amusait son mal.
Quand on se plaignait à lui de ce qu'il conduisait
souvent la troupe par chemins divers et contrées,
revenant souvent bien près d'où il était parti (ce
qu'il faisait, ou recevant l'avertissement de quelque
chose digne de voir, ou changeant d'avis selon les
occasions), il répondait qu'il n'allait, quant à lui, en
nul lieu que là où il se trouvait, et qu'il ne pouvait
faillir ni tordre sa voie, n'ayant nul projet que de se
promener par des lieux inconnus ; et, pourvu qu'on
ne le vit pas retomber sur même voie, et voir deux
fois même lieu, qu'il ne faisait nulle faute à son
dessein. Et, quant à Rome, où les autres visaient, il
la désirait d'autant moins voir que les autres lieux,
(lu'ellc était connue d'un chacun, et qu'il n'avait
MONTAIGNE II. 2
18 MONTAIGNE ET SES AMIS.
laquais qui ne leur put dire nouvelles de Florence et
de Ferrare. 11 disait aussi qu'il lui semblait être à
même ^ ceux qui lisent quelque fort plaisant conte,
d'où il leur prend crainte qu'il vienne bientôt à finir,
ou un beau livre : lui, de même, prenait si grand
plaisir à voyager qu'il haïssait le voisinage du lieu
où il se dût reposer, et proposait plusieurs desseins
de voyager à son aise, s'il pouvait se rendre seul. »
Ici Montaigne se montre tout entier et à nu ; en
reproduisant ces paroles, le secrétaire nous permet
déjuger des sentiments intimes de son maître. C'est
un véritable document humain sur Montaigne voya-
geur. Il va devant lui, emporté par l'attrait de
l'inconnu, grisé par le plaisir des longues chevau-
chées en pays nouveau, à travers le changement
perpétuel des sites et des hommes. La satisfaction
de voir le calme à la fois et l'instruit, lui fait
oublier même sa santé si précaire et adoucit la
douleur qui l'assaille en chemin. Il semble qu'il
suffise, pour que son corps soit en repos, que sa
curiosité se satisfasse, et, dans cette excursion, elle
trouve à chaque pas matière à s'alimenter. S'inté-
ressant à tout, tout l'attire et le retient, pourvu que
le détail soit particulier et permette une remarque
ou une comparaison. Il n'est pas besoin, pour plaire
à Montaigne, de spectacles rares ou de faits inouïs ;
ce qui est neuf l'amuse également, tant le plaisir de
la découverte le séduit. Il aime le voyage pour le
0 yage même, pour les émotions sans cesse renais-
santes que donne un perpétuel déplacement. Ce
1. De même que.
MONTAIGNE EN VOYACE. 19
qu'il voit le met en appétit de voir davantage ; plus
allègre et plus dispos que jamais, le soir, à l'étape,
il rêve de repartir le lendemain et de retrouver les
mêmes satisfactions, musant toujours aux singula-
rités de la route et préférant par caprice le chemin
des écoliers. Montaigne continue ainsi les flâneries
qu'il faisait auparavant, — et de la même sorte, —
au travers des livres ; d'une et d'autre part, il se
laisse guider par sa fantaisie, par son humeur buis-
sonnière, et, ici comme là, il retrouve cette succes-
sion rapide de mœurs si variées, si contraires, qui
viennent confirmer si fortement ce qu'il pense de
l'homme, « sujet merveilleusement vain, divers et
ondoyant ».
Quelle que fût sa préférence intime, Montaigne
s'engagea en Italie au lieu d'aller où il aurait voulu,
et se dirigea vers Rome avec ses compagnons. Après
avoir visité Trente, qui n'est « guères plaisante »,
traversé Rovére et Torbolé et vu le lac de Garde, la
première ville italienne de quelque importance où
les voyageurs abordèrent fui Vérone, d'où ils aper-
çurent Mantoue, qu'ils négligèrent. Dès ce premier
pas sur leurs terres, Montaigne put remarquer un
trait du caractère des Italiens : « ils n'ont pas faute
d'inscriptions, s'écrie-t-il, car il n'y a rhabillage de
petite gouttière où ils ne fassent mettre, et en la
ville et sur les chemins, le nom du podesta et de
l'artisan. » Puis, par Vicenze et Padoue, se détour-
nant légèrement de leur itinéraire, ils allèrent à
Venise, car Montaigne déclarait « qu'il n'eût su
arrêter ni à Kome ni ailleurs en Italie en lepos sans
avoir reconnu Venise ».
20 MONTAIGNE ET SES AMIS.
lis y séjournèrent donc pendant une semaine, et
Montaigne observa du plus près qu'il put les mœurs
de cette république célèbre. Sa première visite fut
pour le jurisconsulte Arnaud Du Ferrier, notre am-
bassadeur. C'était un dimanche matin : bien qu'il
penchât d'une façon évidente « vers les innovations
calviniennes », Du Ferrier, amena Montaigne à la
messe et le retint ensuite à diner. Nul ne pou-
vait mieux que son hôlo donner au nouvel arrivé
les renseignements nécessaires. Ambassadeur pour
la seconde fois à Venise, où il représentait la France
depuis plus de dix ans, Du Ferrier était un homme
d'une grande science, (|ue ses deux séjours dans la
ville des doges avaient mis ou courant de tout.
Causeur peu brillant, manquant de « vivacité et de
pointe », mais diplomate aux idées larges, à l'esprit
libéral. Du Ferrier apprit à son convive ce que son
expérience lui avait enseigné à lui-même. Il lui
indiqua comment il convenait de se tenir dans cette
cité soupçonneuse pour ne pas éveiller la suscepti-
bilité (iu pouvoir.
Mais Montaigne ne venait pas à Venise avec les
devoirs d'un chargé d'affaires ; il voyageait pour
s'instruire et n'avait d'autre mesure à garder que
celle de son bon goût. Lui qui, en parcourant
l'Allemagne, observait jusqu'à la façon dont on y
tournait la broche, il voulut, sur l'autre versant des
Alpes, connaître les dessous des mœurs italiennes
qui l'intéressaient si fort. Il vit de près ce monde de
la galanterie, qui donnait à Venise un caractère si
particulier, et « les plus nobles » d'entre les femmes
qui y « font trafic » de leur beauté. C'est ainsi qu'il
MONTAIGNE EN VOYAGE. 21
connut Veronica Franca, qui avait été l'une délie
princlpali et piii honorate cortigiani de la sérénis-
sime république. Celle-ci — Aspasie au petit pied ou
Ninon de Lenclos avant la lettre — avait abandonné
l'onorato mestiere pour se livrer à la poésie et aux
belles-lettres. Elle fit offrir à Montaigne un volume
de Lettres qu'elle venait de publier', comme elle
avaif dédié deux sonnets ai Henri III qu'elle vit à
Venise à son retour de Pologne. Pour reconnaître ce
présent, Montaigne fit donner deux écus à Thomme
qui le lui apporta : c'était, dit-on, le prix dont on
payait jadis des faveurs moins platoniques de la
« gentilfemme ».
Au demeurant, Venise ne produisit pas sur Mon-
taigne tout l'effet qu'il en attendait. « La police, la
situation, l'arsenal, la place de Saint-Marc et la presse
des peuples étrangers lui semblèrent les choses les
j)lus remarquables » ; pourtant il disait, en quittant
la ville, « l'avoir trouvée autre qu'il ne l'avait
imaginée, et un peu moins admirable ». S'il n'a pas
été enthousiasmé, Montaigne part aussi sans regret,
car il espère revenir à Venise et la voir encore plus
à loisir. Retournant donc sur ses pas à Padoue, la
petite troupe y laisse M. de Cazalis, ([ui « s'y arrête
en pension » pour suivre les cours universitaires, et
continuant sa route vers le sud, elle gagne Ferrare,
après avoir visité les bains d'Abano et ceux de
Batiaglia. Maintenant qu'on a quitté les montagnes,
1 . Lcttcre familiari a diversi délia S. Veronica Franca.
Polit in-quarto de viii-87 pp. La dédicace à Monseigneur
Louis d'Esté, cardinal, est datée du 2 août 1580. Le volume
était donc dans sa fleur quand Montaigne le reçut.
22 MONTAIGNE ET SES AMIS.
le paysage change, et les voyageurs suivent un
chemin « relevé, beau, plain ^ et qui doit être en la
saison plein d'ombrage ». « A nos côtés, dit Mon-
taigne, des plaines très fertiles ayant, suivant l'usage
du pays, parmi leurs champs de blés, force arbres
rangés par ordre, d'où pendent leurs vignes. »
Puis, ce sont les marais et les alluvions de l'Adige
que nos voyageurs traversent et ils parviennent à
Ferrare, après avoir passé à Rovigo.
A Ferrare, Montaigne et M. d'Estissac furent
reçus en audience par le duc x\lphonse d'Esté, pour
lequel M. d'Estissac avait des lettres d'introduction
du roi de France et de la reine-mère. Montaigne y
fit aussi une autre visite qui lui laissa une plus
pénible impression, bien qu'il n'en parle pas dans
son Journal de voyage. Il alla voir Le Tasse, déjà
enfermé comme atteint de iolie. Le spectacle de
cette belle intelligence ainsi obscurcie attrista pro-
fondément Montaigne, et il ne put s'empêcher
d'exprimer son sentiment quand les Essais reparu-
rent. « J'eus plus de dépit encore que de compas-
sion, dit le philosophe en parlant du poète dément,
de le voir à Ferrare en si piteux état, survivant à
soi-même, méconnaissant et soi et ses ouvrages,
lesquels, sans son su, et toutefois à sa vue, on a mis
en lumière, incorrigés et informes. »
Après Ferrare, Bologne, où l'on aborde par des
chemins fangeux, à travers les terrains gras de la
Lombardie. De là Moniaiane eût voulu se rendre à
Rome par Imola, la Marclie d'Ancone et Loi'ctte,
1. Plénier.
MONTAIGNE EN VOYAGE. 23
mais il parait que le pays n'était pas sur et qu'on y
commettait des vols fréquents. Il préféra tlonc pren-
dre par Florence, et il y arrivait peu après, non
sans avoir visité au préalable la somptueuse villa de
Pratolino que le grand-duc venait défaire construire.
A Florence, Montaigne observe, comme il l'a fait
ailleurs, les mêmes détails de l'existence ; il les
compare à ce qu'il a déjà appris, et le résultat de
ce parallèle n'est pas toujours à l'avantage des
Italiens, Il découvre ainsi que les logis sont moins
commodes qu'en France ou en Allemagne, que les
aliments ne sont ni si variés ni si bien apprêtés
qu'en Allemagne. L'art le touche peu ; il le charme
sans le ravir. C'est à peine si Montaigne mentionne
Michel-Ange et déclare « excellents » les chefs-
d'œuvre qui s'offrent à ses regards. Il voit le Dôme
sans s'extasier. Les mièvreries des jardins italiens
lui plaisent davantage. «Je ne sais pourquoi, déclare-
i-il, cette ville est surnommée belle par privilège ;
elle l'est, mais sans aucune excellence sur Bologne,
et peu sur Feriare, et sans comparaison au-dessous
de Venise. » Le panorama de la cité est cependant
beau à contempler du haut du Dôme. « Il fait à la
vérité, beau découvrir de ce clocher l'infinie multi-
tude de maisons qui remplissent les collines tout
autour, à bien doux ou trois lieues à la ronde, et
celte plaine où elle est assise, qui semble en longueur
.'•voir l'étendue de deux lieues, car il semble (ju'elles
se touchent tant elles sont dru semées. »
On était alors à la iin de novembre, et Montaigne
avait hâte d'atteindre Rome. Pourtant, passant à
Sienne, « il la reconnut curieusement, notamment
24 MONTAIGNE ET SES AMIS.
pour le respect de nos guerres ». Nous savons, en
effet, que le père de Montaigne avait guerroyé au
delà des monts, et le souvenir des exploits de nos
armes devait toucher particulièrement le philosophe
voyageur. Au reste. Sienne méritait qu'on la visitât ;
car, bien qu' « inégale, plantée sur un dos de colline »,
elle était du nombre des belles villes d'Italie. Mais
ensuite les étapes n'ont plus d'importance, sauf
Montalcino, que Montaigne voulut voir « pour
l'accointance que les Français y ont eu » et Pionci-
glione. Enfin, le 30 novembre, dans l'après-dinée,
les voyageurs arrivaient à Rome, après avoir cheminé
sur « un terrain nu, sans arbres », à travers un pays
« fort ouvert tout autour à plus de dix milles à la
ronde » et « fort peu peuplé de maisons » ; ils péné-
trèrent dans la Ville éternelle par la porte del Popolo,
non sans qu'on leur eût, au préalable, fait quelques
difficultés, à raison de la peste qui désolait l'Italie.
Ils descendirent à la locanda delVOrso, qui était
alors l'hôtellerie à la mode où venaient les gens de
qualité. Cet antique établissement existe encore,
mais il n'est guère fréquenté maintenant que par les
gens du commun, marchands ou rouliers. Montaigne
n'y séjourna que trois jours, jusqu'à ce qu'il eût
trouvé un pied-à-terre plus convenable. L'édilité
romaine a cependant voulu consacrer le souvenir
de ce court passage, et elle a décidé, il y a quelques
années, qu'on poserait sur ceite vieille demeure une
])laque de marbre rappelant le nom de l'hôte glorieux
qu'elle abrita si peu de temps. Cet hommage mérité
serait mieux placé sur la maison que Montaigne
habita ensuite vis-à-vis de Santa-Lucia delta Tinta,
MONTAIGNE EN VOYAGE. ^25
si l'emplacement de celle-ci pouvait être aussi sûre-
ment déterminé '. Ce fut là, en effet, que le voyageur
s'établit à Rome pour la durée de son séjour. « Nous
y étions bien accommodés, nous dit-il lui-même, de
trois belles chambres, salle, garde-manger, écurie,
cuisine, à vingt écus par mois. » Le gite trouvé, il
ne restait plus à Montaigne qu'à étudier la ville ;
c'est ce qu'il ne manqua pas de faire avec la
conscience qu'il met à satisfaire sa curiosité.
Nourri comme il l'avait été de la moelle des
Latins, Montaigne devait souhaiter voir en détail la
cité qui fut leur capitale et les traces qu'ils laissèrent
de leur passage dans le monde. Ce que Montaigne
cherche dans Rome, c'est Rome, et, à peine débar-
qué, il se plaint d'y trouver plus de Français qu'il
n'eût souhaité. Il s'efforcera donc de saisir tous les
aspects de la ville, non en antiquaire, mais en obser-
vateur avisé qui veut connaitre « les humeurs de ces
nations et leurs façons », « frotter et limer sa cervelle
contre celle d'autrui ». Archéologue, il ne l'est pas
plus qu'il n'est humaniste, et ne voyage pas à la
mode de la noblesse française « pour savoir combien
de pas a Santa Rotonda, ou, comme d'autres, com-
bien le visage de Néron, de quelque vieille ruine
de là, est plus long ou plus large que celui de quelque
pareille médaille ». S'il agit ainsi, c'est par inclina-
tion naturiîlle, et non faute de lumières ; il a, au
contraire, des notions exactes sur tous ces points et
juge bien, à première vue, (\ue la topographie de la
1. M. d'Aiicona suppose que la rnaison habitée par Mon-
taigne, en face de Sainte-Lucie, esl celle qui porte actuelle-
ment le n" 25 de la via Monte-Iirlanzo.
26 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Rome moderne diffère sensiblement de celle de la
Rome antique. « Il jugeait par bien claires apparen-
ces que la forme de ces montagnes », sur lesquelles
Rome est assise, « et des pentes était du tout changée
(le l'ancienne, par la hauteur des ruines, et tenait
pour certain qu'en plusieurs endroits nous marchions
sur le faite des maisons tout entières. Il est aisé à
juger, par l'arc de Sévère, que nous sommes à plus
de deux piques de l'ancien plancher, et, de vrai, on
marche sur la tète des vieux murs, que la pluie et les
coches découvrent. » Mais il ne cherchera pas par le
menu la preuve de cette remarque, et soyez assuré
qu'il ne se perdra pas dans l'examen de chaque
débris respecté par les âges.
Faut-il s'en plaindre? Chateaubriand' et, après
lui, Stendhal- reprochent à Montaigne, voyageant
au milieu des merveilles dont les arts avaieni couvert
l'Italie, de n'en rien dire et de ne pas nommer leurs
auteurs. Doit-on en conclure que Montaigne n'en
comprit pas les beautés et que Vesprit, comme le
veut Stendhal, empêche de sentir les chefs-d'œuvre
de l'art? Il serait plus juste de dire que la culture
intellectuelle ne s'était pas encore élevée, en France,
au niveau qu'elle avait déjà atteint en Italie, et qu'on
ne connaissait pas, de ce côté-ci des monts, le lien
étroit, indissoluble, qui relie l'un à l'autre le déve-
loppement artistique et le développement littéraire.
Tous les progrès, au physique comme au moral,
1. Chdleauhr'vdnô, Mémoires d'outre-tombe. Bruxelles, I80O,
t. IV, p. 376.
2. Slandhal, Promenades dans Rome. Paris, 1873, t. H.
p. 237.
MONTAIGNE EN VOYAGE. 27
sont solidaires, et on l'ignorait ; nos compatriotes
n'avaient pas remanjué l'influence philosophique
des beaux-arts, l'action du sculpteur ou du peintre
sur les esprits de son pays et de son temps. Mon-
taigne ne le comprit pas ; je ne sais personne alors
chez nous qui l'entendit davantage, et ce n'est
assurément pas Rabelais, venu à Rome avant Mon-
taigne sans être touché plus que lui des belles
œuvres qu'elle contenait. On considère l'art comme
un délassement, fort noble sans doute, mais sans
portée et sans influence. Évidemment 3îontaigne est
en défaut de négliger de la sorte tout un aspect de
l'àme italienne, et lui plus que personne, puisqu'il
veut, avant tout, connaître les mœurs des nations
qu'il visite, devait essayer d'en pénétrer les secrets
mobiles. Il écarte ainsi un élément indispensable pour
apprécier l'Italie, mais il n'en reste pas moins un
observateur fort consciencieux et très avisé. Son
champ d'observation est trop limité ; d'accord. En
revanche sa vue est claire, nette, et ne le trompe
pas. Nous en pourrions avoir la preuve à chaque
pas, et les notes très documentées du nouvel éditeur
du Journal de voyage ne sont ([u'un continuel hom-
niage à la véracité de l'auteur : on peut appuyer sur
bien des traits, on n'en saurait corriger que fort ]»eu,
car Montaigne voit juste du premier coup d'œil.
A tout seigneur, tout honneur. Le jour de Noël,
Montaigne alla à Saint-Pierre entendre la messe du
Pape et se trouva assez bien placé pour ne rien
laisser échapper de la cérémonie. « Il lui sembla
nouveau, et en cette messe et autres, (jue le Pape
et cardinaux et autres prélats y sont assis, et quasi
35 MONTAIGNE ET SES AMIS.
tout le long de la messe, couverts, devisant et
parlant ensemble. Ces cérémonies semblent être
plus magnifiques que dévotieuses. » Quatre jours
après, notre ambassadeur, Louis d'Abain de La
Rochepozay, qui était depuis longtemps l'ami de
Montaigne comme il était celui de Scaliger, fit donner
par le Saint-Père audience aux voyageurs et les
amena dans son carrosse au Vatican. Là, 3Iontaiiîne
vit mieux et de plus près Grégoire XIII, qui occupait
alors le siège apostolique. Il en profite pour nous
faire du pontife un portrait très précis, sans omettre,
pour cela, de détailler les minutieuses formalités du
baisement de la mule. — Elles ont fort peu changé
depuis lors. — « C'est un très beau vieillard, nous
dit Montaigne, d'une moyenne taille et droite, le
visage plein de majesté, une longue barbe blanche,
âgé lors de plus de quatre-vingts ans, le plus sain
pour cet âge et vigoureux qu'il est possible de dési-
rer, sans goutte, sans colique, sans mal d'estomac et
sans aucune sujétion ; d'une nature douce, peu se
passionnant des affaires du monde, grand bâtisseur
et en cela il laissera à Rome et ailleurs un singulier
honneur de sa mémoire ; grand aumônier, je dis hors
de toute mesure... Les charges publiques pénibles, il
les rejette volontiers sur les épaules d'autrui, fuyant
à se donner peine. Il prête tant d'audiences qu'on
veut. Ses réponses sont courtes et résolues, et perd-
on temps de lui combattre sa réponse par nouveaux
arguments. En ce qu'il juge juste, il se croit. » Toute
distance gardée, ce dernier trait pourrait s'appliquer
à Montaigne ; d'ordinaire, il se tient à son prenvor
coup d'œil. Le croquis, ici, est exact au physique et
MONTAIGNE EN VOYAGE. 29
au moral. Il y manque un trait sur la vigueur de ce
vieillard, et Montaigne n'oubliera pas de l'ajouter.
Grégoire XIII aimait beaucoup à monter à cheval et
•à parcourir ainsi la ville ; malgré son grand âge, il
montait sans le secours d'écuyer. L'ayant vu passer
de la sorte sous ses fenêtres, entouré d'une escorte
de cardinaux et de soldats., Montaigne en fut frappé
et l'ajouta sur ses tablettes.
Il était naturel que Montaigne cherchât à observer
ainsi le souverain de Rome dans les divers actes de
son ministère, au Vatican ou à Saint-Pierre, recevant
des visiteurs ou bénissant le peuple. Il était plus
naturel encore que le voyageur s'efforçât de connaî-
tre et la ville et les habitants qui la peuplaient. C'est
à cela qu'il s'employa surtout, ne laissant rien passer
de ce que lui offrait le hasard et qui pouvait l'instruire.
Il voit le supplice d'un criminel et la circoncision
d'un juif, l'exorcisme d'un spiritato et la pompe
exotique d'un ambassadeur moscovite, et à tout cela
Montaigne prête une attention également soutenue.
Mais il saisit surtout les mœurs romaines par ce
qu'elles ont d'apparent et d'extérieur. « Je ne l'ai
connue, dit-il en parlant de Home, que par son
visage public et qu'elle offre au plus chétif étranger. »
On ne trouve pas, dans le Journal de- voyage, de
description du grand monde clérical qui gouverne
l'Église ; pas de révélations à son sujet ; peu ou point
d'observations. Sous la plume de Montaigne, il n'y a
pas, comme dans les Regrets de Joachim du Bellay
par exemple, de ces fins petits croquis qui peignent
si vivement les travers des hauts personnages por~
porati, leurs passions, leur goût de l'intrigue. En
30 MONTAIGNE ET SES AMIS.
revanche, les aspects changeants de la rue sont notés
avec soin. Nulle part la promenade au Corso n'est
rendue par des traits plus vivants ; les plaisirs du
Carnaval sont animés et vus par quelqu'un qui n'en
veut rien perdre du haut de l'échafaud où il s'est
placé pour mieux regarder la foule. Comme à Venise,
Montaigne observe aussi les courtisanes romaines ;
il suit leurs manèges, fréquente leur compagnie pour
jouir de leur conversation, et prend en note leurs
prétentions, les contrastes plaisants que leur inspire
une dévotion hors de propos.
Tout ce mouvement en plein air plait à Montaigne
mais ne l'entraine pas. Il ne s'y mêle qu'autant qu'il
le veut et quand il le veut. D'ordinaire, il préfère se
livrer à un plaisir studieux et solitaire, à une pro-
menade à travers les ruines ou dans la vigna de
quelque riche propriétaire. Ce sont là deux passe-
temps qu'il adore et dont il use fréquemment. Les
vignes étaient alors un des attraits de Rome, et
Montaigne lui-même nous informe que ce sont « des
jardins et lieux de plaisir de beauté singulière ».
C'est là que le voyageur français apprit « combien
l'art pouvait se servir bien à point d'un lieu bossu,
montueux et inégal » ; car le sol de Rome est ainsi
fait et pourtant on en tire de très pittoresques
arrangements. Ces « beautés sont ouvertes à qui-
conque s'en veut servir », et les possesseurs ne sont
pas jaloux de leurs biens. Montaigne va donc tantôt
s'asseoir et deviser à la vigne du pape Jules ou à
celle de Madama, tantôt aux orti Farnesiani ou à la'
villa Cesi. Son temps se passe souvent ainsi, et il
trouve Rome « une plaisante demeure ».
MONTAIGNE EN VOYAGE.
31
On y pouvait goûter d'autres plaisirs que ceux
dont le climat est prodigue, et Montaigne ne s'en
faisait pas faute. Dans ce lieu privilégié, autour
duquel l'histoire du monde a si longtemps gravité,
la main de l'homme a entassé assez de merveilles
pour occuper les loisirs d'un touriste. Le passé y
parle à chaque pas, et il suffit de l'interroger et de
prêter l'oreille pour entendre sa voix. Vieux livres
ou vieilles pierres, Montaigne interrogera tout,
comme il se mettra en communication avec ceux
qui connaissent mieux que lui ces témoins des siècles
écoulés, il visite la Bibliothèque Valicane que gardait
alors avec un soin jaloux le savant cardinal Sirleto.
Ce n'était pas chose facile que d'en franchir les
portes ; Montaigne y parvient et devant lui les
armoires s'ouvrent à deux battants. Il voit ainsi
quelques manuscrits remarquables par leur antiquité,
notamment un manuscrit de Sénèque, un de Plu-
tarque, un de Virgile, sur lequel il fait, bien que
peu versé dans la philologie, des remarques pleines
de sens. Il voit encore d'autres volumes sérieux
à divers titres : le bréviaire de Saint Grégoire, un
manuscrit avec des corrections autographes de
saint Thomas d'Aquin « qui écrivait mal », — « une
petite lettre pire que la mienne », dit Montaigne, —
la Bible polyglotte de Plantin, un livre chinois. Il
fut conduit partout à travers cette admirable collec-
tion « et convié par un gentilhomme d'en user »
quand il le voudrait.
Mais cette fréquentation trop courte, si elle
stimulait l'ardeur d'a|)prendre de Montaigne, ne
suffisait pas pour lui donner les connaissances qui
32 MONTAIGNE ET SES AMIS.
lui manquaient. Il s'en aperçut un jour que, dînant
avec Muret et d'autres savants chez l'ambassadeur
d'Abain de La Rochepozay, il se mit à parler de la
traduction française de Plutarque par Amyot et
à vanter la fidélité du traducteur. On lui montra
par des exemples que les fautes d'Amyot étaient
moins vénielles qu'il ne le croyait. Ces doctes
propos étaient bien en situation à Rome, car nulle
part plus que là ne se trouvaient des gens capa-
bles de les tenir. Toute une génération de savants
y avait grandi, qui étudiait l'histoire des jours
anciens et s'efforçait parfois avec honneur d'en
retracer la suite. C'étaient le cardmal Gulielmo Sir-
leto, Latino Latini, Fulvio Orsini, dont Montaigne
possédait plusieurs publications dan;; sa bibliothè-
que ^ Dans cette Rome laborieuse, moins raffinée,
mais aussi moins corrompue que celle de l'âge précé-
dent, ne manquaient pas les hommes d'une haute
valeur intellectuelle, et à ces savants italiens étaient
venus s'ajouter des forestieri aussi savants qu'eux.
Montaigne y retrouvait Muret, qui avait été son
maître ; il y trouvait aussi Paul Vialard, qui occupait
une chaire à la Sapienza, et se portait mieux à Rome
qu'en France.
C'est précisément ce qui arrive à Montaigne : il se
porte mieux à Rome que chez lui, parce qu'il
a moins le loisir de s'analyser; au milieu de ces
nouveautés qui le captivent il prend moins garde
aux fluctuations de sa santé. « Je n'ai rien si ennemi
1. Notamment le Cœsar (Plantin, 1575, in-8°) et les Car-
mina novem illustrium feminaritm. Voy. P. de Noihac, La
Bibliothèque de Fulcio Orsini, pp. 29 et 68.
MONTAIGNE EN VOYAGE. 33
à nia santé, nous apprend-il lui-même, que l'ennui
et l'oisiveié ; là j'avais toujours quelque occupation,
sinon si plaisante que j'eusse pu désirer, au moins
suffisante à me désennuyer. » Pourtant les douleurs
physiques de Montaigne deviennent plus fréquentes
qu'aux premiers jours de son voyage, soit parce que
la fatigue de cette longue excursion les a éveillées,
soit parce que l'entrain du touriste décroit à mesure
qu'il s'attarde. A Rome, sa curiosité n'est plus en sa
fleur; sans avoir jamais vu la ville auparavant, il
s'y trouve presque en pays connu, tant il sait les
phases de son histoire. Au début du voyage, en
traversant des régions ignorées, dont il ne soupçon-
nait pas les usages, tout cet inconnu entrevu aux
détours de la route le transporte, l'excite, le grise
légèrement. Ici, à Rome, le sentiment est plus
profond et plus calme ; c'.est l'admiration, mêlée de
regrets, pour cette ville unique, la plus grande
qu'ait portée la terre, si imposante par les restes
d'un passé puissant.
Écoutez Montaigne parler de Rome. Tout d'abord
il essaie de comparer la Rome d'alors au Paris
contemporain. Il tente de rapprocher ces deux cités,
lorsqu'il est tout fraîchement débarqué dans l'une
d'elles, mais plus tard, quand il aura appris à mieux
apprécier Rome, il la laissera à son rang de Ville
éternelle. Un incident le contraint à étudier Rome
(le plus près. A son arrivée, il avait pris un guide
français ; voici que, pour des raisons diverses, celui-
ci abandonne le voyageur. Montaigne se pique au
jeu : il se met lui-même à l'ouvrage et visite la
ville sans aucun secours étranger ; bientùl il est de
MONTAIGNE H. 3
34 MONTAIGNE ET SES AMIS.
force à en remontrer aux ciceroni les plus habiles.
Désormais il connaît Rome et il l'apprécie. Après
de nombreux examens des ruines, après des heures
passées dans l'observation de ces témoins muets des
autres âges, il sent toute la grandeur de Rome et il
essaie de l'exprimer dans une page qui est un digne
hommage à la gloire du lieu.
« Il disait, — c'est le secrétaire de Montaigne qui
parle, mais on sent derrière lui son maître qui
lui dicte, — il disait qu'on ne voyait rien de Rome
que le ciel sous lequel elle avait été assise, et la
place de son gite ; que cette science qu'il en avait
était une science abstraite et contemplative, de
laquelle il n'y avait rien qui tombât sous les sens ;
que ceux qui disaient qu'on y voit au moins les
ruines de Rome, en disaient trop ; car les ruines
d'une si épouvantable machine rapporteraient plus
d'honneur et de révérence à sa mémoire ; ce n'était
rien que son sépulcre. Le monde, ennemi de sa
longue domination, avait premièrement brisé et
fracassé toutes les pièces de ce corps admirable, et
* parce qu'encore tout mort, renversé et défiguré, il
lui faisait horreur, il en avait enseveli la ruine
même. — Que ces petites montres de sa ruine, qui
paraissent encore au-dessus de la bière, c'était la
fortune qui les avait conservées, pour le témoignage
de cette grandeur infinie que tant de siècles, tant de
feux, la conjuration du monde réitérée à tant de
fois .à sa ruine, n'avaient pu universellement éteindre.
Mais qu'il était vraisemblable que ces membres dévi-
sagés 1 qui en restaient c'étaient les moins dignes,
1. Sans visage, sans forme.
MONTAIGNE KN VOYAGE. 35
et que la furie des ennemis de celte gloire immor-
telle les avait portés premièrement à ruiner ce qu'il
y avait de plus beau et de plus digne ; que les
bâtiments de cette Rome bâtarde qu'on allait astheure
attachant à ces masures antiques, quoi qu'ils eussent
de quoi ravir en admiration nos siècles j)résents,
lui faisaient ressouvenir proprement des nids que
les moineaux et les corneilles vont suspendant en
France aux voûtes et parois des églises que les
huguenots viennent d'y démolir. Encore craignait-ii,
à voir l'espace qu'occupe ce tombeau, qu'on ne le
reconnût pas tout, et que la sépulture ne fût elle-
même pour la plupart ensevelie. — Que cela de voir
une si chétive décharge, comme de morceaux de
tuiles et pots cassés, être anciennement arrivée à un
monceau de grandeur si excessive, qu'il égale en
hauteur et largeur plusieurs naturelles montagnes'
— car il le comparait en hauteur à la motte de
Gurson, et l'estimait double en largeur, — c'était une
expresse ordonnance des destinées, pour faire sentir
au monde leur conspiration à la gloire et prééminence
de cette ville par un si nouveau et extraordinaire
témoignage de sa grandeur. Il disait ne pouvoir
aisément faire convenir, vu le peu d'espace et de
lieu que tiennent aucuns de ces sept monts, et
notamment les plus fameux, comme le Capitolin et le
Palatin, qu'il y rangeât un si grand nombre d'cdi-
lices. A voir seulement ce qui reste du Temple de la
Paix, le long du Forum Romanuut, duquel on voit
encore la chuie toute vive, comme d'une grande
\. Il monte Testaccio. — Gurson, château appartenant au
amrquis de Trans.
36 MONTAIGNE ET SES AMIS.
montagne, dissipée en plusieurs horribles rochers, il
ne semble que de tels bâtiments pussent tenir en
tout l'espace du mont du Capitole, où il y avait bien
vingt-cinq ou trente temples, outre plusieurs maisons
privées. Mais, à la vérité, plusieurs conjectures
qu'on prend de la peinture de celte ville ancienne,
n'ont guère de vérisimilitude, son plan même étant
infiniment changé de forme, aucuns de ces vallons
étant comblés, voire dans les lieux les plus bas qui
y fussent : comme, pour exemple, au lieu du Vela-
brum, qui pour sa bassesse recevait l'égoùt de la
ville et avait un lac, s'est haut levé des monts de la
hauteur des autres monts naturels qui sont autour de
là, ce qui se faisait par le tas et monceau des ruines
de ces grands bâtiments ; et le Monle Scwello n'est
autre chose que la ruine du théâtre de Marcellus. Il
croyait qu'un ancien Romain ne saurait reconnaître
l'assiette de sa ville, quand il la verrait. Il est souvent
avenu qu'après avoir fouillé bien avant en terre, on
ne venait qu'à rencontrer la tête d'une fort haute
colonne, qui était encore en pied au-dessous. On
n'y cherche point d'autres fondements aux maisons,
que des vieilles masures ou voûtes, comme il s'en
voit au-desous de toutes les caves, ni encore l'appui
du fondement ancien ni d'un mur qui soit en son
assiette. Mais sur les brisures mêmes des vieux bâti-
ments comme la fortune les a logés, en se dissipant ',
ils ont planté le pied de leurs palais nouveaux, comme
sur des gros lopins de rochers, fermes et assurés. Il
est aisé à voir que plusieurs rues sont à plus de
1. En se désagrégeant.
MONTAIGNE EN VOYAGE. 37
trente pieds profonds au-dessous de celles d'à cette
heure. »
Tel est le sentiment de Montaigne pour Rome
quand il la connaît. Ainsi exprimée et résumée, cette
impression ressemble à celles dont Montaigne aimait
à couvrir la garde de ses livres, après une lecture
qui l'avait captivé quelque temps : comme au sortir
d'un commerce prolongé avec une œuvre maîtresse
de l'humanité. Montaigne veut se ressaisir après
avoir examiné Rome ; il cherche à coordonner et à
réunir les mouvements divers qui l'agitent et il dicte
à son secrétaire ce premier jugement. C'est Tébauche
hâtive où les émotions du peintre se montrent à vif,
palpitantes de sincérité. Dans la suite, nous trouve-
rons les divers traits de cette esquisse enchâssés
dans le.s Essais, révisés et mis au point. Maintenant
nous surprenons le sentiment de Montaigne voya-
geur, comme on surprend celui de Montaigne criti-
que, par exemple, sur la garde de son exemplaire
de César; on mesure sa passion pour la Rome anti-
que et la mélancolie qui l'envahit en présence de ces
restes dont il entend si profondément l'histoire.
Car il s'inquiète peu de la Rome pontificale : s'il
s'y mêle, c'est parce qu'il n'est pas possible d'y
vivre sans s'y mêler, mais non par goût. Ce qu'il en
apprendra se sera offert de lui-même plutôt qu'il ne
l'aura cherché. Demeurant à Rome, il en faut essuyer
les désagréments. La police papale était soupçon-
neuse et mal faite ; elle avait des exigences vexa-
toires. Montaigne n'en fut pas exempt. A peine
débarqué, on lui prend, pour les examiner, les livres
(|u'il apportait avec lui. Dans le nombre se trouvent
38 MONTAIGNE ET SES AMIS.
les Essais. Quatre mois après on lui rend ses livres,
non sans en avoir retenu quelqu'un et épluché le
sien propre. Les critiques qu'on fît des Essais étaient
anodines, et celui qui fut chargé de l'examen de
l'œuvre parait l'avoir assez mal comprise. On s'en
remit donc à la conscience de l'auteur pour « rabiller »
ce qu'il trouverait de mauvais goût. Quand Montai-
gne vint prendre congé du maestro del sacro palazzo,
on alla plus loin encore dans la voie des conces-
sions; celui-ci me pria, nous dit Montaigne, de « ne
me servir point de la censure de mon livre en laquelle
autres Français l'avaient averti qu'il y avait plusieurs
sottises ; qu'il honorait et mon intention et affection
envers l'Église et ma suffisance, et estimait tant de
ma franchise et conscience qu'il remettait à moi-
même de retrancher en mon livre, quand je le
voudrais réimprimer, ce que j'y trouverais trop licen-
cieux, et entre autres choses, les mots de fortune ' ».
En somme, l'aventure finissait à l'avantage de Mon-
taigne ; mal renseignée comme elle l'était parfois
alors, l'Église ne censura pas les Essais, et le
volume ne fut oflLîiellement mis à V Index que bien
postérieurement, par un décret du 12 juin 1676 ~.
Se terminant ainsi, ce procès de tendances ne
pouvait amoindrir l'enthousiasme de Montaigne pour
1. On reprochait à Montaigne d'avoir trop souvent employé
le mot Fortune, hasard.
2. Catalogue des ouvrages mis à /'Index contenant le nom
de tous les livres condamnés par la cour de Rome, depuis
l'invention de l'imprimerie jusqu'en J82o, avec la date des
décrets de . leur condamnation. Paris, 1826, 8°, p. 226.
L'ouvrage est interdit ubicumquc et quocumque idiomate
impressus.
MONTAIGNE EN VOYAGE. 39
la Ville éternelle. En la quittant, il emportait un
reconnaissant souvenir pour les jours qu'il y avait
vécus à visiter les ruines, dans un contiimel com-
merce avec l'antiquité. Les excursions qu'il avait
faites au dehors, à Tivoli notamment, n'étaient elles-
mêmes que des hommages au passé. Plusieurs mois
il avait pu se croire le citoyen de Kome. Il voulut
que l'illusion se prolongeât davantage : avant de
partir, il sollicita le diplôme de citoyen romain et
l'obtint à son grand contentement. « C'est un titre
vain, » dit-il ; il employa pourtant « ses cinq sens de
nature » pour qu'on le lui conférât, et, le possédant,
il s'en montra très fier, « ne fût-ce que pour l'ancien
honneur et religieuse mémoire de son autorité. » Au
reste, cette faveur n'était pas prodiguée. 3Iuret
l'obtint pour avoir célébré la victoire de Lépante. Il
est vrai qu'un autre ami de Montaigne, Juste Lipse,
se montrera plus difficile à l'endroit de cette distinc-
tion, qu'il eût acceptée si on la lui avait offerte, mais
qu'il ne veut pas qu'on sollicite pour lui. Montaigne
fit moins le renchéri, et désormais il s'écrie avec
satisfaction : « N'étant bourgeois d'aucune ville, je
suis bien aise de l'être de la plus noble qui fut et qui
sera oncques. »
Le 19 avril io<Sl, Montaigne quittait Rome après
y avoir séjourné plus de quatre mois et demi. Il la
laissait sans regret, car la séparation n'était pas
définitive. Plusieurs amis vinrent accompagner ce
départ ; puis, s'engageant sur l'ancienne via Flanii-
nia, Montaigne se dirigea au nord-est, vers Spolète,
Lorellc et la Marche d'Ancône. Il fallait traverser
les Apennins et suivre une route accidentée et pitto-
40 MONTAIGNE ET SES AMIS.
resque. Le Journal de voyage note coinplaisamment
les sites agréables entrevus en chemin. Montaigne
s'égaie aux aspects divers que prend le paysage, et
sa plume retrouve quelques-uns des mots gracieux
qu'elle avait eus auparavant pour peindre le Tyrol.
Voici un petit tableau tracé au sortir de Foiigno .
« Nous nous rejetâmes au chemin de la montagne,
où nous retrouvions force belles plaines, tantôt à la
tête, tantôt au pied du mont. Mais, sur le commen-
cement de cette matinée, nous eûmes quelque temps
un très bel objet de mille diverses collines, revêtues
de toutes parts de très beaux ombrages, de toutes
sortes de fruitiers et des plus beaux blés qu'il est
possible, souvent en lieu si coupé et si précipiteux,
que c'était miracle que seulement les chevaux puis-
sent avoir accès. Les plus beaux vallons, un nombre
infini de ruisseaux, tant de maisons et villages par ci
par là qu'il me ressouvenait des avenues de Florence,
sauf que ici il n'y a nul palais ni maison d'apparence;
et là le terrain est sec et stérile pour la plupart, là
où en ces collines il n'y a pas un pouce de terrain
inutile. Il est vrai que la saison du printemps les
favorisait. Souvent, bien loin, au-dessus de nos
têtes, nous voyons un beau village, et sous nos
pieds, comme aux antipodes, un autre, ayant chacun
plusieurs commodités et diverses ; cela même n'y
donne pas mauvais lustre que, parmi ces montagnes
si fertiles, l'Apennin montre ses tètes renfrognées et
inaccessibles, d'où on voit rouler plusieurs torrents
qui, ayant perdu cette première furie, se rendent là
tôt après dans ces vallons des ruisseaux très plaisants
et très doux. Parmi ces bosses, on découvre, et au
MONTAIGNE EN VOYAGE. 41
haut et au bas, plusieurs riches plaines, grandes
parfois à perdre de vue par certains biais du pros-
pect. 11 ne me semble pas que nulle peinture puisse
•représenter un si riche paysage. ». Pour être ainsi
crayonné rapidement, le croquis n'est pas sans
charme et montre que Montaigne, si amoureux qu'il
fût du passé, savait goûter les beautés naturelles et
essayait de les exprimer à l'occasion.
A Lorette, Montaigne ne manque pas de visiter la
Santa Casa et y fait ses dévotions. Il séjourna trois
jours dans ce célèbre lieu de pèlerinage et ne voulut
pas le quitter sans y laisser un souvenir de son
passage. Il offrit à la Madone un tableau d'argent
représentant le donateur, sa femme et sa iîlle age-
nouillés et placés sous la protection de Notre-Dame.
Au-dessous une inscription latine rappelait les noms
des personnages ainsi figurés. Ensuite, traversant
Ancone, Senigaglia, Fano, Fossombrone, Urbin,
puis Florence, où il repasse sans séjourner, Pistoie
et Lucques, Montaigne arrive aux bains délia Villa,
où il vient faire une cure que le mauvais état de
sa santé rendait nécessaire.
Montaigne est malade et son humeur s'en ressent.
Nous savons que le journal de son voyage est aussi
celui de sa santé ; nous savons que la médecine y
joue un grand rôle et s'y mêle à tout. Ici, elle prend
le pas sur toute chose. Le récit du séjour de Mon-
taigne aux bains n'est plus (\ue le récit de son trai-
tement ; c'est la suite de ces petits papiers, de ces
« brevets », sur les(jucls il analysait minutieusement
j)our lui-même ses propres soutï'rances et qu'il ne
destinait pas au public. Plaignons le pauvre grand
42 M'INTAIGNE ET SES AMIS.
homme et ne nous attardons pas avec lui à examiner
la nature de ses sécrétions. Montaigne s'installe aux
eaux le plus commodément qu'il peut, et y demeure
— avec quelques intervalles — quatre mois environ,
du 8 mai au 12 septembre 1581. Il se drogue et se
met au régime avec conviction. Sans doute, il
observe toujours ce qui se passe autour de lui,
prenant en note les particularités dont il ne veut
pas perdre le souvenir ; mais son grand souci est
en lui-même. Sa curiosité, moins alerte, et son
esprit, moins dispos, s'abandonnent moins volon-
tiers aux délassements extérieurs. Sa santé le préoc-
cupe trop pour qu'il prenne plaisir au défilé des
choses. Il a des tristesses, des mélancolies ; un
matin, en écrivant à celui qui fut plus tard le cardinal
d'Ossat, il se mit à songer si longuement à La Boétie
que ce souvenir douloureux lui fit grand mal.
Pourtant il se distrait, et, pour cela, il essaie des
moyens les plus divers. Montaigne donne un bal à
ceux qui, comme lui, sont en traitement, et leur
offre ensuite à souper. Il garde même, parmi les
convives, l'improvisatrice Divizia, pauvre paysanne
qui avait le génie poétique et avait déjà fait beaucoup
de vers en l'honneur du voyageur. Le hasard aussi
lui offre quelques occasions de se dérider. Montaigne
dut sourire bien ironiquement quand les médecins
qui soignaient le neveu du cardinal Cési vinrent
le prier d'entendre leurs avis, pour les départager,
et de prendre ensuite une décision que le patient
devait suivre. Pauvre neveu ! D'autres fois, Mon-
taigne fait des excursions au dehors ; il revienf à
Pistoie et à Florence, où il demeure quelques jours ;
MONTAIGNE EN VOYAGE. 43
il y voit plusieurs articles intéressants et étudie
les particularités de la vie florentine, qu'il n'avait
qu'entrevues auparavant. Il visite Pise et y séjourne
assez pour en apprécier les curiosités et lier connais-
sance avec quelques gens de savoir. Ensuite, traver-
sant Lucques pour la seconde fois, il revient faire
aux bains délia Villa une deuxième cure qui dure
un mois entier.
Montaigne s'y trouvait lorsque, le 7 septembre
au matin, on lui remit des lettres de M. du Tauzin,
écrites de Bordeaux le 2 août précédent, et lui
annonçant que, la veille, il avait été élu maire par
le Corps de ville. Certes, il était bien loin de s'atten-
dre à un pareil honneur qu'il n'avait pas bi'igué, et
auquel il voulait tenter de se soustraire. Pour le
moment, ce choix venait à la traverse des projets
du voyageur. Cinq jours après, Montaigne quittait
les eaux et, descendant vers le sud, il se dirigeait
par Sienne et Viterbe, vers Kome, où il arriva le
dimanche 1" octobre. Son séjour y fut de courte
durée, car, en arrivant, il y avait trouvé la lettre
par laquelle les jurats de Bordeaux lui notifiaient
officiellement son élection et le priaient de venir
sans retard auprès d'eux. Abandonnant donc la
pensée qu'il avait eue de visiter l'extrémité méri-
dionale de l'Italie, Montaigne laisse Rome au bout
de quinze jours, employés à préparer ce départ
définitif, et regagne la France. Son frère Matte-
coulon et M. d'Estissac, au contraire, y demeurent.
Montaigne revient donc sur ses pas et refait, sans
se presser toutefois, une partie du chemin qu'il
avait précédemment parcouru. Il revoit Bonciglione,
44 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Sienne, Lucques et remonte vers le nord. Parvenu à
Sarzana, il se demande s'il fera un crochet vers Gènes
pour se rendre à Milan ; mais, outre que les chemins
ne sont pas surs, il ne veut pas trop se détourner de
sa route. Montaigne traverse Pontremoli. Fornoue,
Plaisance, Marignan et Pavie, et atteint Milan le
jeudi 26 octobre. Il n'y reste qu'un jour ; d'ailleurs,
la ville ressemble assez à Paris et a beaucoup de
rapports avec les villes de France. On n'y trouve pas
les beaux palais de Rome ou de Florence, mais elle
l'emporte en grandeur et l'affluence des étrangers
n'y est pas moindre qu'à Venise. De là, Montaigne
se dirige sur Turin, qu'il trouve ni trop bien bâti ni
trop agréable, et, cette étape franchie, le voyageur
n'a guère plus qu'à passer les Alpes pour atteindre
la France.
Maintenant Montaigne se hâte, et à mesure qu'il
s'approchera de chez lui, la longueur du trajet lui
paraîtra plus ennuyeuse. La dernière émotion est
de gravir le mont Cenis, encore esl-elle fort peu
dangereuse : « c'est un plaisant badinage, mais sans
hasard aucun ». « Je passai, nous dit-il, la montée
du mont Cenis moitié à cheval, moitié sur une chaise
portée par quatre hommes, et autres qui les rafraî-
chissaient. Ils me portaient sur leurs épaules. La
montée est de deux heures, pierreuse et malaisée à
chevaux qui n'y sont accoutumés, mais autrement
sans hasard et difficulté ; car la montagne se haus-
sant toujours en son épaisseur, vous n'y voyez nul
précipice ni danger que de broncher. Sous nous,
au-dessus du mont, il y a une plaine de deux lieue?,
plusieurs maisonnettes, lacs et fontaines, et la posic ;
MONTAIfiNE EN VOYAGE.
45
point d'arbres, ou bien de l'herbe et de? pré? rpii
servent en la douce saison. Lors, tout était couvert
de neige. »
De ce côté-ci des monts, Montaigne traverse
Chambéry, passe le Rhône et va à Lyon par Saint-
Rambert. Lyon lui plut beaucoup, aussi y séjourna-
t-il une semaine entière ; mais cette distraction fut
la seule qu'il s'accorda. Reprenant aussitôt sa route,
il traverse la petite ville industrieuse de Thiers,
renommée pour ses fabriques de couteaux et de
cartes à jouer, et passe à Clermont-Ferrand et à
Limoges, où il s'arrête légèrement. Enfin, après
avoir traversé Périgueux, il arrivait à Montaigne le
jeudi 30 novembre 1581, après une absence qui avait
duré, ainsi qu'il le constate lui-même, dix-sept mois
et huit jours. L'année précédente, à pareil jour, il
entrait à Rome.
Si, en débarquant chez lui, Montaigne conservait
encore l'espoir de se soustraire à l'honneur dont les
suffrages de ses compatriotes l'avaient investi et qui
avait hâté son retour, son illusion dut être de courte
durée. En effet, le roi de France était intervenu pour
manifester son sentiment sur cette désignation et
dire comment il entendait que les choses se passas-
sent. Henri III, qui ignorait le retour de Montaigne
et le croyait toujours en Italie, lui écrivit une lettre
qui ne laissait subsister aucun doute à cet égard.
« Monsieur de Montaigne, disait le roi, pour ce que
l'ai en estime grande votre fidélité et zélée dévotion
à mon service, ce m'a été plaisir d'entendre que vous
ayez été élu major de ma ville de Rordeaux, ayant
eu très agréable et confirmé ladite élection et d'autant
46 MONTAIGNE ET SES AMIS,
plus volontiers qu'elle a été faite sans brigue et en
votre lointaine absence. A l'occasion de quoi mon
intention est, et vous ordonne et enjoins bien expres-
sément, que sans délai ni excuse reveniez au plutôt
que la présente vous sera rendue faire le dû et service
de la charge où vous avez été si légitimement appelé.
Et vous ferez chose qui me sera très agréable, et le
contraire me déplairait grandement» •. C'était un ordre
formel et sans réplique ; il n'y avait qu'à se soumet-
tre : c'est ce que Montaigne fit.
1. Paris, le 25 novembre 1581. Suscription : à Monsieur de
Montaigne, chevalier de mon ordre, gentilhomme ordinaire de
ma chambre, estant de présent à Rome. — Découverte par
Buchon aux archives de Bordeaux, cette lettre a été publiée
par lui dans sa notice littéraire sur la Chronique des seigneurs
de Foix et de Béarn. — Voy. aussi Champollion-Figeac,
Documents historiques inédits, t. II, p. 483 ; le D"" Payen,
Documents inédits sur Montaigne, p. 28 ; Griin, Vie publique
de Montaigne, p. 209.
CHAPITRE II
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX
En quel étot Montaigne trouva-t-il les choses à
Bordeaux et en Guyenne, au retour de son long
voyage ? Comment son élection s'élait-elle effectuée?
Pourquoi ses concitoyens l'avaient-ils choisi pour
maire, lui absent, et fort peu soucieux d'accepter
une pareille charge ? Pourquoi enfin le roi lui-même
intervint-il et commanda-t-il au nouvel élu de se
soumettre aux suffrages du Corps de ville de Bor-
deaux ? Nous essaierons de le dire et de déterminer
quelle était la situation en Guyenne au moment de
cette entrée en fonctions.
Le maréchal de Bii-on, auquel 3Iontaigne allait
succéder comme maire de Bordeaux, avait mécon-
tenté à peu près tout le monde. Les Bordelais lui
reprochaient de les traiter avec une rigueur parfois
hors de saison et voyaient sans regrets approcher la
lin de celte magistrature. Les derniers mois furent
pleins de tiraillements. Ses qualités mêmes susci-
taient des ennemis à Biron : très valeureux, trop
ardent à la lutte, sa vaillance lui avait aliéné le roi
de Navarre et la reine Marguerite. Ceux-ci ne
s'entendaient guère entre eux ; tous deux s'unirent
pourtant pour combattre Biron. Chargé de s'opposer
aux empiétements du loi de Navarre, le maréchal
48 MONTAIGNE ET SES AMIS.
l'avait fait avec beaucoup de courage et une fortune
assez heureuse pour qu'Henri de Navarre ne lui
pardonnât pas des avantages, d'ailleurs fort iionora-
blement acquis. Leur caractère était aussi bouillant,
aussi téméraire, et, comme dit Brantôme, « de capri-
cieux à capricieux et de brave à brave, malaisément
la concorde y règne ». Quant à la reine, Biron, un
jour, lui manqua gravement d'égards : passant avec
sa troupe sous les murs de Nérac, où Marguerite se
trouvait alors, il avait fait tirer trois coups de canon
sur la ville. A bon droit offensée de cette hardiesse,
la reine en garda k son auteur un vif ressentiment.
L'effet de ces animosités ne tarda pas à se res-
sentir. Le vent était maintenant à la pacification.
Harcelé par Biron, Henri de Navarre avait dû
faire intervenir le duc d'Anjou auprès du roi de
France. Sur les instances de sa sœur bien-aimée
la reine Marguerite, le duc d'Anjou avait bien
voulu s'entremettre, et il eut au Fleix, chez le
marquis de Trans, une conférence avec son beau-
frère le roi de Navarre. Les résultats en furent
pacifiques. Henri III, qui ne savait plus guère quel
moyen employer pour mettre fin aux troubles et qui
passait alternative.nent de la rigueur à l'indulgence,
accepta cette trêve avec empressement. Seul, Biron
ne s'en montra pas satisfait. Mécontent sans doute
de voir lui échapper le fruit des avantages acquis
par sa bravoure, trop ardent pour savoir se contenir
dans ses ambitions, il envoyait sans cesse au roi
des nouvelles alarmantes. On l'accusait même de
stimuler par-dessous mains le zèle des catholiques
et de favoriser leurs entreprises, ce qui irritait
MONTAIGNE MAIRE DK ROUDEAUX. 49
Henri III. Biron avait beau protester de ses inten-
tions d'obéir loyalement à son niaitre et parler des
services rendus, sa présence en Guyenne entravait
la politique qu'on y voulait suivre, et, pour ce
motif, il importait que le maréchal allât ailleurs.
C'est dans de semblables circonstances qu'eut lieu
l'élection de maire de Bordeaux, le l*"" août 1381.
Biron, sentant qu'on voulait le « bailler en holocauste
et sacrifier pour apaiser les dieux contraires » ', et
qu'on méditait de l'éloigner, désirait vivement être
réélu dans ses fonctions. Une première fois déjà, il
avait été continué comme maire de Bordeaux, et de
nouveaux suffrages, en resserrant ce lien, eussent
peut-être retardé son départ de la Guyenne. Le
maréchal s'efforçait donc d'amener ce résultat. Sans
se montrer dans la ville, il y faisait défendre sa
candidature par ses partisans, se promettant bien
de paraître lorsqu'il en serait besoin. Henri HI l'en
empêcha, sans doute à l'instigation du roi de Navarre.
« Sire, écrit le maréchal au roi de France -, pour la
crainte que j'avais qu'on fit quelque remuement à
Bordeaux, à l'élection de cette mairie, j'étais quasi
prêt de m'y acheminer, de peur de quelque inconvé-
nient, afin que je ne fusse en peine de m'excuser,
mais ayant reçu les lettres de Votre Majesté et voyant
qu'elle y envoie, je me suis arrêté en ce lieu (à Biron),
afin que le roi de Navarre ne trouve aucun prétexte. »
\. Lettre de Biron à Henri HI, du 27 avril 1581 (Archives
historiques de la Gironde, t- XIV, p. 182).
2. Lettre de Biron à Henri IH, du 27 juillet 1581 (Ibid.,
t. XIV, p. 191).
MONTAIG.NC M. 4
oO MONTAIGNE ET SES AMIS.
Le plan de cette campagne n'échappait pas à celui-
ci. Henri de Navarre avait les yeux fixés sur Biron,
et lui-même écrivait de son côté : « Nous sommes
assez avertis (que le maréchal) est maintenant à faire
ses pratiques, pour la mairie de Bordeaux, de laquelle
il sort ce premier d'août, prétendant se faire conti-
nuer ou substituer son fils, ou bien le sieur de Duras
ou quelque autre fait à sa poste'. » Ainsi déjoué,
Biron ne put réussir : ni le père ni le fils ne furent
élus. Les Bordelais leur préférèrent Montaigne, et ce
choix cadrait trop parfaitement avec les préoccupa-
lions du moment pour croire qu'il fut tout à fait
spontané.
Sans doute, en portant ses suffrages sur Montaigne,
le Corps de ville de Bordeaux avait voulu honorer la
renommée naissante de son compatriote. Il est permis
de croire qu'il n'y eût pas si effectivement songé
si on n'avait eu le soin de lui rafraîchir la mémoire.
Certes, Montaigne ne prit aucune part à la brigue,
mais ses amis, le marquis de Trans, Henri de
Navarre lui-même, stimulèrent apparemment la bonne
volonté des Bordelais et leur rappelèrent les mérites
de l'absent: l'un et l'autre portaient assez de sympa-
thie à Montaigne pour activer, s'il en fut besoin, une
élection qui secondait leurs vues.
Henri de Navarre souhaitait la paix et il voulait
(jue les idées de conciliation pénétrassent dans les
esprits sous les auspices d'hommes modérés. Il dési-
1. Lettre de Henri de Navarre à M. de Beliièvre, du 6 juillet
1581. Lettres missives de Henri IV, publiées par Berger de
Xivrey, t. I, p. 286.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. ol
rail aussi maintenir sa situation en Guyenne et ne se
souciait pas que l'apaisement des passions lut nuisi-
ble à son autorité. Pour appliquer la nouvelle politi-
que, il ne fallait pas être antipathique à sa personne.
Ne pouvait-il pas compter sur Montaigne à cet égard?
Jusque-là, Montaigne ne s'était inféodé à aucun parti
et le soin qu'il avait pris de ne servir d'aucun côté
ne l'avait rendu suspect à personne. Peut-être qu'il
y avait aussi, de la part du roi de Navarre, un calcul
plus secret. Bordeaux était la clef de la Guyenne.
Maîtresse par sa situation du haut et du bas de la
Garonne, c'était une position très importante sur
laquelle les protestants avaient les yeux fixés ; à elle
seule, elle valait mieux que toutes leurs autres pos-
sessions. Comment ce philosophe, accoutumé jusqu'a-
lors à la vie retirée et fort peu fait pour l'action,
allait-il se tirer de ses nouvelles fonctions ? Sans
doute, le souci de cette place importante ne pesait
pas tout entier sur lui seul ; pourtant sa charge était
assez haute pour qu'un manque de vigilance pût
avoir, dans des circonstances critiques, les consé-
quences les plus graves. Si le roi de Navarre nourrit
jamais l'espoir caché de profiter d'une pareille non-
chalance, l'avenir vint le désabuser.
Montaigne n'accepta pas sans hésitation d'être
maire de Bordeaux. Lui aussi se demanda s'il était
bien fait pour une pareille charge, et peut-être l'eùt-
il refusée si une haute intervention ne l'avait contraint
d'accepter. En rentrant chez lui de son voyage
d'Italie, le 30 novembre 1381, il trouva une lettre
du roi Henri III, du 23 du même mois, qui le pres-
sait de remplir ces fonctions. Déjà nous avons
O^ MONTAIGNE ET SES AMIS.
reproduit le texte de cette missive et on a pu voir
que le langage en était trop net et, en même temps,
trop flatteur pour que Montaigne ne s'y conformât
pas aussitôt. Comme Henri de Navarre, le roi de
France voyait un grand avantage à ce qu'un homme
qui ne s'était pas mêlé aux discordes civiles fût
ainsi placé à la tète de la municipalité bordelaise.
Henri III connaissait Montaigne, qui était chevalier
de son ordre et gentilhomme de sa chambre et lui
avait déjà donné des preuves de son dévouement.
Aussi le roi était-il en droit de compter sur le zèle
du nouveau maire de Bordeaux.
Montaigne accepta donc les fonctions que ses
concitoyens lui avaient confiées. Moins de quatre
mois après nous le voyons figurer, en sa qualité de
maire, dans une enquête au sujet des enfants aban-
donnés, et, détail à noter, celui qui a été si souvent
accusé de ne pas porter d'affection à ces petits êtres
y prend leur défense et les protège. Voici à quelle
occasion. Lorsque les Pères de la Compagnie de
Jésus vinrent s'établir à Bordeaux et entrèrent en
possession des bàiiments et des revenus du prieuré
de Saint-James, ils n'y avaient été admis que sous
certaines conditions dont l'une était de recevoir les
enfants trouvés et de les faire élever à leurs frais.
Les Jésuites n'assumèrent pas longtemps cette charge
et s'en acquittèrent assez mal . Peu après, ils passaient
contrat pour un prix modique avec un nommé Noël
Lefèvre, qui s'engageait, moyennant une redevance
de quarante écus par an, à assurer l'élevage des
enfants abandonnés. Celui-ci apporta moins de con-
science encore à accomplir ses engagements, si bien
MONTAIGNE MAIKE DE BORDEAUX. 53
qu'il s'ensuivit une assez grande mortalité des nou-
veau-nés. C'est alors que le Corps de ville s'émut
et se réunit pour interroger Lefévre. Les réponses
de celui-ci ayant été fort peu satisfaisantes, le maire
et les jurais édictèrent des mesures très sensées pour
s'assurer que les enfants trouvés recevraient une
nourriture suffisante, donnée par des personnes
honorables, et pour empêcher qu'il y eût des sup-
pressions à l'avenir. Cette délibération fait le plus
grand honneur à ceux qui la prirent et ouvre digne-
ment l'administration de celui qui l'inspira '.
Pourtant, après être demeuré si longtemps éloigné
de chez lui, Montaigne prenait plaisir à se retrouver
là où s'étaient écoulées les années les plus heureuses
de son existence ; il avait besoin de reprendre pos-
session de lui-même et de se retremper dans un
repos réparateur. La première lettre de lui en qualité
de maire qui nous soit parvenue est destinée à
excuser son absence auprès des jurais de la ville de
Bordeaux. « Vous avez mis tout l'ordre qui se pou-
vait aux affaires qui se présentaient, leur écrii-il le
21 mai 1382, c'est-à-dire plus de cinq mois après sa
rentrée à Montaigne '2. Les choses étant en si bons
termes, je vous supplie excuser encore pour quelque
temps mon absence que j'accourcirai sans doute
1. Ernest GauUieur, Histoire du Collège de Guyenne,
p. 359 et o6o. Décision du 13 mars lo82.
2. Découverte par M. Gustave Brunet aux Archives de la
ville de Bordeaux et publiée par lui dans le Bulletin du
Bibliophile, juillet 1837. — Voy. aussi Champollion-Figeac,
Documents inédits, t. IL, p. 484 : — D"" Payen, Documents
inédits ou peu connus sur Montaigne, 1847, p. 19 ; — Griin,
Vie publique de Montaigne, p. 245.
5-i MONTAIGNE ET SES AMIS.
autant que la presse de mes affaires le pourra per-
mettre. J'espère que ce sera peu ; cependant vous
me tiendrez, s'il vous plait, en votre bonne grâce et
me commanderez, si l'occasion se présente, de
m'employer pour le service public. » Le besoin ne
parait pas s'être fait immédiatement sentir. La
Guyenne était alors moins troublée qu'auparavant
et l'office de Montaigne était surtout honorifique.
Quel était le caractère véritable des fonctions de
maire de Bordeaux au moment où Montaigne en fut
investi ? L'origine de cette charge est fort ancienne :
elle remonte tout au moins au commencement du
xni" siècle, et nous ne saurions mentionner, même
brièvement, les modifications qui y furent apportées
dans la suite des temps. Disons seulement qu'au
début le maire de Bordeaux était élu par les jurats
de la ville et qu'il en fut ainsi jusqu'en 1 îjG I . A partir
de cette date, le maire fut nommé par le roi d'Angle-
terre, puis par le roi de France quand la Guyenne
cessa d'appartenir aux Anglais. C'est Henri II, en
1350, qui rendit de nouveau la mairie de Bordeaux
élective, en restituant à cette ville les privilèges
qui lui avaient été enlevés après la révolte de la
Gabelle, en 1548. Nous avons déj|i vu que Pierre
Eyquem fut un des premiers maires nommés de celte
manière. Depuis lors, toutes ses anciennes franchises
avaient fait peu à peu retour au Corps de ville, et
lorsque Michel de Montaigne fut désigné par le
suffrage de ses concitoyens, l'autorité du maire
n'avait plus ta souffrir d'aucun démembrement.
En fait, les fonctions de maire devinrent alors
plus honorifiques qu'actives. Pour en rehausser
MONTAIGNK MAIKE DE liOROEAUX. 55
l'éclat, les Bordelais les avaient confiées à des
hommes de guerre, Lansac, Montferrand ou Biron,
que leur devoir de veiller à la tranquillité du pays
éloignait, fréquemment de Bordeaux. Peu à peu
ceux-ci laissèrent aux jurats tout le souci de la police
intérieure de la cité, se contentant de figurer dans
les cérémonies publi({ues entête du Corps de ville
ou de prendre en mains les intérêts de Bordeaux
quand il s'agissait de quelque affaire d'importance.
La réalité de l'administration quotidienne avait ainsi
été dévolue aux jurats, hien que le pouvoir du maire
n'eût pas été amoindri. Mais les Bordelais aimaient
les pompes municipales ; aussi fallait-il que leurs
élus s'entourassent de magnificence quand ils devaient
se montrer en public, et qu'ils eussent à leur tête
quelque personnage de marque. « Il y a devant
eux, quand ils sont en corps, relate complaisamment
la Chronique bourdeloise, quarante archers du cuet
couverts de belles casaques d'écarlate, et tous les
officiers de la ville ; Monsieur le Maire, vêtu d'une
robe de velours blanc et rouge, avec les parements
de brocatelle, marche deux ou trois pas avant les
dits sieurs jurats, et iceux sieurs marchent deux à
deux, et le procureur et le clerc de ville, qui sont
du corps aussi, de même au dernier rang, avec leurs
robes et chapperons de damas blanc et rouge. Aux
entrées des gouverneurs, les dites robes sont de satin
blanc et rouge ; aux entrées des rois, de velours
blanc et rouge, doublé de tafetas rouge, et celle de
Monsieur le Maire de bi'ocatellr' '. » Tel est le décor
1. Supplément des chroniques de la noble ville et cité de
Roiirdrnus, par Jean iJarna!. Bordeaux, 1640, in-4°, 1" 23 v°.
56 MONTAIGXt; ET SES AMIS.
dans lequel on peut se figurer Montaigne ; il montre
tout ensemble la vigueur de l'esprit municipal à Bor-
deaux et aussi l'éclat que de semblables représenta-
tions avaient pris. Les Bordelais en étaient fiers à plus
d'un titre et se plaisaient à cette ostentation. Peu
de cités déployaient autant de pompe, et le chroni-
queur bordelais note avec complaisance qu' « à pré-
sent cela a beaucoup plus de lustre, selon le jugement
des personnes qui ont vu les autres villes ».
Il semble donc que Montaigne eût pu accepter
sans hésitation la désignation de ses concitoyens,
car la contrainte qui devait en résulter pour lui-
même ne paraissait pas devoir être considérable.
Mais, outre que sa santé le préoccupait, il redoutait
d'enchainer sa liberté de quelque manière que ce
fût. L'exemple de son père, qn'il avait eu sous les
yeux, l'en détournait davantage. Dans les périodes
troublées, l'office de maire pouvait, en effet, entraî-
ner de périlleuses responsabilités. « Toute la ville
se reposait principalement sur lui, » comme le dit la
Chronique, et c'était a lui d'apaiser le tumulte ou de
pourvoir à la sûreté des habitants. Un tel devoir
était bien fait pour effrayer Montaigne, d'autant que
l'administration de son père avait causé de nombreux
tracas à celui-ci. A l'époque où Pierre Eyquem fut
appelé à la mairie, Bordeaux était encore privé de
plusieurs de ses droits, comme cité rebelle. Homme
de conscience, le nouveau maire n'avait pas accepté
seulement les honneurs de la charge qu'on lui offrait;
il en comprenait aussi les dangers. Il s'était promis
de se dévouer aux intérêts de ses compatriotes, et il
le fit avec tant d'ardeur que sa santé en fut ébranlée.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. S7
S'il admirait la noblesse de cet exemple domestique,
dont il sentait tout le prix, Montaigne ne voulait pas
l'imiter. Il accepta l'office qu'on lui offrait, mais il
prévint ceux qui l'avaient élu du choix qu'ils avaient
fait. « A mon arrivée, dit-il, je me déchiffrai fidèle-
ment et consciencieusement tout tel que je me sens
être : sans mémoire, sans vigilance, sans expérience
et sans vigueur ; sans haine aussi, sans ambition, sans
avarice et sans violence : à ce qu'ils fussent informés
et instruits de ce qu'ils avaient à attendre de mon
service. » Et, comme le souvenir du pèi'e n'avait pas
nui au choix du fils, Moniaiirne eut bien soin de
prévenir ses compatriotes qu'il ne comptait pas
prendre sa charge si à cœur. « Je leur ajoutai bien
clairement, nous dit-il lui-même, que je serais très
marri que chose quelcon(iue fit autant d'impression
en ma volonté, comme avaient fait autrefois en la
sienne (celle de son père leurs affaires et leur ville
pendant qu'il l'avait en gouvernement, en ce même
lieu auquel ils m'avaient appelé. » De la sorte, les
Bordelais se trouvaient bien et dûment avertis. Pour
le connaître, ils n'avaient pas à attendre leur nou-
veau maire à l'œuvre. Voyons cependant comment
il réalisa ce pronostic.
Les premiers temps de la mairie de Montaigne
furent très calmes. Le vent était à la conciliation
des |)artis, et le maréchal de Matignon, qui avait
succédé à Biron comme lieulenant-général du roi en
Guyenne, n'était pas homme à exciter les passions
dans son gouvernement. Il avait beaucoup de finesse
et d'habileté, et sa bravoure ne man(|uail pas de tact.
Brantôme, (jui n'aimait pas Matignon, déclare quQ
58 MONTAIGNE ET SES AMIS.
celui-ci « balluit froid » autant que Biron « battait
chaud », mais il reconnait aussi que « c'était le capi-
taine le mieux né et acquis à la patience » qu'il eût
jamais vu. Soldat heureux autant que politique
consommé, Matignon avait été de bien des façons
mêlé aux affaires de son temps et s'était distingué
par son courage et par sa réserve. C'était donc bien
l'homme qu'il fallait pour essayer de pacifier la
Guyenne; nul n'y pouvait travailler nn'eux que lui.
Comment s'y employa-t-il et pourquoi ses efforts
demeurèrent-ils impuissants? Nous le saurons en
détail quand la correspondance du maréchal aura
été mise au jour '. Les documents qui émanent de
lui, nous feront mieux connaître Matignon, et préci-
seront les traits dominants de son caractère : sa
prudence habile, son courage plein de ressources.
Tel que nous le connaissons, nous pouvons dire
que son rôle en Guyenne fut le plus conciliant qu'il
put. C'en était assez pour que Montaigne secondât
Matignon dans toute la mesure de sa charge et
s'attachât à lui avec une déférence affectueuse. Tous
deux s'étaient rencontrés déjà au siège de la Fére.
.l'ignore s'ils y avaient noué des relations étroites.
Quand les devoirs de leurs destinées les rappro-
chèrent de nouveau, ils agirent toujours de concert
pour faire triompher la concorde et la paix.
Pendant les premiers temps de sa mairie, on ne
suit guère la trace de Montaigne. Les documents se
1. Elle est conservée tout entière dans les archives princières
de Monaco, et la publication doit en être entreprise à brève
échéance.
MONTAIGNE MAIHE DE BORDEAUX. 59
taisent, apparemment parce qu'ils n'ont rien à enre-
gistrer et que les événements se déroulent dans un
ordre naturel. Quand on rencontre le nom du
nouveau maire, c'est pour l'accomplissement d'un
office de courtoisie relovant de sa charge. Le jeudi
8 février 1582, il vient à Cadillac, accompagné des
jurats, saluer le roi et la reine de Navarre, qui s'y
trouvaient de passage •. Marguerite quittait alors la
cour de son mari, où elle devait si peu reparaître,
pour se rendre à la cour de France, et Henri de
Navarre la conduisait jusqu'en Poitou, où la reine-
mère viendrait à la rencontre de sa fille. Ce même
jour, le roi et la reine de Navarre tinrent sur les
fonts baptismaux une fille du comte de Gurson, fils
du marquis de Trans, l'ami de Montaigne, puis le len-
demain vendredi, dans l'après-dînée, ils reprirent
leur route vers Coutras et Saint-Jean-d'Angély.
Quelques jours auparavant, le vendredi 26 jan-
vier 1582, Montaigne assistait également, en sa
qualité de maire, à la séance solennelle d'ouverture
de la nouvelle Cour de Justice de Guyenne que le
roi avait instituée à Bordeaux. Un article de la
convention signée au Fleix par le duc d'Anjou et
Henri de Navarre portait, en effet, qu'il serait établi
à Bordeaux une Chambre de Justice composée de
membres tirés des autres parlements du royaume et
du Grand Conseil, au nombre de quatorze, y com-
pris deux présidents, un avocat général et un pro-
\. Journal de François de Syrueilh, chanoine de Saint-
André de Bordeaux, archidiacre de Blaije (dans les Archive^
historiques de la (iironde. t. XIII, p. 336\
GO MONTAIGNE ET SES AMIS.
cureur général, et chargés de juger définitivement
toutes causes, procès, différents et contraventions
concernant le dernier Édit de pacification, dont la
connaissance avait précédemment été attribuée à la
Chambre tripartie du Parlement, c'est-à-dire compre-
nant un tiers de membres protestants. C'était une
atteinte aux prérogatives du Parlement de Bordeaux.
Malgré les démarches de celui-ci, cette nouvelle
Cour de Justice arriva à Bordeaux au commencement
de io82 et s'y installa solennellement dans le
couvent des Jacobins. Elle était formée d'hommes
distingués et choisis avec soin, dont les plus émi-
nents étaient le président Pierre Séguier, les
conseillers Claude Dupuy, Jacques-Auguste de
Thou, Michel Hurault de l'Hospital, petit-fils du
grand chancelier et gendre du président de Pibrac,
l'avocat général Antoine Loisel et le procureur
général Pierre Pithou. C'est Antoine Loisel qui
parla dans la séance d'ouverture. Il y prononça une
remontrance intitulée De Vœil des rois et de la
justice; Montaigne, qui l'entendit, prit plaisir à la
noblesse de son langage et lui fit compliment de la
modération de ses sentiments. C'est bien la modé-
ration que les juges de la Cour devaient préclier en
Guyenne, en essayant d'y faire triompher la légalité.
On avait désigné pour cela des magistrats zélés
pour le bien public, droits et intégres, fermes et
conciliants. Des hommes aussi distingués s'empres-
sèrent de rechercher la société de Montaigne, dont
la renommée était déjà éclatante. ïl se lia de la sorte
a-vec Antoine Loisel et Pierre Pithou, car on ne
pouvait guère être l'ami de l'un sans devenir l'aini
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 61
de l'autre, avec les conseillers Claude Dnpny et
Jacques-Auguste de Thou, qui rassemblait alors les
matériaux de sa grande histoire. De Thou lui-même
en rend le témoignage ; il reconnaît qu'il « tira bien
des lumières de Michel de Montaigne, alors maire
de Bordeaux, homme franc, ennemi de toute con-
trainte, et qui n'était entré dans aucune cabale ;
d'ailleurs fort instruit de nos affaires, principalement
de celles de la Guyenne, sa patrie, qu'il connaissait
à fond » '.
Cette juridiction nouvelle était destinée à « purger
les provinces et rendre justice à un chacun sur les
lieux ». On espérait désarmer les partis en attribuant
à chacun ce qui lui était dû et en faisant respecter
la loi par tous. Il n'en fut rien : non par la faute des
magistrats, dont la compétence était haute et l'im-
partialité hors de conteste, mais parce que cette
facilité de plaider éveilla les instincts processifs des
habitants et fit naître bien des contestations qui
n'eussent pas été soulevées si elles avaient dû se
trancher moins aisément. Le nombre des affaires
ainsi entamées fut considérable et les magistrats
firent preuve de zèle en les examinant avec soin. Il
n'est guère de personnage en vue à cette époque qui
n'ait été appelé devant eux. Montaigne, lui aussi, fut
du nombre. Dans un volume en parchemin qui
contient le Registre des dépôts des procès civils et
criminels faits au greffe de la Chambre de Justice
1. Mémoires de la vie de Jacques-Auguste de Thou, con-
seiller d'Etat et président à mortier au Parlement de Paris
(traduits du latin en français). Uolterdam, 1711, in-4", p. 58.
62 MONTAlGNb; ET SES AMIS.
pendant le cours de ses quatre sessions en Guyenne,
on voit inscrit, sous la date du 25 mai 1582, un
procès ainsi spécifié : Pour Bertrand de Strasboury
contre Michel de Montaigne^. Quel était le deman-
deur et que réclamait-il ? Montaigne était-il défen-
deur en son nom personnel ou comme maire de
Bordeaux ? Je l'ignore, car aucune autre indication
n'accompagne celte mention. Il convient pourtant
de la relever. Serait-ce là une trace sommaire d'une
unique contestation survenue à ce grand ennemi de
la chicane ? Montaigne se vantait de n'avoir jamais
eu de procès et préférait un mauvais arrangement
à un débat juridique. Peut-être transigea-t-il avec
son adversaire, par horreur de la discussion ? En
tout cas, la procédure entamée eut quelque impor-
tance, à en croire un petit renseignement supplé-
mentaire indiquant que les pièces remplissaient
quatre sacs à procès. Peut-être encore que c'était
là une des préoccupations de Montaigne lorsqu'il
écrivait la lettre datée du 21 mai de la même année,
que nous avons citée plus haut et qu'il adressait aux
jurats de Bordeaux.
Aux termes de l'édit qui les organisait en Cour de
Justice, les magistrats envoyés en Guyenne devaient
« servir deux ans entiers au dit pays » et changer
« de lieu et séance de six mois en six mois ». C'est
pour obéir à cette injonction que, lorsque la période
réglementaire de leur séjour à Bordeaux fut écoulée,
ils se rendirent à Agen, puis à Périgueux et enfin à
1. E. Brives-Gazes, La Chambre de Justice de Guyenne
en 1383-1384, Bordeaux, 1874, p. 4, note 1.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 63
Saintes. La séance de clôture de leurs trnvaux, à
Bordeaux, eut lieu le 22 août 1582, et elle fut aussi
solennelle que l'avait été l'audience d'ouverture.
Comme au début, Antoine Loisel y prit la parole :
il continua à parler de la justice, mais il rendit,
en traitant son sujet, un hommage particulier à
cette Guyenne qu'il avait appris à connaître et aux
hommes de loi qu'elle avait produits. Il salua les
noms des magistrats éminents qui en étaient origi-
naires : Ranconnet, Bouhier, La Chassaigne, Ferron,
Alesme, Mal vin, La Boétie, Montaigne, et d'autres
qu'il énumère avec complaisance. Un tel langage
dut charmer Montaigne, d'autant que l'orateur sem-
blait faire une allusion plus prolongée à lui. « Encore
qu'aucuns des dessus dits ne soient points natifs de
Bordeaux, disait Loisel, si les puis-je néanmoins
appeler Bordelais, selon les lois et statuts de la ville,
en ce qu'à l'exemple des deux plus célèbres villes
du monde, Rome et Athènes, vous n'estimez pas
moins vos bourgeois allectos in civitatem vestram^
que sont les propres et originaires citoyens natifs en
icelle, les faisant tous également participer et leur
communiquant vos principaux honneurs de mairie,
jurades et autres dignités et offices de la ville. »
Faire entendre en même temps que Montaigne
était tout ensemble maire de Bordeaux et citoyen
romain, on ne pouvait tourner un plus aimable
compliment ! Rien ne nous indique que Montaigne
ait assisté à l'audience où Se tint un langage si
llatteur pour lui. Aussi, |)ar un surcroit d'attention,
Loisel, adressa-t-il sa harangue à Montaigne avec
une lettre plus expresse encore, et, quand il l'im-
64 MONTAIGNE ET SES AMIS.
prima, il la lui dédia '. « Monsieur, disait alors Loisel
à Montaigne, si vous prîtes quelque contentement
d'ouir ce que je dis à l'ouverture de notre première
séance, comme vous m'en fites dès lors quelques
démontrances, j'espère que vous en recevrez autant
ou plus en lisant ce que je vous envoie avec la
présente. D'autant mèmement que vous y trouverez
plus de particularités de vos ville et pays de Bor-
delois. Comme de fait je ne saurais à qui mieux
adresser cette clôture qu'à celui qui étant maire et
l'un des premiers magistrats de Bordeaux est aussi
l'un des principaux ornements non seulement de la
Guyenne, mais aussi de toute la France, je vous
prie donc la recevoir d'aussi bon cœur que je vous
l'envoie. »
Cet hommage spontané, venant d'un homme si
éclairé, toucha grandement Montaigne. Il ne voulut
pas demeurer en reste de politesse, et, quelques
années plus tard, lorsqu'il donna une nouvelle
édition des Essais, il ne manqua pas d'en adresser
un exemplaire à Loisel. Lui aussi mit en tête le
témoignage de sa gratitude et il écrivit ces lignes^,
1. Antoine Loisel, De l'œil des rois et de la justice. Paris,
Langelier, 1395. in-S". La dédicace est placée à la fin de la
brochure. On la retrouve également dans le recueil de ses
harangues que Loisel publia, en 1603, sous le titre de La
Guyenne, mais elle y est insérée de telle sorte qu'on peut
croire qu elle s'applique à la troisième harangue, tandis qu'elle
concerne la seconde.
2. Cette dédicace manuscrite et autographe se lit en tête d'un
précieux exemplaire des Essais i^édition de 1388), qui, après
avoir fait partie des livres de M. de Lignerolles, est actuelle-
ment conservé dans la bibliothèque d'un amateur bordelais,
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 65
qui rappellent le passé : « C'est mal se revancher des
beaux présents que vous m'avez fait de vos labeurs,
mais tant y a que c'est me revancher le mieux que
je puis. Monsieur, prenez, pour Dieu, la peine d'en
feuilleter quelque chose, quelque heure de votre
loisir, pour m'en dire votre avis, car je crains d'aller
en empirant ». La revanche de Montaigne était aussi
flatteuse que la dédicace de Loisel.
Revenons à la mairie de Montaigne. Je me suis
attardé à cet échange de bons procédés parce qu'il
est un trait des mœurs des hommes érudits d'alors :
le langage respectueux de Loisel montre la haute
considération dont on entourait l'auteur des Essais,
la réponse bienveillante de celui-ci prouve qu'il
n'était pas oublieux des offices courtois qu'on lui
rendait. En sa qualité de maire, Montaigne alla à
Paris, à cette époque, pour une mission dont je ne
saurais préciser ni la date ni l'objet. La Chronique
bourdeloise, qui enregistre ce fait, dit simplement :
« Monsieur de Montaigne, maire, envoyé en cour
pour les affaires de la ville, avec amples mémoires
et instructions. » Quel était le but de cette démarche ?
quel en fut le résultat? Sans nul doute il s'agissait
d'obtenir quelque exemption pour la ville ou la
confirmation d'un avantage. Qu'est-ce que Montaigne
était chargé d'obtenir ? Y réussit-il ? Faut-il attribuer
à ses efforts la confirmation des privilèges des bour-
geois, de Bordeaux que le roi Henri III signa, en
M. Henri Bordes. — Voy. la notice que le D"" Payen a consa-
crée à ce volume dans ses Recherches sur Montaigne, \ï° 4.
Paris, 1856, in-8°.
MONTAIGNE II. 5
66 MONTAIGNE ET SES AMIS.
juillet 1583, à la demande du maire et des jurais de
la ville? Rien ne contredit à cette hypothèse, qui
parait vraisemblable, mais rien aussi ne spécifie le
rôle que Montaigne put bien jouer en tout ceci.
Mentionnons encore un autre détail qui a son
importance, bien qu'il ne nous soit pas entièrement
connu. On lit le passage suivant dans une lettre
qu'Henri III adressait à Matignon, le 9 mai 1383:
« Combien que la permission qui a été expédiée au
maiie de Bordeaux de bâtir sur la place qu'il prétend
lui appartenir près de mon château Trompette ait été
faite en conséquence des précédentes, toutefois ayant
vu le mémoire que m'a présenté le baron de Vaillac
sur ce fait, et considéré aussi ce qu'il m'en a repré-
senté de bouche, j'ai estimé devoir, pour le bien de
mon service et la sûreté du dit château, duquel
dépend celle de ma dite ville de Bordeaux, surseoir
l'exécution de la dite permission, jusqu'à ce que j'aie
encore informé plus particulièrement et au vrai de
la conséquence d'iceile. Au moyen de quoi vous
défendrez de ma part au dit maire de s'en aider
jusqu'à ce que j'en aie autrement ordonné, et m'en-
voyerez un plan fait au vrai du dit château et de la
dite place, où 'a distance qui est entre l'un de l'autre
sera spécifiée ; et me manderez aussi ce qu'il vous
semble qui s'en doit faire, et si le contenu au mémoire
présenté par le dit baron de Vaillac est véritable et
si vous jugez qu'il fût à propos de révoquer la dite
permission de bâtir en la dite place. Je serai content
l'acheter du dit maire, afin qu'il n'ait occasion de
se plaindre, car je ne désire lui faire aucun tort;
partant vous lui en pourrez faire ouverture, si vous
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 67
jugez qu'il soit besoin, et me manderez sa réponse K »
Comment ce différend se régla-t-il ? Nous verrons
quelle fut la réponse de Matignon. C'était là une des
difticultés qui surgissaient parfois entre le maire de
Bordeaux et le gouverneur du château Trompette.
Pendant que la ville était privée de ses privilèges,
le gouverneur du château Trompette avait été investi
de prérogatives exceptionnelles, comme celle, par
exemple, de garder les clés de la ville, qui étaient
auparavant entre les mains du maire et des jurais.
Pour rendre ces droits au Corps de ville, souvent il
fallait donc en priver le capitaine du château, et cela
n'allait pas sans peine. Le baron de Vaillac,
notamment, n'était pas homme à se laisser dépouiller
sans défense. Plein de ressources, il mettait tout en
œuvre pour sauvegarder ses intérêts. Nous verrons
un peu plus tard, à la fin de la mairie de Montaigne,
comment s'acheva, assez piteusement, l'exercice de ce
gouverneur du château Trompette.
Les pouvoirs de Montaigne, comme maire, arri-
vaient à expiration le 31 juillet 1583, c'est-à-dire au
moment où le roi confirmait, à la demande du maire
etdesjurats, les privilèges des bourgeois de Bordeaux.
De perpétuelle qu'elle était à l'origine, Henri II, en
la rétablissant, avait fait bisannuelle la chariïe de
maire de Bordeaux. Élu le 1*"" août 1381, Montaigne
é'.ait donc soumis à une élection nouvelle, car le
maire sortant pouvait être continué dans ses fonc-
tions. Il fut réélu ; le maréchal de Biron avait précé-
demment eu cet honneur ; il en fut de même pour
1. Bibliothèque nationalts Cabinet des Manuscrits, Fonds
français, n» 3337, f" 3, V.
68 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Montaigne. En définitive, il avait rempli soigneuse-
ment son office. Les temps, à la vérité, étaient relati-
vement calmes, mais Montaigne avait su défendre,
quand il en était besoin, les intérêts de la cité qu'il
dirigeait ; il ne s'était pas refusé aux démarches
nécessaires pour assurer la sauvegarde de ses fran-
chises. Montaigne méritait donc d'être maintenu à un
poste qu'il occupait avec plus de conscience qu'il
n'avait promis d'en montrer. Son amour du repos
avait été mis à une moins dure épreuve qu'il ne le
redoutait au début; aussi accepta-t-il sans contrainte
cette nouvelle marque de confiance de ses conci-
toyens K
Cette deuxième élection de Montaigne fut pourtant
attaquée. Quelques mécontents se plaignirent, non
tant de Montaigne que des jurais dont' la nomination
avait coïncidé avec la sienne. Ils adressèrent au roi
une requête « tendant à ce que l'élection faite le
premier jour d'août de la personne du sieur de
Montiigne, pour être continué maire de la dite ville
les deux années prochaines après l'avoir été les deux
précédentes, et que l'élection aussi faite le même jour
des personnes des sieurs de Budos, de Lapeyre et
Claveau pour être nouveaux jurais de la dite ville
1. Menlionnons, pour être complet, un fragment d'inscrip-
tion, datée de 1581, où te nom de Montaigne est mêlé à ceux
des jurais. Découverte en 1864, la plaque de marbre qui le
contient fait actuellement partie du Musée lapidaire de Bor-
deaux ; une moitié seulement en ayant été sauvée, elle est
trop incomplète pour qu'on puisse déterminer à quelle occasion
elle fut posée. Voy. Compte rendu des travaux de la Com-
mission des monuments et documents historiques de la
Gironde {exercice 1862 à i864). Bordeaux, 1865, in-8°, p. G9.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. GO
seront l'une et l'autre déclarées nulles et abusives, et
comme telles cassées et annulées, et, ce fait, être
procédé à nouvelle élection d'autres maire et jurats
de ladite ville '. » Henri III consulta son Conseil
d'État sur cette prétention, et, comme les moyens
invoqués contre Montaigne étaient mal fondés, les
membres du Conseil s'empressèrent de demander que
le maire de Bordeaux fût mis hors de cause. Ils
proposèrent son maintien au roi, « bien estimant,
dit la délibération, pour aucunes bonnes considéra-
tions qu'il sera bon que l'élection du dit Montaigne
pour cette fois demeure confirmée et lui continué en
la dite charge de maire, les deux ans qui lui sont
prorogés, sans ce tirer à conséquence, défendant
aux habitants de Bordeaux de plus user de semblables
prorogations en l'élection dudit maire outre et par
dessus les deux ans qui sont à ce préfixés par l'ordon-
nance du feu roi Henri en l'an 1550, sinon que par
expresse concession de Sa Majesté il leur fut permis
en user ainsi. »
Quant aux jurais attaqués, le Conseil d'État
décidait, le 4 février 1584, qu'ils devaient être assi-
gnés devant lui pour être entendus, et le roi, par
un mandement signé le même jour à Saint-Germain-
en-Laye, leur ordonnait d'obéir à cette injonction
et leur défendait, en attendant, « de s'immiscer en
ladite charge de jurats ». Ceux-ci voulurent députer
à la cour le procureur-syndic de la \ille pour y
défendre leurs intérêts, mais le maréchal de Mati-
gnon jugea bon de ne permettre à personne d'oban-
1. Alphonse Griin, La vie publique de Montaifjne, étude
biographique. Paris, 1855, in-8", p. 256.
70 MONTAIGNE ET SES AMIS.
donner son poste à Bordeaux. Le clerc de ville de
Pichon se contenta d'adresser au roi, au nom ou
Corps de ville, une requête exposant que les statuts
avaient été parfaitement observés à l'élection des
jurats mis en cause et que le service public souffrait
grandement de leur suspension K Consulté à cet
égard, le maréchal de Matignon prit la défense des
jurats de Bordeaux, et l'affaire parait s'être terminée
peu après à la satisfaction des intéressés -.
La période qui s'ouvrait ainsi pour Montaigne fut
plus agitée que la précédente. Les premiers mois
furent encore tranquilles, mais les partis commen-
çaient à se remuer. Les impôts surtout étaient mal
répartis, et, partant, rentraient fort mal. Le peuple
se plaignait. Moins d'un mois après sa réélection, le
31 août 1383, Montaigne devait, de concert avec
les jurats, adresser au roi une remontrance qui
prouve clairement que le mal empirait à Bordeaux
et aussi dans le ressort de la sénéchaussée de
Guyenne. Au milieu de réclamations particulières,
sur lesquelles nous reviendrons, il lui fallait pré-
senter quelques considérations générales sur les
1. Requête du 5 mars 1584. Bibliothèque nationale, cabinet
des manuscrits, collection de Harlay, n" 3297, f" 154. — Griin.
La Vie publique de Montaigne, p. 258.
2. Lettres de Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy,
ministre et secrétaire d'Etat, écrites à Jacques de Matignon,
maréchal de France, depuis l'année loSI jusquen l'année
io96. Montélimar, in- 12, xxxvi' lettre, p. 100. et xxxviiMet-
tre, p. 103. — Rectiflons une hypothèse erronée de Griin. S'il
n'est plus question, dans les lettres de Villeroy, d'un jurât, le
sieur de Budos, c'est parce qu'il mourut à la fin de mars ou
au commencement d'avril de la même année.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 71
besoins du pays, et il le fit dans un langage plein
de dignité et d'un véritable amour du bien public.
Nous reproduirons ici quelques-uns de ces passages
qui font honneur à celui qui les a signés et prouvent
combien il savait prendre à cœur l'intérêt de ses
concitoyens. « En premier lieu, jaçoit que ^ par les
ordonnances anciennes et modernes de Votre Majesté,
conformes à la raison, -toutes impositions doivent
être faites également sur toutes personnes, le fort
portant le faible, et qu'il soit très raisonnable que
ceux qui ont les moyens plus grands se ressentent
de la charge plus que ceux qui ne vivent qu'avec
hasard et de la sueur de leur corps, toutefois il
serait advenu, puis quelques années et même en la
présente, que les impositions qui auraient été faites
par votre autorité, outre le taillon et cens et gages
des présidiaux, tant pour les extinctions de la traite
foraine et subvention, réparation de la tour de
Cordouan, paiement de la Chambre de Justice et
frais de l'armée de Portugal, suppression des élus,
que reste des années précédentes, les plus riches et
opulentes familles de ladite ville en auraient été
exemptes pour le privilège prétendu par tous les
officiers de justice et leurs veuves, officiers de vos
finances, de l'élection, vice-sénéchaux, lieutenants,
officiers de la vice-sénéchaussée, officiers domes-
tiques de Votre Majesté et des roi et reine de
Navarre, officiers de la chancellerie, de la moimaie,
de l'artillerie, montepaie des châteaux et avitailleurs
d'iceux, et, d'abondant, par arrêt de votre cour du
Parlement sollennellement prononcé le fi" jour d'avril
1. Jaçoit que, déjà soit que, bien qu'il soit que.
72 MONTAIGNE ET SES AMIS.
de la présente année, tous les enfants des présidents et
conseillers de votre cour auraient été déclarés nobles
et non sujets à aucune imposition. De sorte que,
désormais, quand il conviendra imposer quelque
dace ou imposition, il faudra qu'elle soit portée par
le moindre et le plus pauvre nombre des habitants
des villes, ce qui est du tout impossible, si par Votre
Majesté il n'y est pourvu de remèdes convenables,
comme les dits maire et jurais l'en requièrent très
humblement Comme par la justice les rois
régnent et que par icelle tous états sont maintenus,
aussi il est requis qu'elle soit administrée gratuite-
ment et à la moindre foule du peuple que faire se
peut. Ce que Votre dite Majesté connaissant très
bien et désirant retrancher la source du principal
mal aurait par son édit très saint prohibé toute
vénalité, d'offices de judicature, toutesfois, pour
l'injure du temps, la multiplication des officiers serait
demeurée, en quoi le pauvre peuple est grandement
travaillé, et même en ce que, puis un an en ça, les
clercs des greffes en la dite ville et sénéchaussée
auraient été érigés en titre d'office avec augmentation
de salaire ; et, ores que du commencement il n'y eût
apparence de grande altération au bien public, tou-
tesfois il y a été connu depuis et se voit journelle-
ment que c'est une des grandes foulles et surcharges
au pauvre peuple qu'il ait souffert piéça : d'autant
que ce qui ne coûtait que un sol en coûte deux, et,
pour un greffier qu'il fallait payer, il en faut payer
trois, savoir est : le greffier, le clerc et le clerc du
olerc ; de façon que les pauvres, comme n'ayant le
moyen de satisfaire à tant de dépenses, sont contraints
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX.
73
le plus souvent quitter la poursuite de leurs droits,
et ce qui devrait être employé à l'entreténement de
leurs familles ou à subvenir aux nécessités publiques,
est, par ce moyen, déboursé pour assouvir l'ambition
de certains particuliers, au dommage du public —
Et, de tant que la misère du temps a été si grande,
puis le malheur des guerres civiles, que plusieurs
personnes de tous sexes et qualités sont réduites à la
mendicité, de façon qu'on ne voit par les villes et
champs qu'une multitude effrénée de pauvres, ce qui
n'adviendrait si l'édit fait par feu de bonne mémoire
le roi Charles, que Dieu absolve, était gardé, conte-
nant que chaque paroisse serait tenue nourrir ses
pauvres, sans qu'il leur fût loisible de vaguer
ailleurs. A cette cause, pour remédier à tel désordre
et aux maux qui en surviennent journellement, plaira
à Votre Majesté ordonner que le dit édit, qui est
vérifié en vos cours de Parlement, sera étroitement
gardé et observé, avec injonction à tous sénéchaux
et juges des lieux de tenir la main à l'observation
d'icelui, et que, en outre, les prieurs et administra-
teurs des hôpitaux, lesquels sont la plupart de fonda-
tion royale, qui sont dédiés pour la nourriture des
j)élerins allant à Saint-Jacques et autres dévotions,
soient contraints, sur peine de saisie de leur temporel,
nourrir el héberger les dits pèlerins pour le temps
porté par la dite fondation, sans qu'ils soient
contraints aller mendier par la ville, comme il se fait
journellement, au grand scandale d'un chacun...*.»
1. Cette remontrance a été découverte par M. d'Etcheverry,
archiviste de la ville de Bordeaux, et publiée par M. Jules
Delpit, dans le Courrier de la Gironde du 21 janvier 1856.
74 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Ce langage était singulièrement courageux et
hardi, malgré les protestations de fidélité qui
étaient de style en pareil cas. On y retrouve quel-
ques-unes des idées chères à Montaigne, et dont
l'exposition diffère assez avec l'allure ordinaire de
ces documents. Je ne sais si elles furent partout
bien accueillies : une pareille liberté de parole dut
mécontenter grandement ceux qu'elle attaquait, et
surprendre ceux à qui elle s'adressait. Montaigne
savait sans doute que sa fidélité était assez éprouvée
pour qu'on lui permit de s'exprimer de la sorte. Il
est vrai aussi que Montaigne, pour faire passer ses
réflexions, prend soin de les rattacher à des faits qui
sont de son ressort, de les entremêler de réclama-
tions n'ayant qu'une portée locale. Il parle de la
réparation de la tour de Cordouan, à laquelle plus
tard il contribuera dans la sphère de ses moyens. Il
se plaint des taveriiiers et cabaretiers qui s'arrogent
le droit de vendre du vin sans l'autorisation du maire
-et des jurais ; il se plaint encore du gouverneur du
château Trompette qui empiète sur les droits du Corps
de ville pour les gardes et les rondes et s'approprie
certaines places qui ne lui appartiennent pas, mais
sont à la cité, quoique le maréchal de Matignon
reconnaisse le bien-fondé des prétentions de Bor-
deaux. Tout ceci prouve que Montaigne s'occupait
du détail de son office ; il y parait surtout qu'en
mêlant ainsi les choses, les signataires de la remon-
Voy. aussi liechcrcJtes sur Montaiync, docuinents inédits,
recueillis et publiés par le D"" J.-F, Payen. N" 4. Paris. 1836,
jn-8% p. 58.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. iO
trance espéraient faire accepter ce qu'elle renfermait
de hardi et d'un peu hors de leurs attributions.
Au milieu des préoccupations les plus hautes,
Montaigne, en effet, ne perdait pas de vue les devoirs
quotidiens de sa charge. Sans parler des corps de
métiers bordelais, qui demandèrent des statuts nou-
veaux ou des règlements particuliers — parchemi-
niers, bouchers, épingliers — et sur lesquels le
maire et les jurats devaient se prononcer, nous
retrouvons Montaigne, à cette date, remplissant
un office qui lui agréa certainement. Il s'agissait
d'approuver le règlement du Collège de Guyenne.
Élie Vinet, principal du Collège de Guyenne après
André de Gouvéa, voulant fixer définitivement le
programme d'études inauguré par son prédécesseur
et auquel lui-même se conformait, le résuma en
quelques pages pour le faire imprimer. Auparavant,
il fallait soumettre cet opuscule aux magistrats
municipaux, qui devaient en approuver la publica-
tion. C'est ce qui eut lieu. A la fin du petit volume
de Vinet, nous trouvons, en latin, la constatation
de ce fait. En voici la traduction : « L'an de grâce
1583, le 10 septembre, les autorités de la ville de
Bordeaux, Michel de Montaigne, chevalier de l'ordre
du roi, maire ; Godefroi d'Alesmes, Jean Galopin,
Pierre Reynier, Jean F^apeyre, Jean Claveau, jurats ;
et avec eux Gabriel de Liirbe, procureur-syndic de
la même cité, et Richard f^ichon, clerc de ville,
s'étant réunis, suivant la coutume, à la maison
commune de la ville, et le syndic de Lurbe ayant
fait un rapport sur le petit livre qui a pour litre :
Le ColU'gc de Guyenne, les membres du Corps de ville
76 MONTAIGNE ET SES AMIS.
ont approuvé le livre et ont été d'avis qu'il fallait le
publier le plutôt possible, pour que la règle observée
jusqu'à aujourd'hui dans leur collège de Bordeaux
lut bien connue et ne put jamais s'altérer facile-
ment. » Certes, Montaigne fut heureux de donner,
de concert avec la jurade, cette marque d'affection à
son vieux collège. Et, avant la fin de l'année, l'impri-
meur des Essais, Simon Millanges, imprimeur royal
de la ville de Bordeaux et lui-même ancien régent
du collège, mettait au jour le petit volume, précédé
d'une préface explicative d'Élie Vinet et suivi de
l'approbation des magistrats bordelais •.
Les infractions à la convention du Fleix devenaient
de jour en jour plus fréquentes en Guyenne. Le
parti du roi de Navarre avait repris des forces et
l'inaction commençait à lui peser ; aussi s'agitaii-il
volontiers, et son chef, qui commençait lui-même à
trouver la prudence de Matignon un peu trop clair-
voyante, n'empêchait pas ces tentatives aussi rigou-
reusement qu'il l'eût pu, prêt à profiter de toutes
les causes de mécontentement des populations. Le
principal commerce de Bordeaux se faisait alors
par la rivière : la libre communication avec les villes
situées en amont ou en aval sur la Garonne intéres-
sait donc grandement la prospérité de la cité. Voici
que les habitants du Mas de Verdun se refusaient à
laisser passer devant leur ville les bateaux chargés
qui descendaient vers Bordeaux. Montaigne et la
jurade bordelaise s'en émurent. Ils rédigèrent aussi-
tôt une remontrance fort nette, adressée au roi de
J. Sur cet opuscule, voy. ci-dessus, t. I, p. 27.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 77
Navarre, en sa qualité de gouverneur de la Guyenne,
dans laquelle ils exposaient combien cette voie de
fait aggraverait encore la situation déjà si misérable
des populations de cette région. Montaigne profitait
de cette circonstance pour reproduire hardiment
quelques-unes des réclamations présentées au roi de
France, sur le paiement des soldats et de la Chambre
de Justice rétribués jusqu'alors par le peuple suc-
combant sous le poids do ses charges *. Ce langage
ne dut pas sembler en sa place à l'égard d'un prince
qui n'était, à tout prendre, que le gouverneur de la
Guyenne. Les membres du Corps de ville de Bor-
deaux se contentèrent donc d'appeler l'attention du
prince sur le seul fait litigieux et sur les conséquen-
ces directes qu'il pouvait avoir. Ils le firent avec bon
sens et avec énergie. Ils désignèrent Montaigne et
de Lurbe pour se rendre vers le roi de Navarre et
leur donnèrent des pouvoirs dans ce sens. « Ils remon-
treront au dit seigneur roi de Navarre, disait la
requête emportée par les envoyés, que les provinces
et villes ne peuvent être maintenues et conservées en
leur état sans la liberté du commerce, laquelle, par la
communication libre des uns avec les autres, cause
que toutes choses y abondent et, par ce moyen, le
laboureur, de la vente de ses fruits, nourrit et entre-
tient sa famille, le marchand trafique des denrées et
l'artisan trouve prix de son ouvrage, le tout pour
supporter les charges publiques ; et d'aulant que le
1. Ce projet, découvert par M. d'Etcheverry, a été publié par
M. Dosquet dans le Compte rendu des travaux de la Commis-
sion des monuments et documents historiques du département
de la Gironde pour l'année lHo4-W!jr), p. 41.
78 MONTAIGNE ET SES AMIS.
principal commerce des habitants de cette ville se fait
avec les habitants de Toulouse et autres villes qui
sont sises sur la Garonne, tant pour le (ait des blés,
vins, pastels, poissons que laines, etque les dits maire
et jurais ont été avertis par un bruit commun que
ceux du Mas de Verdun sont résolus, sous prétexte
de défauts de paiement des garnisons des villes de
sûreté octroyées par TÉdit de pacification, d'arrêter
les bateaux chargés de marchandises, tant en montant
qu'en descendant par la (iite rivière de Garonne, ce
qui reviendrait à la totale ruine de ce pays '. »
Henri de Navarre ne voulait pas mécontenter la
municipalité bordelaise et ne se souciait pas davan-
tage d'éteindre l'ardeur de ses partisans. Il recom-
manda donc de prendre patience d'une et d'autre
part, et répondit à Bordeaux une de ces lettres comme
il savait les faire, pleine de politique sous un appa-
rent abandon, protestant de ses sentiments person-
nels, mais s'accusant d'impuissance. « Messieurs,
•disait-il, vous ayant toujours porté une affection
particulière et en volonté de vous gratifier par-dessus
tous autres, je suis très marri de ce que maintenant
je ne le puis faire selon mon désir, en ce que le
sieur de Montaigne, votre maire, et Delurbe, votre
procureur et syndic, m'ont requis de votre part, vous
priant de ne l'imputer à aucune mauvaise volonté,
mais à une urgente nécessité. Car vous pouvez assez
i. Remontrance du 10 décembre io83, publiée d'abord par
Champollion-Figeac, dans les Documents historiques inédits
pour servir à l'histoire de France, 1843, in-4° t. II, p. 485.
Cf. Payen, Documents, p. 2'6, el Nouveaux Documents, \). 43;
GriJn, Vie publique de Montaigne, p. 262.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 79
juger que les soldais étant en garnison au\' villes de
sûreté qui sont pauvres et mal garnies de commodités
sont réduits à la fin pour n'avoir rien reçu depuis
quatre mois, encore que les deniers de leur entretè-
tiement aient été imposés et levés. J'en ai écrit à
M. le maréchal de Matignon, j'en ai parlé à M. de
Bellièvre, et néanmoins il n'y a point jusques ici été
pourvu, et la nécessité croit tous les jours, par
laquelle il semble qu'on tende à deux points : l'un à
me contraindre de permettre l'arrêt et saisie des
bateaux pour s'en plaindre, et afin de me faire
porter dommage à quelque particulier qui n'est cause
du mal, et me rendre, à mon grand regret, odieux à
ceux de qui je désire être aimé et que je voudrais
supporter ; l'autre est afin d'amener les soldats en
telle extrémité qu'ils soient contraints de se jeter par-
dessus les murailles, ou les réduire à commettre
quelques actes dont on vienne aux plaintes. Sur quoi,
j'ai dil aux sieurs maire et procureur syndic ce que
je puis faire, vous priant conjoindre vos instances et
poursuites avec les miennes vers ceux qui ont les
dits deniers en mains ou en peuvent disposer pour
payer les dits soldats. Et, au reste, faites état certain
et assurance de mon amitié partout où les moyens et
occasion s'offriront '. »
Cette lettre est datée de Mont-de-Marsan, le 17 dé-
cembre 1383. A la fin de novembre précédent, Henri
de Navarre s'était emparé de cette ville par un coup
de main assez hardi, mais il ne voulait pas que cette
1. Compte-rendu des travaux de la Commission des monu-
ments et documents historiques du département de la
Gironde pendant Cannée l8o4-l8oo. Paris, 18oo, in-8" p. 41.
80 MONTAIGNE ET SES AMIS.
initiative parût rouvrir les hostilités. Ménageant
beaucoup l'opinion publique, comme il le faisait
toujours, il désirait que la responsabilité d'une nou-
velle prise d'armes retombât sur le roi de France et
sur le maréchal de Matignon. Henri III avait grave-
ment manqué d'égards à son beau-frère en traitant
la reine Marguerite comme il l'avait publiquement
traitée. Matignon, au contraire, patient comme il
l'était et sachant le prix du temps, traînait tout en
longueur, atermoyait et tergiversait pour affaiblir le
roi de Navarre. Mais celui-ci était conseillé par
d'habiles politiques et n'y voyait pas moins clair que
ses deux adversaires. Brusquement, il se décida à
un double coup d'éclat : il refusa tout à coup de
recevoir sa femme, qui venait le rejoindre en Gasco-
gne et que le roi de France avait publiquement
déshonorée ; puis, prétextant quelques infractions à
l'Édit de pacification commises à Bazas, il s'empara
de Mont-de-Marsan et s'y installa.
Cette détermination était fort inattendue et stupéfia
tout le monde. Pour qu'on ne l'accusât pas de ce
brusque revirement, Henri de Navarre s'empressa
d'en divulguer les causes et de les faire connaître
le plus qu'il put. A cette époque où les gazettes
n'étaient pas encore inventées, on s'écrivait pour
se communiquer les événements. Précisément, Du
Plessis-Mornay, confident du roi de Navarre, était
en correspondance suivie avec Montaigne. « Si mes
lettres vous plaisent, écrivait le huguenot à celui-ci,
les vôtres me profitent, et vous savez combien le
profit passe le plaisir. » Pourquoi ne pas user d'un
pareil intermédiaire avec Montaigne, dont l'opinion
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 81
avait tant de poids, à cause de sa haute raison et de
sa charge de maire d'une ville si importante ? Le
9 novembre 1583, Du Plessis-Mornay écrivait à
Montaigne. Il énumère les mesures nouvelles que le
maréchal de Matignon a prises contre les réformés,
de concert avec M. de Bellièvre, puis explique
aussitôt le changement des sentiments d'Henri de
Navarre à l'égard do la reine, sa femme. « Ce prince
a jugé qu'on le voulait mener, à ce qu'on prétend,
par force ; et que ces deux (Matignon et Bellièvre),
bien tjue par diverses voies, tendaient à même but.
Vous savez la profession qu'il fait de courage : jlcc-
tatur forte facile, at franrjatur nunquam. Ainsi, il a
prié M. de Bellièvre de surseoir la proposition de
sa principale charge, jusqu'à ce que ces rumeurs
d'armes fussent accoisées '. Cela fait, il aura les
oreilles plus disposées, et peut-être, par les oreilles,
le cœur. Un festin préparé, si le feu prend à la che-
minée, on le laisse pour courir à l'eau : nou3 étions
])réparés à la réception, le feu se prend en un coin
de ce royaume ; même sous notre foi, nos amis sont
en danger; qui trouvera étrange qu'on désire qu'il
y soit pourvu avant de passer outre ? Ajoutez que
ce prince veut avoir le gré tout entier de ce qu'il
veut faire, sans qu'il en soit rien imputé à autre
considération quelconque. On m'a lâché un mot que
les auteurs de ce conseil pourraient se repentir. Le
inaitre a assez d'esprit pour le prendre de soi-même,
d. AccoiséeSt apaisées. — Bellièvre était en Guyenne pour
traiter avec le roi de Navarre la question du retour de la reine
Marguerite.
MONTAIGNE II. 6
82 MONTAIGNE ET SES AMIS.
et M. de Bellièvre serait marri que tous les conseils
de France lui fussent imputés. Les persuasions peu-
vent beaucoup sur ma simplicité, les menaces fort
peu sur la résolution que j'ai prise. Et vous saurez
bien juger pour vos amis en quelle opinion on en
parlera. Je ne vous dirai plus qu'un mot : l'affaire
pour laquelle il était venu mérite sa gravité et expé-
rience ; mais il se tient tant sur la réputation du roi,
qu'il semble avoir peu de soin de la nôtre ; et qui
vient pour satisfaire une injure, non tant prétendue
que reconnue, bien qu'il ait affaire avec l'inférieur,
ne doit tant payer d'autorité que de raison '. »
On le voit, c'est une justification en règle d'Henri
de Navarre. On sent que Mornay et son maître veu-
lent mettre en garde Montaigne pour qu'il n'em-
brasse pas de confiance le parti de Matignon et de
Bellièvre, que le maire de Bordeaux ne soit pas le
serviteur aveugle du roi de France, s'il n'est pas celui
du roi de Navarre. Cette précaution était trop inté-
ressée pour qu'elle fût efficace, et lo. bon sens de
Montaigne n'avait pas besoin qu'on lui traçât ainsi
le chemin. Henri de Navarre tenait pourtant à ce
que ses actes ne fussent pas dénaturés. Aussitôt
après la prise de Mont-de-Marsan, lui-même en
donnait avis à Montaigne. Cette lettre ne nous est
1. Cette correspondance de Du Plessis-Mornay avec Montai-
gne se trouve depuis longtemps publiée dans les Mémoires de
Du Plessis-Mornay ^Voy. le t. I", p. 273 de l'édition in-4<'
de 1624, et le t. II, p. 382. de Tédition in-S» donnée en 1824
par Auguis). Plus récemment, Feuillet de Conches l'a repro-
duite d'après les originaux à lui appartenant, dans ses Causeries
d'un curieux ^t. II(, p. 99}. C'est le texte que nous suivons ici.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 83
pos parvenue, mais, dès le lendemain de celle-ci,
Du Plessis-Mornay écrivait à son tour au maire de
Bordeaux, et lui narrait le détail de la détermi-
nation du roi de Navarre. La parole du secrétaire
Suppléera convenablement à celle du maître, et c'est
pour cela que nous reproduisons cette longue mais
intéressante missive.
« Monsieur, mandait Mornay à Montaigne, le roi
(le Navarre vous a écrit comme il est entré en sa
ville de Mont-de-Marsan. L'insolence extrême de ses
sujets, et les remises sans fin de M. le Maréchal lui
ont fait prendre cette voie. Vous savez que toutes
nos affections ont quelque borne ; il était malaisé que
sa patience n'en eût, même puisque leur folie n'en
voulait point avoir. Cependant, Dieu nous a fait la
grâce que tout s'est passé avec fort peu de sang et
sans pillage, et vous puis assurer que sans la crainte
du contraire, il y a six mois que nous pouvions être
dedans. J'estime que par gens de considération,
cette action ne sera mal interprétée. L'intention du
roi, selon ses édits et mandements, était que nous y
rentrissions fsic) ; la seule obstination de ceux de la
ville supportés, comme les lettres que nous avons
en mains nous témoignent, nous y faisait obstacle.
C'est comme si les maréchaux des logis du roi nous
avaient donné un logis, et, que, sur le refus de l'hôte,
nous lissions obéii' la craie' ; et j'ose vous dire i)lus,
que, sans encourir un mépris public que je redoute
1. Moriuiv l'ait allusion à la coutume qu'avaient les maré-
cliaux des logis et fourriers du roi de marquer à la craie sur
a porte d'un logement le nom de celui auquel il était réservé.
84 MONTAIGNE ET SES AMIS.
plus que la haine, nous ne pouvions allonger notre
patience. A ceux qui en eussent pu prendre ou donner
l'alarme, nous avons soigneusement écrit de toutes
parts, et ne doivent présumer de cette reprise de
possession, ordinaire au moindre gentilhomme de ce
royaume, rien de public ni extrême. A vous qui
n'êtes, en cette tranquillité d'esprit, ni remuant ni
remué pour peu de chose, nous écrivons à autre fin,
non pour vous assurer de notre intention, qui vous
est prou connue et ne vous peut être cachée, soit
pour notre franchise, soit pour la pointe de votre
esprit, mais pour vous en rendre piège' et témoin,
si besoin est, envers ceux qui jugent mal de nous
faute de nous voir et par voir plus tôt par les yeux
d'autrui que par les leurs. Que voulez-vous plus ?
M. de Caslelnau l'a fait ; c'est votre ami, qui plus est
non suspect pour la religion, mais ému de la seule
équité de notre cause. Si quid peccatum dicunt in
forma compensetur velim in materiâ ; ce que certes
nous faisons, avons fait et ferons, leur montrant par
effet qu'il nous est plus naturel de pardonner les
fautes, qu'il ne leur serait peut-être de les amender.
Sur ces entrefaites, nous arrive M. de Bellièvre et
vous savez pourquoi. Gravitati ego sanè silentium
opponam. C'est la sœur de mon roi, la femme de
mon maître, l'un agent en ce fait, et l'autre patient
prudent, qui emploie sa prudence à ne s'y employer
point. Si on parle d'une satisfaction d'injure, ce
n'est au serviteur à estimer celle de son maître. Et
qui n'est légitime estimateur de l'injure, de la satis-
1. Piège, garant.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 85
faction ne le scra-t-il point ? Je le vous ai dit et le
redis encore, si j'étais déchargé de ce faix, je saute-
rais, ce me semble, sous le bat et entre les coffres
que je porte ; mais Dieu a voulu essayer mes reins
sous une charge plus forte, et je me confie en lui
qu'elle ne m'accablera point. Haec tibi, et tuo
judicio. Au reste, faites état de notre amitié comme
d'une très ancienne, et toutefois toujours récente ;
et de même foi je le ferai de la vôtre, que je pense
connaître en la mienne mieux qu'en toute autre
chose. Vous en ferez la preuve où quand il vous
plaira, et me trouverez sans exception votre très
humble et très obéissant et dévoué serviteur. ' »
J'ignore ce que Montaigne répondit à toutes ces
belles raisons. La détermination du roi de Navarre
avait quelque apparence d'une reprise d'hostilités,
et le ton si décidé de Du Plessis-Mornay n'était pas
fait pour atténuer cette apparence. Montaigne
accepta-t'il d'expliquer les choses comme on le lui
demandait instamment ? A voir comment les esprits
si exaltés alors finirent par se calmer, il n'est pas
téméraire de croire que Montaigne soit intervenu
pour les apaiser. Mais, en ce moment, on ne songe
qu'à entrer en lutte. Matignon veut user de repré-
sailles ; il renforce les garnisons de Bazas et de
Condom, de façon à mieux menacer Nérac. Tandis
(jue Henri de Navarre s'en plaint directement au
maréchal. Du Plessis-Mornay écrit à Montaigne une
nouvelle lettre, aussi explicite que la première, pour
i. Do iMoiit-(ic-Marsan, 25 novembre lo83. — Feuilk-t de
Conciles, lib. cit., t. III, p. 101.
86 MONTAIGNE ET SES AMIS,
protester encore des bonnes intentions du prince.
« Monsieur, lui dit-il, nous apercevons par les lettres
que M. de Belliévre écrit au roi de Navarre, que le
roi a été mal informé de ce qui s'est j)assé ici. Sur
fausses présuppositions on ne peut que conclure
faux, et j'espère, quand il aura su la vérité tant par
lettres de M. de Belliévre que par les nôtres, qu'il
prendra le tout en meilleure part. Ce qui est véniel
à M. de Joyeuse ne nous doit point être mortel.
Encore notre action, en toute circonstance, est-elle
plus supportable. Cependant, on nous circuit de
garnisons, pour tirer la chose en conséquence. On
n'a point ainsi procédé contre les autres, et cette
inégalité ne peut procéder que de la passion de
quelques-uns. Ce prince ne pense qu'à la paix, et
je désire fort qu'on ne le presse point outre mesure.
Vous le connaissez : même lorsqu'il doit craindre, il
ne veut pas. Je pense que la prudence de M. de
Belliévre modérera toutes choses. Ces inconvénients
appaisés, video cœtera procUvia: et vous en aurez
des marques, mais qui doivent être aidées'. »
Mornay n'était pas si rassuré qu'il voulait le
paraître sur ce qui pouvait s'ensuivre ; mais auprès
de quelqu'un qui ne souhaitait que la paix et la
tranquillité du pays, il était habile d'invoquer ainsi
le bouillant courage du roi de Navarre et de faire
entrevoir les résultats déplorables que pouvait avoir
une reprise des hostilités. A vrai dire, Henri de
Navarre songeait plutôt à se disculper qu'à attaquer,
1. De Mont-de-Marsan, le 18 décembre lo83. Feuillet de
Conches, lib. cit., t. III, p. 104.
MONTAIGNE MAIRE DE lîORDEAUX. 8/
à négocier qu'à combattre. Il avait trop à perdre à
une lutte nouvelle pour ne pas réfléchir avant de
s'y engager. Mornay le savait mieux que personne et
il en convient quand il récrit à Montaigne quelques
jours après, le 31 décembre 1583. « Monsieur, lui
dit-il, nos conseils dépendent en partie des lieux où
vous êtes, car nous ne parons que les coups. Si on
nous laisse en paix, nous n'aurons point de guerre :
gens qui ne peuvent que perdre n'y entrent pas
volontiers que pour sortir d'un plus grand mal ; et
nous avons assez d'esprit pour connaître qu'au lieu
que les autres, nous la faisant, acquièrent des biens
et des dignités, nous, au contraire, hasardons humai-
nement les nôtres. Si on nous assaut, — et je crois
que ce n'est la volonté du roi, — ce prince n'est pas
né pour céder à un désespoir, et quittera toujours son
manteau au vent du midi plutôt qu'au septentrion.
Vous savez l'histoire de Plutarque. Nous apercevons
que le roi s'offense. C'est, à mon avis, sur les fausses
nouvelles qu'on lui a pu écrire ; autrement il n'est
croyable (juc la prise d'Aleth fut entendue de lui
avec moins de mécontentement que celle de cette
ville. Vou3 savez les circonstances des deux. Ce
qu'il y a d'inégalité est pour nous et à notre avantage.
Du voyage de M. de Ségur, nous en satisfaisons à
Sa Majesté. Notre but n'a été que de montrer que
nos paisibles déportements ne procédaient de néces-
sité, ains de bonne volonté. Ce prince a connu
qu'on interprétait sa patience à faute de moyens ;
il désire dorénavant qu'elle retienne le nom de
patience, de modération et de vertu. Je vous en
éciis franchement à ma façon. Nous sommes prou
88 MONTAIGNE ET SES AMIS.
avertis des préparatifs qu'on fait. Si on continue au
moins ne pourra-t-on trouver étrange que nous
mettions la main au devant. Je sais que vous y
apportez le bien que vous pouvez. Croyez que, de
ma part, je n'y omets rien *. »
Ce désir de vivre en paix avec le roi de France
était bien le fruit de la réflexion. Tout d'abord,
Henri de Navarre avait essayé de se procurer des
renforts étrangers, et François de Ségur fut son
intermédiaire auprès dos princes allemands pour en
obtenir des secours. Mais cette négociation ne
semblait pas devoir amener les résultats espérés.
Abandonné à ses propres forces, réduit à l'appui
de ses coreligionnaires, dont un grand nombre
répugnait à la guerre, Henri de Navarre devait donc
songer à la paix. Il ne voulait cependant pas que
cette résignation pût paraître de la faiblesse, ni
sembler reculer après avoir attaqué. Contraint de
négocier, il le fit avec une certaine hauteur, mêlant
étroitement les besoins de son parti et ses mésaven-
tures conjugales, faisant de l'abandon des villes dans
lesquelles une garnison avait été récemment mise une
condition indispensable pour reprendre sa femme.
Il entra en pourparlers avec Bellièvre et avec Charles
de Birague, et cette fois encore Du Plessis-Mornay
nous dira ce qu'il pensait de ce projet de raccom-
modement.
« Monsieur, écrivait-il à Montaigne dans la der-
nière lettre qui nous soit parvenue, nous avons ouï
i. De Mont-de-Marsan, le 31 décembre 1583. Feuillet de
Gonches, lib. cit., t. III, p. 106.
MONTAIGNE MAIHK DE DOÎ\DEAUX. 89
M. de Bellièvre. A dire vrai, il n'a proposé autre
satisfaction à l'indignité faite à la reine de Navarre,
que l'autorité et liberté qu'a un roi à l'endroit de ses
sujets. Raison, comme vous savez, qui tient plus du
vinaigre que de l*huile, et mal propre à une plaie si
sensible et en partie si nerveuse, et, je ne sais si j'ose
dire, peu convenable à la grandeur de nos princes
français, qui ont toujours attrempé leur souveraine
puissance d'une équité gracieuse, et n'ont jamais
disposé de l'honneur de leurs moindres sujets que de
gré à gré. Toutefois, le roi de Navarre a voulu mon-
trer qu'il aimait mieux rendre le roi satisfait que de
l'être en soi-même. Et, pour cet effet, s'est résolu de
j)loyer son honneur sous le respect de ses comman-
dements, se résolvant d'aller voir et recevoir la reine
sa femme en sa maison de Nérac, seulement qu'on
levât les garnisons qu'on avait mises aux environs,
tant afin que cette réception n'eût aucune apparence
de force, que pour la sûreté de leur séjour. Vous
savez s'il est civil de la recevoir en maison em-
pruntée ou incivil de demander liberté en la sienne.
M. de Bellièvre toutefois en a fait difficulté très
grande ; et, de ce pas, a été dépéclié ce jourd'hui
M. de Glervant vers la reine de Navarre, et de là
tirera vers Leurs Majestés, lesquelles à mon avis, se
représentant le fait passé et le considérant en la
personne du roi de Navarre, ne le voudront écon-
duirc en si petit accessoire, puisqu'en chose de telle
importance il a cédé le principal. Jugez en quelle
|)einc ces gens nous mettent. Nous avions réduit tout
à meilleur point que presque il n'était à espérer, et
maintenant ils marchandent sur un rien, et nous font
90 MONTAIGNE ET SES AMIS.
perdre crédit, si notre sincérité n'était bien connue
envers notre maître *. »
Les choses allaient donc s'arranger et le roi de
Navarre n'y perdrait rien, puisque sa complaisance
à l'endroit de la reine Marguerite devait amener la
retraite des garnisons trop voisines de ses domaines.
Montaigne n'avait pas attendu la lettre de Du Plessis-
Mornay pour faire pressentir cette bonne nouvelle à
Matignon. Quatre jours auparavant, il lui écrivait
que ceux qui avaient vu le roi de Navarre n'en
avaient « rapporté que de l'inclination à la paix »'^.
On pouvait donc commencer à respirer plus libre-
ment ; le nuage s'était dissipé, bien que les protes-
tants continuassent à se réunir en grand nombre,
notamment à Sain(e-Foy, à deux pas du château de
Montaigne. Mais entré dans cette voie, Henri de
Navarre voulait essayer d'écarter tout malentendu,
de recouvrer toute la bonne grâce du roi de France.
Il usa d'un procédé habile qui devait lui concilier
des sympathies. Mornay passait pour être le princi-
pal instigateur des coups d'audace de son maitre.
Pour montrer que toute idée de lutte était désormais
écartée, Henri de Navarre s'avisa d'envoyer Mornay
lui-même à la cour. Celui-ci était chargé d'une
mission délicate : il devait dévoiler à Henri HI les
tentatives de corruption du roi d'Espagne et les
offres faites au roi de Navarre pour commencer les
1. De Mont-de-Marsan, le 25 janvier 1584. Feuillet de
Conches, lib. cit., t. III, p. 107.
2. De Montaigne, le 21 janvier 1584. Publiée pour la pre-
mière fois par MM. E. Courbet et Ch. Royer dans leur édition
des Essais, t. IV, p. 329.
mOMArCNE MAIRE DE BORDEAUX. 91
hostilités. Le plan réussit en partie, et Henri IIÏ en
sut un certain gré à son beau-frère. Mais à quelque
temps de là survint inopinément un événement qui
était grave pour le roi de Navarre. Le 10 juin 1584,
mourait à Cliàteau-Thierry, sans avoir été marié,
le duc d'Anjou, dernier fils de Henri H et héritier
présomptif de la couronne, puisque son frère, Henri 111,
n'avait pas d'enfants. Par la disparition de ce prince,
le Béarnais devenait donc à son tour l'héritier du
trône de France, en attendant que la mort d'Henri IH
le fit roi, après avoir surmonté tous les obstacles qui
devaient surgir devant lui '.
1. Pour achever de donner la véritable physionomie des
rapports de Henri de Navarre avec Montaigne à celle date,
signalons ici un document qui a fait partie des collections de
Benjamin Fillon et qui figure dans son catalogue d'autographes
sous le n" 892. Ce sont des notes écrites par Montaigne en
regard de quelques-uns des soixante articles du projet de
réformation des procédures et autres matières judiciaires,
présentés par les syndics de Béarn à l'approbation de la Cour
souveraine de ce pays, le 8 mai 1584. On y retrouve plusieurs
des idées chères à Montaigne sur ce sujet. Nous reproduisons
la description que le catalogue fait de ce document.
Sur la marge de l'intitulé se lisent ces mots : Soit commit^
nique par le sieur Duplcssis au sieur de Monteigne avec le
caijer. Cette mention d'une écriture très fine, a dû être ajoutée
sur l'ordre de Henri de Navarre.
le"' article, concernant la pluralité des justices, Montaigne a
écrit : Ny avoir qu'une justice.
S-» article, sur les frais de justice en conseil : Gratis.
18" article, pensions, gages et bourses graluites : A voir.
26= article, se rapportant au nombre des magistrats ipii
doivent instruire les alfaires criminelles, et des juges : MieuU
valent cinq que un.
92 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Sur ces entrefaites, les péripéties du démêlé entre
le roi de Navarre et le roi de France avaient fatigué
Montaigne, qui en éprouvait le contre-coup. Sa
maladie de vessie faisait des progrès et les accès se
ra|iprochaient de plus en plus. Heureux d'aller se
reposer à Montaigne, il s'y rendit d'une traite depuis
Bordeaux, ce qui le harassa, car la course est longue.
Mais le séjour au pays natal ne tarda pas à le
remettre, et, le 19 avril 1584, il mandait à Matignon
que sa santé s'était « un peu amendée au changement
de l'air » '. Au reste, Montaigne put goûter quel-
que repos, car si les réformés s'agitaient toujours,
leurs chefs les stimulaient moins. Près de chez lui,
il est vrai, « des gens de bien de la Kéformalion de
Sainte-Foy » venaient de massacrer à coups de
ciseaux un pauvre tailleur, « sans autre titre que de
lui prendre vingt sous et un manteau » qui en valait
39« article, ayant trait à la provision d'aliments, favorable
aux riches et dommageable aux pauvres : Ne se peut.
42" article, soulagement des juges en aggravant le sort des
justiciables : .Ye se peut.
53" article, réglementation du nombre des membres du
barreau pour constituer un privilège à ceux qui en font déjà
partie : Xcst guieres bon pour l' estât.
60" article, exemption de. certaines charges pour les juges,
gens du roi et greffiers, mais non pour les autres officiers :
Bon.
A la fin viennent ces mots autographes : Tenir la mcin à ce
que (jcns de vertu, doctrine et prudliomic détiènent la
justice. Montaigne.
1. De Montaigne, le 19 avril lu84. Publiée pour la première
fois par MM. E. Courbet et Ch. Royer, dans leur édition des
Essais, t. IV, p. 330.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 93
deux fois autant. Mais ces faits demeuraient heureu-
sement isolés ; c'était, pour ainsi dire, la monnaie
courante des troubles, et les esprits ne s'en échauf-
faient pas outre mesure.
Ce calme relatif régna quelques mois encore ;
jusqu'à la fin de Tannée le pays fut assez tranquille.
Aussi voyons-nous Montaigne se préoccuper davan-
tage de ses devoirs de maire de Bordeaux. Nous
commençons à retrouver son nom mêlé à des actes
administratifs, dont le plus important est le contrat
passé avec « M. Louis de Foix, valet de chambre et
ingénieur ordinaire du roi..., pour la réédification
de la tour de Cordouan, assise au milieu de la rivière
de Gironde, à l'entrée de la grande mer..., et tombée
en ruine par l'impétuosité de la mer » '. Le besoin de
celte reconstruction se faisait vivement sentir : que
de désastres maritimes pouvaient être évités par
l'érection d'un fanal à cet endroit dangereux ! Déjà
dans sa remontrance du 31 août 1S83, Montaigne
avait signalé au roi l'urgente nécessité de réédifier
plus solidement la tour qui s'y trouvait précédem-
ment. Maintenant l'accord était fait et les difficultés
budgétaires aplanies. La tour allait être reconstruite
« sous l'autorité et bon plaisir de Sa Majesté et de
monseigneur Jacques, sieur de Matignon, comte de
Torigny, maréchal de France et lieutenant-général
pour Sa dite Majesté au gouvernement de Cruyenne,
et par l'avis de messires François de Nesmond,
1. Bordeaux, 2 mars 1384. Ce contrat a été publié par
M. Alexis de Gourgues dans ses Réflexions sur la vie et le
caractère de Montaigne (1856, in-8'', pp. 46-61), d'après une
copie inlorme trouvée par lui dans ses pa{)iersde famille.
94 MONTAIGNE ET SES AMIS.
chevalier, conseiller du roi en son conseil privé et
président en sa cour du Parlement de Bordeaux,
Ogier de Gourgues, sieur baron de Vayres, Arvayres,
niailre d'hôtel ordinaire de Sa Majesté, président et
trésorier général de France au bureau des finances
établies audit Bordeaux, et de messire Michel de
Montaigne, chevalier de l'ordre du dit seigneur et
maire de ladite ville de Bordeaux. »
Les plus hautes autorités de la province figuraient
donc au contrat par lequel on confia la réédification
de Cordouan à l'architecte Louis de Foix, dont la
réputation était déjà établie en Espagne et en France
par divers travaux d'hydraulique et qui avait colla-
boré auparavant à la construction de l'Escurial. La
réédification de Cordouan devait être effectuée
moyennant 38,000 écus sol, que payerait le général
des finances de Guyenne, plus 5,000 écus de
récompense à l'achèvement. La municipalité de
Bordeaux prenait, en outre, un engagement par-
ticulier : « pour la perfection et continuation d'icelle
et pour icelle œuvre parfournir et parfaire, le dit
sieur de Montaigne, maire, et messieurs les jurais
de la présente ville l'assisteront pour le service du
roi selon qu'il les en requerra, et tiendront la main
que le dit de Foix ne soit contraint pour aucune
chose, pour aucuns droits de coutume ou autres dûs
au roi ou à la dite ville que l'on pourrait prendre
tant sur les vivres que toutes autres sortes de
matériaux pour la dite œuvre. »
C'était, en effet, une œuvre considérable. Afin
d'en perpétuer le souvenir, il fut convenu cpi'on
graverait sur le marbre, au-dessus de la porte
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 95
d'entrée, le portrait du roi et la date de cet événe-
ment. L'architecte voulait y ajouter, sur deux autres
tables de marbre placées à droite et à gauche, les
noms et qualités des commissaires qui avaient
présidé à cette édification. Mais ceux-ci n'y consen-
tirent point'. Qui savait, au reste, quand la tour
se dresserait en face de l'océan? Si rien ne venait à
la traverse, Louis de Foix s'engageait à avoir achevé
son entreprise deux ans après l'avoir commencée.
Mais les retards s'accumulèrent et l'empêchèrent de
tenir parole. Tantôt pris par les ligueurs, ne rece-
vant le plus souvent pas l'argent, qui lui était promis,
rarchitecte ne vit pas le phare terminé de sitôt, et
Montaigne était mort depuis longtemps lorsque cet
édifice put profiter aux matelotij. Louis de Foix lui-
même, parait-il, n'eut pas le légitime orgueil de
contempler son œuvre se dressant, achevée et
durable !
Quelques mois après, nous retrouvons Montaigne
mêlé à un petit fait qui prouve qu'il savait s'inté-
resser à tous les besoins des Bordelais. Voici en
quelle circonstance. L'administration antérieure à la
sienne avait, par un acte en date du 22 août 1579,
passé un contrat avec le peintre Jacques Gaultier,
qui se trouvait alors à Bordeaux-. C'était, dit-on,
un artiste expert, et la municipalité bordelaise l'avait
mandé à l'hôtel de ville pour lui proposer, au nom
1. Par une lettre, datée du 20 juillet 138o et conservée aux
Archives municipales de Bordeaux, les commissaires Montaigne,
Gourgues et Nesniond demandèrent à Louis de Foix de mo-
difier ses plans.
2. Archives liistoriqucs de la Gironde, t. III, p. 147.
96 MONTAIGNE ET SES AMIS.
de la cité, la jouissance gratuite d'un logis pendant
cinq ans et l'exemption de certaines charges, s'il
voulait, ce temps durant, fixer sa résidence à Bor-
deaux. Il accepta, et, pendant les cinq années conve-
nues, Jacques Gaultier demeura dans une maison
appartenant à la ville et dépendant du Collège de
Guyenne, dont il disposait en échange de l'enseigne-
ment de son art à la jeunesse hordelaise. A l'expi-
ration de ce premier contrat, le 22 août 1384, sous
l'administration de Montaigne, le peintre demanda à
la municipalité nouvelle une prolongation de deux
ans aux mêmes conditions et avec les privilèges dont
il jouissait. Gaultier était un maître consciencieux ;
aussi Montaigne consentit-il avec empressement au
renouvellement du contrat, bien qu'il n'y figure pas,
pour conserver à la ville la possession d'un praticien
de mérite dont la présence profitait aux élèves '.
Pendant cette accalmie, et tandis que les affaires
lui en laissaient le loisir, Montaigne demeurait assez
volontiers aux champs et sa santé s'en trouvait mieux
que d'un séjour à la ville. Gela ne veut pas dire
assurément que Montaigne demeurât ainsi sans désem-
parer éloigné de son poste ni qu'il se désintéressât
momentanément des affaires publiques parce qu'elles
paraissaient aller mieux. La distance qui le séparait
de Bordeaux n'était pas assez grande pour qu'il ne
pût pas s'y rendre rapidement et sans effort, et ses
propres affaires devaient, sans doute, l'y appeler
parfois. Aussi le voyons-nous, en mai 158-i, servir
d'intermédiaire entre le roi de Navarre et Matignon,
1. Archives historiqui's, t. XII, p. 369.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 97
ce qui montre bien que le prince lui avait conservé
sa confiance'. Le 10 mai 1584, Henri de Navarre
écrivait à Matignon : « Je reconnais fort votre bonne
volonté au repos de ce royaume et même en mon
endroit, et croyez, mon cousin, que j'en aide la satis-
faction et que je vous en sais beaucoup de gré : en
somme, jamais nuls accidents, bons ou mauvais, ne
changeront mes bonnes inclinations. » Nous allons
voir que les sentiments du jeune roi à l'égard de
Montaigne étaient aussi pleins de gratitude et qu'ils
se firent jour, peu après, d'une manière expressive.
En décembre de la même année 1384, le roi de
Navarre se rendit avec sa suite à Sainte-Foy. Il était
ainsi trop près de Montaigne pour que celui-ci ne
se préoccupât pas de ce royal voisinage, d'autant
qu'on lui avait fait prévoir que le prince le visiterait
dans sa maison. Précisément les jurais de Bordeaux
réclamaient leur maire, mais celui-ci ne pouvait
songer à s'absenter. Il s'en excuse, leur en dit ia
raison : « Toute cette cour de Sainte-Foy est sur mes
bras, et se sont assignés à me v^enir voir ; cela fait,
je serai en plus de liberîé. » Montaigne répondra
alors à l'appel des jurats ; au reste, ceux-ci ne doi-
vent pas trop prendre à cœur l'absence de leur maire :
« Ma présence, avoue-t-il lui-même, n'y apporterait
rien que l'embarras et incertitude de mon choix et
opinion en cette chose ^. » On ne dira pas, après cela,
1. Recueil des lettres missives de Henri IV, publié par
Berger de Xivrey, in-4'', 1. 1, p. 661.
2. De Montaigne, le 10 décembre 1584. — Découverte par
M. d'Etclieverry, aux Archives municipales de Bordeaux. Voy.
Payen, Recherches et documents sur Montaiyne, p. 10.
MONTAIGNE II. 7
98 MONTAIGNE ET SES AMIS.
(jue Montaigne exagérait à ses contîitoyens l'impor-
tance de ses déterminations.
Henri de Navarre ne se fit pas attendre. Après
avoir visité le Fleix et Gurson, il vint, le 19 décem-
bre, voir Montaigne chez lui, souper et coucher en
sa maison. Ce séjour fut plein d'une particulière
bonne grâce. Écoutons Montaigne lui-même nous
en faire le détail ; il l'a mentionné sur le petit mémo-
rial qu'il tenait, et c'est de là qu'est tiré le récit qui
suit. « Le roi de Navarre, écrit-il sous la date du
19 décembre 1584, me vint voira Montaigne, où il
n'avait jamais été, et y fut deux jours servi de mes
gens, sans aucun de ses officiers. Il n'y souffrit ni
essai ni couvert \ et dormit dans mon lit. Il avait
avec lui MM. le prince de Gondé, de Rohan, de
Turenne, de Rieux, de Béthune et son frère, de La
Boulaie, d'Esternay, de Haraucourt, de Montmartin,
de Monlataire, de Lesdiguière, de Pouet, de Blacons,
de Lusignan, de Clervan, de Savignac, du Ruât, de
Sallebœuf, de La Rocque (Bénac), de La Roche, de
Rous, d'Aucourt, de Luns (de Lons), de Frontenac,
de Fabas, de Vivians et son fils, La Burte, Forget,
Bissouse (de Viçoze), de Saint-Seurin, d'AubervilIe^,
le lieutenant de la compagnie de M. le Prince, son
1. C'est-à-dire que Henri de Navarre ne se servit pas du
couvert personnel qui le suivait dans son bagage, et qu'on ne
fit point l'essai des aliments destinés à son usage.
2. La plupart des noms de ces gentilshommes el la nature
des fonctions qu'ils remplissaient auprès du roi de Navarre se
trouvent dans un Etat des gentilshommes, gens de conseil
et officiers de la maison du roi de Navarre dressé à Sainte-
Foy, le l"' janvier 1585 (Mémoires et correspondance de Du
Plcssis-Mornay, 1824, in-S", t. III, p. 236).
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 99
écuyer et environ dix autres seigneurs couchèrent
céans, outre les valets de chambre, pages et soldats
de sa garde. Environ autant allèrent coucher aux vil-
lages. Au partir de céans, je lui ils élancer un cerf en
ma forêt, qui le promena deux jours K » Certes, Mon-
taigne était lier d'accueillir ainsi chez lui « la majesté
royale en sa pompe ». Cet hommage s'adressait à
la droiture de son caractère, à l'honnêteté de ses
convictions, à la loyauté de sa conduite, et il était
bien aise de le recevoir devant tant de gentilshommes
qui accompagnaient le roi de Navarre. Avec un
orgueil bien légitime, il a voulu en garder les
noms : ce sont de glorieux témoins de l'estime du
prince qui sut le mieux reconnaître la fidélité et
animer le dévouement.
Les esprits étaient toujours aSsez tranquilles pour
qu'Henri de Navarre pût se livrer sans contrainte
aux plaisirs qui lui tenaient à cœur. Il chassait à
Sainte-Foy, ayant amené avec lui son équipage de
chasse. Mais, en Béarn, où il allait se rendre, le
roi de Navarre s'abandonnait à des voluptés plus
dangereuses pour sa dignité. Quelques personnes
— et Montaigne était du nombre — s'en inquiétaient
un peu, trouvant sans doute que ces équipées conve-
naient moins au prince depuis que la mort du duc
d'Anjou l'avait fait héritier du trône de France, Voici
comment Montaigne exprimait, le 18 janvier 1585,
ses appréhensions au maréchal de Matignon : « Mon-
1. Le U'' J.-F. Puyen, Documents inédits sur Montaigne,
n" 3. Paris, 18oo, in-S", p. 16. Note de Montaigne sur son
exemplaire des Epliémé rides de Beullier.
100 MONTAIGNE ET SES AMIS.
seigneur, sur plusieurs contes que M. de Bissouze '
m'a fait de la part de M. de Turenne du jugement
qu'il fait de vous et de la fiance que ce prince prend
de mes avis, encore que je ne me fonde guère en
paroles de rour, il m'a pris envie, sur le dinar,
d'écrire à M. de Turenne que je lui disais adieu par
lettre ; que j'avais reçu celle du roi de Navarre, qui
me semblait preiidre un bon conseil de se fier en
l'affection que vous lui offriez de lui faire service ;
que j'avais écrit à M'"" de Guissen - de se servir du
temps pour la commodité de son navire, à quoi
je m'emploierais envers vous, et que je lui avais
donné conseil de n'engager à ses passions l'intérêt
et la fortune de ce prince ; et puisqu'elle pouvait
tout sur lui, de regarder plus à son utilité qu'à ses
bumeurs particulières ; que vous parliez d'aller à
Bayonne, où à l'aventure offrirais-je de vous suivre,
si j'estimais que mon assistance vous pût tant soit
peu servir ; que si vous y alliez, le roi de Navarre,
vous sachant si prés, ferait bien de vous convier à
voir ses beaux jardins de Pau. Voilà justement la
substance de ma lettre sans autre harangue. Je
vous en envoie la réponse, qu'on m'a rapporté dés
ce soir ; et, si je ne me trompe, de ce commencement
il naitra bientôt du barbouillage, et me semble que
cette lettre a déjà quelque air de mécontentement
1. M. de Viçoze, secrétaire ordinaire dez finances du roi de
Navarre, qui a été mentionné ci-dessus, et non M. de Belsunce,
comme Feuillet de Conclies l'a imprimé à tort.
2. C'est Diane d'Andouins, comtesse de Gramont et de Gui-
che, la belle Corisande, dont il a déjà été question ci-devant,
t. I, p. 196.
MONTAU-NH MAIRE DE BORDEAUX. 101
OU de crainte. Quoi qu'il dise, je les tiens où ils vont
pour plus de deux mois, et là se trouvera une autre
sorte de ton. Je vous supplie me renvoyer celle-ci
avec les autres deux ; le porteur n'a affaire qu'a
votre dépêche i . » Les lettres auxquelles Montaigne
fait allusion ici nous donneraient assurément, si
elles nous étaient parvenues, la raison du mécon-
tentement qui commença à se faire jour dans l'entou-
rage du roi de Navarre ; elles nous diraient aussi
pourquoi quelques amis de ce prince se prenaient à
redouter son séjour en Béarn.
Montaigne n'appréhendait pas seulement la passion
du roi de Navarre pour la comtesse de Gramont. Il
semble qu'il craignait plus encore l'influence de
l'entourage du prince. Il connaissait depuis assez
longtemps la belle Corisande, à laquelle il avait
dédié, dès la première apparition des Essais, un
chapitre particulier contenant vingt-neuf sonnets de
La Boétie, pour ne pas ignorer qu'elle saurait être
une femme de tête à l'occasion. C'est pour cela qu'il
l'exhorte à sacrifier ses sentiments aux intérêts de
son royal amant avec une liberté de langage qu'auto-
risait une liaison déjà ancienne. La démarche honore
grandement Montaigne. Il sentait que ce séjour en
Béarn, où il allait résider près de sa maîtresse,
éloignerait encore davantage le prince de la reine
Marguerite, et il déplorait ce résultat, bien que la
femme légitime ne fût j)as digne des égards de son
i. De Montaigne, le 18 janvier 1585. — Publiée pour la
première fois par Feuillet de Conches, Causeries d'un curieux,
t. III, p. 25 7.
] 02 MONTAIGNE ET SES AMIS.
mari. La rupture se préparait définitive entre les
deux époux, et cette préférence marquée pour la
maîtresse devait la rendre inévitable. Était-ce un
nouveau danger ? Montaigne qui l'entrevoyait, eût
souhaité l'éviter. Il eut recours à la comtesse elle-
même pour que l'amour que lui portait le prince ne
put nuire à celui-ci. Une telle démarche pouvait-elle
aboutir ? Sachons gré à Montaigne d'avoir essayé
d'éveiller dans l'àme de la femme aimée le sentiment
d'un chevaleresque sacrifice, mais ne nous étonnons
pas que la belle Corisande n'ait pas écouté la voix
du vieil ami qui lui parlait ainsi.
Demeurer trop longtemps en Béarn pouvait être
encore particulièrement dangereux pour Henri de
Navarre, depuis qu'il était devenu premier prince du
sang. Beaucoup de gens n'admettaient pas que la
mort du duc d'Anjou eût fait d'un prince huguenot
l'héritier présomptif du trône de France, et se refu-
saient à le regarder comme tel. La Ligue, préparée
par les Guises, venait de redoubler d'activité depuis
lors, et elle essayait de transformer cette différence
de religion en un obstacle insurmontable. Enfin,
séduit par les meneurs de la Ligue, le cardinal de
Bourbon, oncle d'Henri de Navarre, s'était laissé
mettre en avant, et les Guises l'avaient salué héritier
de la couronne et premier prince du sang, sous la
protection du pape et du roi d'Espagne. La situa-
tion s'embrouillait donc et on ne pouvait espérer
en sortir sans quelque compromis. Le roi de
Navarre serait-il disposé aux concessions, au milieu
de sa cour de Pau, environné de huguenots fervents
et aussi fidèles à leur foi qu'à leur prince ? Certes,
MONTAIGNE MAIRE DE RORDEAUX. 103
Henri de Navarre avait le bon sens assez haut pour
juger lui-même de ses vrais intérêts, mais un tel
entourage était bien fait pour l'empêcher de céder et
prêcher la résistance. Afin de préparer une entente,
Montaigne eût voulu rapprocher le roi de Navarre
et Matignon. S'autorisant des bons rapports qu'il
entretenait avec l'un et avec l'autre, il se proposait
de servir d'intermédiaire entre les deux. Bien qu'il lui
donnât publiquement des marques de satisfaction,
Henri de Navarre n'aimait pas le maréchal, dont il
redoutait la finesse et que, dans l'intimité, il appelait
« le vieux renard ». Qui sait si un rapprochement
fait en temps utile entre ces deux hommes n'aurait
pas une grande portée? Montaigne y voyait un gage
de plus de la pacification du pays, et, dans une
autre lettre au maréchal, il s'offrait de nouveau à
l'accompagneivà Rayonne.
Le 26 janvier 1d8o, Montaigne adressait les lignes
suivantes à Matignon : « Monseigneur, je n'ai rien
appris depuis, encore que j'aie vu assez de gens de
ce train céans. J'estime que tout a vidé, si non que
M. du Ferrier y soit demeuré pour les gages. S'il vous
plaitde voir une lettre que le sieur Du Plessis m'écrivit
depuis, vous y trouverez que la réconciliation y fut
bien entière et pleine de bonne inlelligence, et je
crois que le maître lui en aura communi(|ué plus
])rivément qu'aux autres, sachant qu'il est de ce
goût comme est aussi M. de Clervan, qui vous a vu
depuis. Si je dois vous faire compagnie à Bayonne,
je désire que vous maintenez (IîicJ notre délibération
de retarder dans le carême, afin (jue je puisse prendre
les eaux tout d'un train. Au demeurant, j'ai appris
104 MONTAIGNE ET SES AMIS.
qu'il n'est rien qui dégoûte tant le mari que de voir
qu'on s'entend avec la femme. J'ai eu nouvelles que
les jurats sont arrivés à bon port, et vous baise très
humblement les mains. » Puis, dans un post-scriptum
plus affectueux, Montaigne protestait plus particu-
lièrement de son dévouement : « Monseigneur, vous
me faites grande faveur de vous agréer de l'afTection
que je montre à votre service, et vous pouvez assurer
de n'en avoir pas acquis en Guyenne de plus nette-
ment et sincèrement vôtre. Mais c'est peu d'acquêt.
Quand vous devriez faire place, ce ne doit pas être en
temps qu'on se puisse vanter de vous l'avoir otée ^ »
Henri de Navarre était donc bien parti pour le
Béarn. A quelques jours de là, Montaigne confirme
le fait à 3Iatignon, en lui |annon;ant, par un billet,
que « le roi de Navarre vient d'envoyer quérir
quelque reste de train et d'équipage iàe chasse qu'il
avait ici (à Montaigne), et que sa demeure sera plus
longue en Béarn qu'il ne pensait ». Seul, Arnaud du
Ferrier, notre ancien ambassadeur à Venise, mainte-
nant chancelier de Navarre, était demeuré en arrière,
retenu sans doute plus par son grand âge que par
les devoirs de sa charge. D'ailleurs, comme le dit
Montaigne, « le reste du pays demeure en repos et
n'y a rien qui bouge » '. Aussi s'attarde-t-il lui-même
à la campagne bien que quelque devoir de sa mairie
1. De Montaigne, le 26 janvier 1385. — Publiée pour la pre-
mière fois par Feuillet de Conches, Causeries d'un curieux,
t. III, p. 276.
2. De Montaigne, le 2 février 1585. — Publiée pour la pre-
mière Tois par Feuillet de Conches, dans les Causeries d'un
curieux, t. III, p. 280.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. iOo
eût réclamé sa présence en ville. Mais la chose n'a
pas grande importance et il se contente d'écrire aux
jurats de Bordeaux qu'il viendra les rejoindre « à la
première commodité » •.
Ce calme était à la surface. Aucune question impor-
tante n'avait été tranchée ni avec Matignon ni avec
la reine Marguerite ; aussi était-il évident qu'il en
surviendrait quelque embarras. Les difficultés sur-
girent d'abord avec la reine Marguerite. Pendant
que son mari vivait en Guyenne et en Béarn, occupé
à d'autres passions, celle-ci vivait à Nérac, isolée et
méprisée. Mais elle ne demeurait pas inactive dans
sa solitude : au courant des compétitions des partis,
elle intriguait et cherchait sa voie au milieu de ces
menées diverses. Elle était en correspondance fré-
quente avec la cour du roi de France, et toutes ses
lettres n'étaient pas, prétendait-on, en faveur de son
mari. Pour s'en assurer, Henri de Navarre fit brus-
({uement arrêter un messager de la reine sa femme.
L'esclandre fut grand, et nous en retrouvons le
contre-coup dans la correspondance de Montai-gne
avec le maréchal. Nous y verrons aussi en quels sens
variés les partis commençaient à se remuer, et nous
citerons en entier quelques lettres de Montaigne,
qui nous apprendront comment lui-même appréciait
les événements.
Le 9 février 1S85, Montaigne mandait à Matignon :
« Si les jurats arrivèrent le jour qu'on les attendait
1. De Montaigne, le 8 février 1585. — Publiée par Cham-
pollion-Figeac, Documents historiques inédits, I. II. p. 486 ;
— le D"' Payeii, Documents inédits ,1847}, p. 21 ; — Grïm,
Vie publique de Montaigne, p. 268.
106 MONTAIGNE ET SES AMIS.
à Bordeaux et qu'ils soient venus en poste, ils pour-
ront vous avoir apporté des nouvelles fraiches de la
cour. On fait ici courir le bruit que Ferrand a été pris,
à trois lieues de Nérac, allant à la cour, et ramené à
Pau ; aussi que les huguenots ont failli à surprendre
Taillebourg et Taillemont en même temps, et quel-
ques autres desseins pour Dax et Bayonne. Mardi,
une troupe de bohèmes, qui roule ici autour il y a
longtemps, ayant acheté la faveur et secours d'un
gentilhomme du pays nommé Le Borgne La Siguinie
pour les aider d'avoir raison de quelques bohèmes
qui sont en une autre troupe delà l'eau en la terre
de Gensac qui est au roi de Navarre, ledit La Siguinie
ayant assemblé vingt ou trente de ses amis, sous
couleur d'aller à la chasse avec des harquebuses
pour les canards avec deux ou trois desdits bohèmes,
du côté deçà, allèrent charger ceux de delà et en
tuèrent un. La justice de Gensac avertie arma le
peuple et vinrent faire une charge aux assaillants, et
en ont pris quatre, un gentilhomme et trois autres,
en tuèrent un et en blessèrent trois ou quatre autres.
Le reste se retira deçà l'eau ; et de ceux de Gensac il
y en a deux ou trois blessés à mort. L'escarmouche
dura longtemps, et bien chaude. La chose est sujette
à composition, car de l'un et l'autre parti il y a
beaucoup de faute. Si le sieur de La Rocque, qui est
fort de mes amis, se doit battre par nécessité à
Cabanac du Puch, je souhaite et lui conseille que ce
soit loin de vous. »
Écrite à sept jours de distance de la précédente,
cette lettre montre clairement combien la tranquillité
était précaire et souvent troublée par de fréquents
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 107
incidents, dont on ne se tourmentait pas, au reste,
outre mesure. Rapportons encore le post-scriptum
important par lequel Montaigne l'achevait: « Mon-
seigneur, ma lettre se fermait quand j'ai reçu la
vôtre du 6 et celle de M. Yilleroy, qu'il vous a plù
m'envoyer (par un homme que le Corps de la ville
m'a envoyé) de l'heureuse expédition de leurs dépu-
tés. Le sieur de La Mote me mande avoir à me dire
choses qui ne se peuvent écrire, et que je lui mande
s'il est besoin qu'il me vienne trouver ici ; sur quoi
je ne fais point de réponse. Mais quant au comman-
dement qu'il vous plait me faire de vous aller trouver,
je vous supplie très humblement croire qu'il n'est
rien que je fasse plus volontiers et ne me rejetterai
jamais si avant en la solitude, ni ne me déferai tant
des affaires publiques qu'il ne me reste une singu-
Hère dévotion à votre service et aflection de me
trouver où vous serez. Pour cette heure, j'ai les
bottes aux jambes pour aller au Fleix où le bon
homme président Ferrier et le sieur de la Marselière
se doivent trouver demain avec dessein de venir ici
après-demain ou mardi. J'espère vous aller baiser les
mains un jour de la semaine prochaine, ou vous
avertir s'il y a juste occurence qui m'en empêche. Je
n'ai reçu aucunes nouvelles de Béarn ; mais Poiferré
qui a été à Bordeaux m'a écrit, à ce qu'on me mande,
et donné la lettre à un homme de qui je ne l'ai point
encore reçue. J'en suis marri '. »
1. De .Montaii:iie, le 9 février lo8o. — Publiée pour la pre-
mière fois par Feuillet de Conciles, dans les Causeries d'un
curieux, t. II[, p. 282.
108 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Les petits incidents se multiplient, aussi Montai-
gne correspond-il plus fréquemment avec Matignon.
Lui qui n'aime pas à écrire, il envoie presque chaque
jour une lettre, et parfois assez longue. Dans la der-
nière missive, Montaigne ne faisait qu'une mention
de la surprise de Ferrand, le secrétaire de la reine
de Navarre qui allait à Paris. Trois jours après, le
12 février, il se hâte d'apprendre à Matignon ce que
lui-même en a entendu dire. « Monseigneur, lui
écrit-il, je viens d'arriver du Fleix. La Marselière
s'y est trouvé, et d'autres de ce conseil. Ils disent
que, depuis l'accident de Ferrand, et pour cet effet,
Frontenac est venu à Xérac, auquel la reine de
Navarre dit que si elle eût estimé le roi son mari si
curieux, qu'elle eût fait passer par ses mains toutes
les dépêches, et que ce qui s'est trouvé dans la lettre
qu'elle écrit à la reine sa mère, qu'elle parle de s'en
retourner en France, que c'est comme en demandant
avis et en délibérant, mais non pas comme y étant
résolue, et qu'elle le met en doute pour le peu de
compte qu'on fait d'elle si apparemment que chacun
le voit et connaît assez. Et Frontenac dit que ce que
le roi de Navarre en a fait n'a été que poiu" la défiance
qu'on lui avait donnée que Ferrand portait des
mémoires qui touchaient son état et affaires publi-
ques. Ils disent que le principal effet est que plusieurs
lettres des filles de cette cour à leurs amis de France,
— je dis les lettres qui se sont sauvées, car ils disent
que quand Ferrand fut pris, il eut moyen de jeter
quelques papiers au feu qui furent consommés avant
(|u'on les pût retirer, — ces lettres qui restent
apprêtent fort à rire. J'ai vu en repassant M. Ferrier
MONTAIGNE MAIRE UE BORDEAUX. 109
malade à Sainte-Foy, qui se résout à me venir \oir
un jour de cette semaine. D'autres y seront dès ce
soir. Je ne m'attends pas qu'il y vienne et me semble,
attendu son âge, l'avoir laissé en mauvais état.
Toutefois je l'attendrai, si vous ne me commandez le
contraire, différerai à cette cause mon voyage vers
vous sur le commencement de l'autre semaine. » Et,
en post-scriptum : « Le dit Ferrand avait m.ille écus
sur lui, dit-on, car toute cette information n'est guère
certaine'. »
En somme, l'arrestation de Ferrand n'avait eu
qu'une issue plaisante. Mais, si on en croit l'Esloile,
Ferrand faisait des aveux plus graves : il soutenait,
paraît-il, que la reine Marguerite avait le dessein
d'empoisonner son mari pour se venger du dédain
qu'il lui témoignait ^ La rupture entre les deux
époux était donc imminente. Voyant ses projets de
fuite découverts, la reine ne songeait plus qu'à les
mettre à exécution sans entraves. On approchait du
carême. Marguerite manifesta le désir de se rendre à
Agen pour y faire ses dévotions et assister aux
sermons d'un Père jésuite qui prêchait la station à la
cathédrale de Sainl-Etienne. Henri de Navarre ne
s'y opposa pas et, le 19 mars, sur le soir, les
habitants d'Agen voyaient arriver la reine en
assez modeste équipage. Mais d'autres gens suivi-
rent bientôt et, de jour en jour, l'aftluence devint plus
1. De Montaigne, le 12 février 1585. — Publiée et repro-
duite en fac-similé par Feuillet de Conches, dans les Causeries
d'un curieux, t. III, p. 288.
2. Mémoires-journaux de Pierre de L'Esloile. Paris, 1875,
in-8«, t. H, p. 181.
IIU MONTAIGNb; ET SES AMIS.
grande. Marguerite avait réussi : parvenue à Agen,
qui lui avait été cédé pour garantir les rentes de sa dot,
la reine s'y entourait de personnes sûres et capables
de la défendre contre les agressions de son mari.
C'était un nouvel ennui qu'Henri de Navarre
eût sans doute pu éviter avec un peu plus de cir-
conspection. Désormais, il allait lui falloir user de
plus de prudence encore, de plus de sens politique,
car il lui venait de tous les côtés du royaume des
adversaires prêts à profiter de ses fautes. La Guyenne
pourtant continuait à demeurer à peu près calme.
Montaigne, qui se plait tant à narrer par le menu
les incidents éclos sur le coin de terre qu'il habite,
ne trouve à racontera Matignon que des petits faits
sans importance. On s'alarme « de quelque troupe
de gens de cheval » qui s'est assemblée « de l'autre
côié de la rivière ». Les prisonniers faits après
l'échaulîourée de Gensac sont même en liberté,
« sauf le procureur de la terre de Montravel, qui a
été pris par compagnie et rencontré n'ayant aucune
participation à tout cela et s'était trouvé sur les
lieux pour quelque exécution de justice » '. Montai-
gne ne semble-t-il pas s'égayer intérieurement en
notant ainsi le cas de ce mngistrat, surpris au milieu
de son devoir et retenu enfermé, bien qu'innocent,
tandis qu'on relâche les coupables ? Pourtant, Mati-
gnon, qui juge les choses de plus haut, veut s'entre-
tenir avec le maire de Bordeaux. Il le presse de
revenir en ville, et Montaigne répond aussitôt qu'il
1. De Montaigne, le 13 février lo85. — Publiée pour la pre-
mière fois par Feuillet de Conches, dans les Causeries d'un
curieux, t. 111, p. 290.
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. ill
va y aller. « J'attends à ce soir, lui écrit Montaigne,
avec espérance de |3artir demain pour vous aller
trouver, et ne pouvant faire à cette heure, à cause
des eaux débordées partout, ce chemin d'ici à Bor-
deaux en une journée, je m'en irai coucher à Fau-
hrenet, près du port du Tourne, pour vous trancher
chemin, si vous partez ce pendant, et me pourrai
rendre mardi matin à Podensac pour y entendre ce
qu'il vous plaira me commander. Si par ce porteur
vous ne me changez d'assignation, je vous irai trou-
ver mardi à Bordeaux, sans passer l'eau qu'à la
Bastide '. »
Il fallait que l'invitation de Matignon fût singulière-
ment pressante pour que Montaigne se mit aussi
rapidement en roule et vînt à Bordeaux malgré
l'inondation. La Ligue commençait à s'agiter à Bor-
deaux, comme elle le faisait à Paris, sous l'œil indécis
du roi. Mais Matignon, soldat dévoué à Henri III
malgré les incertitudes de sa politique, était bien
décidé à s'opposer aux entreprises des ligueurs aussi
constamment qu'il avait repoussé les efforts du roi
de Navarre. Ainsi que Montaigne, le maréchal ne
voulait s'engager avec aucun parti et plaçait son
loyalisme au-dessus des querelles intestines. Cette
politique ne faisait pas l'affaire du roi de Navarre,
dont il empêchait sans cesse les empiétements. Henri
de Navarre s'irritait de la constante vigilance du
maréchal, auquel il reprochait de lui faire « des
i. Sans lieu ni date (seconde quinzaine de février I080.) —
Publiée pour la première fois par Feuillet de Goncheï, dans les
Causeries d'un curieux, t. III, p. 291.
U2 MONTAIGNE ET SES AMIS.
querelles d'Allemagne *. Bien que Matignon ne fût
en Guyenne que le lieutenant du roi de Navarre,
gouverneur nominal de la province, il ne prenait pas
l'avis de celui-ci et dirigeait lui-même l'administra-
tion, surveillant tout et exécutant les mesures néces-
saires sous sa propre responsabilité. Henri de Navarre
en voulait au maréchal de le négliger ainsi et de
l'effacer complètement. Pour le moment, son aigreur
n'était pas déguisée ; mais il revint à une plus juste
appréciation des choses quand il eut vu la belle
contenance de Matignon à Bordeaux.
Les ligueurs s'étaient ménagé assez d'intelligence
dans la ville pour y tenter un coup de main. A la
fin de mars et au commemîement d'avril, les esprits
semblaient assez échauffés pour qu'on put redouter
quelque soulèvement. Le maréchal ne perdait pas de
vue les allées et venues des conspirateurs. Henri de
Navarre, lui aussi, veillait de loin sur la ville, qu'il
se souciait fort peu de voir tomber au pouvoir de ses
pires ennemis ; dès qu'il fut prévenu du complot,
il se hâta d'en informer Matignon et le Corps de
ville, afin de déjouer ces desseins'. De concert avec
quelques hommes d'ordre, le maréchal le fit avec
beaucoup de prudence et d'à-propos. Le chef des
ligueurs à Bordeaux était alors le baron de Vaillac,
dont nous avons déjà parlé. Gouverneur du château
Trompette, il pouvait sans trop de difficultés, se
rendre maître de la ville et la réduire au pouvoir des
Guises. Matignon le savait. Feignant d'avoir reçu du
1. Recueil des lettres 7nïssives (/e7/e»ri! /F, publié par Berger
de Xivrey, t. II, pp. 27 et 29.
MONTAK.NE MAIUE DE BOHDEAUX. 113
roi (Je France des ordres intéressant la province et
la ville, il assemble chez lui, à une date qui ne nous
est pas connue, les présidents et les gens du roi au
Parlement, Michel de Montaigne, maire, et les jurais
de Bordeaux, les principaux officiers de la ville, sans
oublier Vaillac. « Sitôt que l'assemblée fut faite, dit
l'historien de Matignon', Le Londel, capitaine de ses
gardes, se saisit des avenues de son logis ; et, ayant
mis les amis du maréchal et ceux qu'il avait avertis
et qu'il connaissait affectionnés au service du roi
pour soutenir les gardes, le maréchal fit l'ouverture
des pernicieux desseins des ligueurs, qui, sous
prétexte de religion, se révoltaient contre leur pi-ince
souverain, troublaient le repos du royaume, et vou-
laient élever leurs fortunes sur les ruines de celles
des plus gens de bien. » Il ajoute « qu'il était averti
qu'ils avaient des partisans dans Bordeaux, qui
avaient promis de le livrer entre leur mains ; qu'il
les avait priés de s'assembler pour leur découvrir un
secret qui importait à leurs fortunes et à leurs vies ;
([ue, comme le danger était grand, le remède devait
être prompt, et (ju'en des matières de cette impor-
tance il fallait commencer par l'exécution. Puis,
tournant les yeux sur Vaillac, qui était assis avec les
autres, il lui dit que sa fidélité était suspecte au roi
et que Sa Majesté, pour se délivrer de cette inquié-
1. Histoire du maréchal de Matignon, gouverneur et tieu-
tenant-géncral pour le roi en Guyenne, par M. de Caillière.
Paris, 1661, in-l'olio, p. 157. — Caillière no précise pas la
date. C'est en avril l."j85. Je reproduis ici ce récit tout entier
bien qu'un peu long et lourd, parce qu'il est évidemment fait
d'après un document original.
MONTAIGNB II. 8
H4 MONTAIGNE ET SES AMIS.
tude, désirait ({u'il remit le château Trompette entre
ses mains. Vaillac, tout étonné de ce discours, auquel
il ne s'attendait pas, voulut s'excuser en protestant
qu'il n'avait jamais eu d'intention de ricMi faire contre
le service du roi ; qu'il suppliait le maréchal de se
contenter de sa parole, ou du moins de lui donner le
temps de se justifier sans le déposséder de sa charge
avec celte infamie (lu'il n'avait point méritée; ([u'il
était homme d'honneur et qu'il aimait mieux mourir
que de le perdre .
« Le maréchal, sans lui donner loisir de haranguer
davantage, lui dit que le moyen de mourir était
de résister aux ordres du roi ; que s'il apportait
de plus longues refuiies, il le tiendrait pour cou-
pable ; que s'il ne le rendait maitre de la pla<^e,
il lui ferait trancher la tête à la vue de sa garnison,
et qu'il voulait bien qu'il crût qu'il était en état de
se faire obéir. Au même temps, il fit venir Le Londel,
auquel il ordonna de désarmer Vaillac et de lui
donner des gardes ; il commanda au maire de faire
savoir les intentions du roi et les siennes à toute la
ville, pour disposer les bourgeois, vrais et fidèles
serviteurs de Sa Majesté, de se joindre avec ses
troupes pour forcer les soldats de la garnison, si
la punition de Vaillac ne les obligeait à se rendre,
Vaillac, voyant que le maréchal le menait si brus-
quement, eut recours aux soumissions et aux prières ;
et, comme il n'était pas haï d(! ceux qui composaient
l'assemblée, chacun dit quelque chose en sa faveur.
Le Premier Président, prenant la parole, lui remontra
qu'il devait obéir aux ordres de M. le Maréchal,
puisqu'il représentait la personne du roi dans la pro-
MONTALGNK MAIKK DE BORDEAUX. llo
vince et dans la ville ; que s'il n'était pas coupable,
il n'empêcherait pas qu'il fit voir son innocence ;
que s'il remettait la place en dépôt entre les mains
du maréchal, il serait supplié de toute l'assemblée
de porter témoignage au roi de son obéissance ; qu'il
estimait que c'était la seule voie qu'il devait suivre
dans l'occasion présente, que toute autre lui serait
inutile et même dangereuse ; qu'il lui conseillait
d'aller trouver le roi, pour lui rendre compte de ses
actions ; qu'il ne devait rien craindre si sa conscience
était nette et que son innocence le mettrait à cou-
vert des calomnies de ses ennemis. Le maréchal,
voyant que Vaillac contestait encore avec de faibles
raisons, commanda qu'on le menât hors de la salle.
Ce commandement fit redoubler les prières d'un
chacun au maréchal et employer de nouvelles per-
suasions pour résoudre Vaillac.
« Enfin, après quelques heures de patience,
Vaillac fit de nécessité vertu, et promit au maré-
chal de lui mettre la place entre les mains, pourvu
qu'il eût agréable de lui permettre d'en tirer ce
qui lui appartenait et d'aller trouver le roi pour se
justifier. De ce pas, le maréchal sortit de la salle et
passa dans la rue, environné de ses gardes et de
quelques gens de guerre qu'il avait à Bordeaux,
suivi de toute l'assemblée et de Vaillac, auquel il fit
rendre l'épée. En cet état, il alla droit à la porte du
château Trompette, d'où Vaillac commanda à ses
officiers et à ses soldats de sortir, la mèche éteinte,
et de recevoir les ordres du maréchal. Cela fait sans
tumulte et sans rumeur. Le Londel se saisit de la
porte, et le maréchal, y ayant fait entrer ses gens,
116 MONTAIGNE ET SES AMIS.
permit à Vaillac d'y laisser quelques-uns de ses
domcsliques pour en tirer ses meubles et faire inven-
taire, avec Le Londel, de l'artillerie, des armes, vivres
et munitions qui s'y trouveraient. Le jour d'après,
il fut dressé un acte par la même assemblée de
l'obéissance que Vaillac avait rendue aux ordres du
maréchal, pour être envoyé au roi, et le maréchal
rendit compte à Sa Majesté de la chose comme elle
s'était passée. »
Grâce à la prévoyance et à la fermeté de Matignon,
Bordeaux demeurait donc au pouvoir du roi et les
ligueurs devaient renoncer à leurs espérances. « Si
ce maréchal, comme dit Brantôme, n'eût attrapé
lors cette place et par finesse et par adresse, Bor-
deaux eût eu de l'alTaire. » Il est vrai d'ajouter que
le Corps de ville était lidèle au roi et que dans cette
circonstance il servit le maréchal dans la mesure
de SCS moyens. Après cet événement, le maire et
les jurats de Bordeaux s'empressèrent de faire à
Henri III une chaleureuse protestation de dévoue-
ment. « Nous sommes tendus, délibérés et résolus,
écrivaient-ils au roi le 22 avril 1583, de garder et
observer fidèlement et avec toute sincérité, sollici-
tude et vigilance tout ce que nous pourrons savoir et
apprendre être de votre intention et nous ranger
et conformer entièrement et de tous points à icelui
par l'emploi de notre sang, de nos vies, et de tous
les moyens que Dieu nous aura suscités et dont
le fait et exécution fera preuve et démonstration
certaine. » Puis, parlant des derniers incidents, le
Corps de ville ajoutait : « Nous sommes certains que
Votre Majesté sera informée amplement par M. le
.MOXTAfGNE MAIRE DR BORDEAUX. 117
maréchal de Matignon de l'élat de cette ville,
inéme de ce qui s'est passe naguères pour le fait
(le votre château Trompette, auquel nous avons
assisté de tout notre pouvoir et rendu l'obéissance
({ue nous devons à Votre dite Majesté et service,
comme nous ferons toujours, de pareille volonté et
dévotion '. »
Le roi pouvait se fier à d'aussi énergiques proies-
lations de fidélité, appuyées comme l'étaient celles-ci
par des actes plus probants encore. La situation
n'était, en eflet, complètement rassurante ni à
Bordeaux ni dans le reste de la province : en
certains endroits même, les affaires continuaient à
s'embrouiller davantage. Les gens de Brouage, de
Koyan, de Blaye et de Bourg s'étaient emparés
du haut de la rivière, pillant et rançonnant les
navires marchands qui montaient ou qui descen-
daient. Henri de Navarre ne cessait de faire des
protestations de fidélité au roi ; mais les chefs
huguenots fortifiaient Bergerac et les places suscep-
tibles de défense, et, par-dessous main, le prince
les encourageait. Matignon ne perdait rien de tout
cela de vue, se proposant bien d'intervenir dés qu'il
le pourrait ; d'abord, il irait à Agen, où la reine
Marguerite devenait menaçante ; puis il remonterait
la Garonne juscju'au Bec-d'Âinbez, pour mettre les
1. Arrliirrft historiques; du département de la Gironde^
\. X, |). 401. FI convient d'ajouter que Montaigne ne cessait
|)as d'entretenir d'excellentes relations avec le roi de Navarre
et (|u"il lui annonça les événements de Bordeaux. Voy.. à ce
sujet, une lettre du l'i avril t."j8.'5, à .Matignon, dans le Hecueil
des lettres missines de Henri /!', t. II, 'p. 4.t.
118 MONTAIGNE ET SES AMIS.
pillards à la raison. Mais Bordeaux n'élait pas assez
calme pour exécuter ce double projet. Les chefs
ligueurs s'agitaient toujours et cherchaient à rendre
Matignon suspect, en l'accusant de s'entendre avec
le roi de Navarre pour lui livrer la ville. Le maré-
chal tint bon. « Auparavant que me saisir du
château Trompette *, écrit-il à Henri III, le 30 avril
1583, j'avais mandé les trois compagnies du régi-
ment du sieur d'Oraison, que j'ai fait loger près de
cette ville, où je les tiendrai jusqu'à ce que je voie
que les choses y soient plus assurées qu'elles ne
sont. Le sieur de Gourgues vous y sert très fidèle-
ment. Je supplie très humblement Votre Majesté
lui en écrire une bonne lettre, même à l'archevêque,
présidents, vos avocats et procureurs, maire et
jurats. Les principaux doutent - fort les remuements
qui s'y préparent chez ce peuple, pour les exemples
qu'ils en ont vu par le passé ; mais j'espère si bien
faire châtier le premier qui y mettra la main, que
les autres craindront d'attenter rien contre votre
autorité. »
C'est ce qui arriva. Grâce aux précautions de
Matignon, grâce aussi au bon esprit de leur édilité,
les Bordelais ne se soulevèrent point. Ayant reçu du
roi l'ordre de se rendre à Agen, où Marguerite se
fortifiait chaque jour davantage, le maréchal put
abandonner Bordeaux et laisser la ville à des gens
de confiance, moins experts que lui aux affaires
publiques. En sa qualité de maire, c'est Montaigne
1. Archives historiques du département de la Gironde,
t. XIV, p. 283.
2. Redoutent.
M0NTAIGN1-: MAI.IE DE BOROEAUX. 119
qui avait la liaulc main et devait parer à l'imprévu.
Les esprits étaient toujours échauffés. Lui-même va
nous apprendre comment il remplit son devoir ; il
nous dira ses actes, car il correspondait avec Mati-
gnon absent, et nous saurons de la sorte les incidents
de cet intérim. Le 22 mai 1385, Montaigne écrivait à
Matignon ' :
« Monseigneur, j'ai reçu ce matin votre lettre, que
j'ai communiquée à M. de Gourgues, et avons dîné
ensemble chez M. de Bordeaux 2. Quant à l'inconvé-
nient du transport de l'argent contenu en votre
mémoire, vous voyez combien c'est chose malaisée
à pourvoir, tant y a que nous y aurons l'œil de plus
près que nous pourrons. Je fis toute diligence pour
trouver l'homme de quoi vous nous parlâtes. Il n'a
point éîé ici, et m'a M. de Bordeaux montré une
lettre par laquelle il mande ne pouvoir venir trou-
ver le dit sieur de Bordeaux comme il délibérait,
ayant été averti que vous vous défiez de lui. La
lettre est de avant-hier. Si je l'eusse trouvé, j'eusse
1. Cette importante missive se trouve au British Muséum,
Misccllaneous Ictters and papcrs, bibl. Egcrton, mss. col.
XXllf, Plutarch, ('• lf)7, pièce cotée 240. Découverte et
signalée par Horace de Viel-Gastel, elle a été publiée pour la
première fois par le D"' Payen, qui en donne le fac-similé dans
ses Xouveaux Documents inédits ou peu connus sur Montai-
gne (Paris, 1850, p. 10). On en trouve également le fac-similé
dans une brochure de Lepelle de Bois-Gallais, concernant
Taffaire Lil)ri, et où il n"est pas autrement question de Mon-
taigne, bien qu'elle ait paru sous ce litre : Encore une lettre
inédite de Monlaiijne J^ondres, 1850, in-8" do 32 pp.)-
2. C'est l'archevêque de Bordeaux, Antoine Prévost de
Sansac.
120 MONTAIGNE ET SES AMIS.
à l'aventure suivi la voie plus douce, étant incertain
de votre résolution. Mais je vous supplie pourtant
ne faire nul doute que je refuse rien à quoi vous
serez résolu et que je n'ai ni choix ni distinction
d'affaire ni de personne où il ira de votre comman-
dement. Je souhaite que vous ayez en Guyenne beau-
coup de volontés autant vôtres qu'est la mienne.
On fait bruit que les galères de Nantes s'en viennent
vers Brouagc. M. le maréchal de Biron n'est encore
délogé. Ceux qui avaient charge d'avertir M. d'Uza
disent ne l'avoir pu trouver et crois qu'il ne soit
plus ici, s'il y a été. Nous sommes après nos postes
et gardes et y regardons un peu plus attentivement
en votre absence, laquelle je crains non seulement
pour la conservation de celte ville, mais aussi pour
la conservation de nous-mêmes, connaissant que les
ennemis du service du roi sentent assez combien
vous y êtes nécessaire et combien tout se porterait
mal sans vous. Je crains que les affaires vous sur-
prendront de tant de côtés au quartier où vous êtes
que vous serez longtemps à pourvoir partout et y
aurez beaucoup et longues difficultés. S'il survient
aucune nouvelle occasion et importante, je vous
dépécherai soudain homme exprès, et devez estimer
que rien ne bouge si vous n'avez de mes nouvelles,
vous suppliant aussi de considérer que telle sorte
de mouvements ont accoutumé d'être si impourvus
que, s'ils devaient avenir, on me tiendra à la gorge
sans me dire gare. Je ferai ce que je pourrai pour
sentir nouvelles de toutes parts, et pour cet effet
visiterai et verrai le goût de toute sorte d'hommes.
Jusques à cette heure rien ne bouge. M. du Londel
MONTAIGNK MAIRE DR BORDEAUX. 1:21
m'a vu ce malin cl avons regardé à quelques agence-
ments pour sa place où j'irai demain matin. Depuis
ce commencement de lettre j'ai appris aux Chartreux
qu'il est passé près de cette ville deux gentilshommes
qui se disent à M. de Guise, qui viennent d'Agen,
sans avoir pu savoir quelle route ils ont tiré. On
attend à Agen que vous y alliez. Le sieur de Mau-
vezin vint jusques à Canteloup et de là s'en retourna
ayant appris ([uelques nouvelles. Je cherche un capi-
taine Roux à qui Masparraute écrit pour le retirer à
lui avec tout plein de promesses. La nouvelles ^sicj
des deux galères de Nantes prêtes à descendre en
Brouage est certaine, avec deux compagnies de gens
de pied. M. de Mercure est dans la ville de Nantes.
Le sieur de La Courbe a dit à M. le président Nes-
mond que M. d'Elbeuf est en deçà d'Angers et a
loge chez son père, tirant vers le Bas-Poitou avec
quatre mille hommes de pied et quatre ou cinq cents
chevaux, ayant recueilli les forces de M. de Brissac
et d'autres, et que M. de ]\[ercuro se doit joindre à
lui. Le bruit court aussi que M. du Maine vient
prendre ce qu'on leur a assemblé en Auvergne, et
({ue, par le pays de Forez, il se rendra en Kouergue
et à nous, c'est-à-dire contre le roi de Navarre contre
lequel tout cela vient. M. de Lansac est à Bourg et
a deux navires armés qui le suivent. Sa charge est
pour la marine. Je vous dis ce que j'apprends et
mêle les nouvelles des bruits de ville que je ne
trouve vraisemblables avec des vérités, alin que vous
sachiez tout, vous suppliant très humblement vous
••n revenir incontinent que les affaires le permettront
et vous assurer que nous n'épargnerons ce pendant
12Î MONTAIGNE ET SES AMIS.
ni notre soin, ni, s'il est besoin, notre vie, poiir
conserver toute chose en l'obéissance du roi. Mon-
seigneur, je vous baise très humblement les mains et
supplie Dieu vous tenir en sa garde. Votre très hum-
ble serviteur, Montaigne.
« De Bordeaux, ce mercredi, la nuit, -22 de
mai (1o8d). »
Et en post-scriptum : «Je n'ai vu personne du roi
de Navarre ; on dit que M. de Biron l'a vu. »
On sent à ce langage que Montaigne n'est pas ras-
suré. Il craint que les événements ne se précipitent,
en l'absence du maréchal, et ne débordent sa bonne
volonté. L'œil aux aguets, l'oreille aux écoules, il
enregistre les moindres bruits pour les faire savoir
à Matignon. La responsabilité d'une grande ville
comme Bordeaux lui pèse évidemment ; il redoute
d'être inférieur à sa tâche. 3Iais l'appréhension du
danger n'altère pas le bon sens de Montaigne. Les
nouvelles qu'il transmet à Matignon sont exactes
et le peuvent éclairer. Le duc de Mercœur — de
Mercure, comme dit Montaigne — est bien à Nantes,
et le duc d'Elbeuf en Anjou. Il est vrai que le duc
du Maine doive venir en Guyenne, mais le maré-
chal de Biron n'a pas encore quitté son logis de
Biron, et, s'il n'a pas vu le roi de Navarie. celui-ci
lui fait des avances. Montaigne juge aussi bien les
incidents qui surviennent près de lui, et sa pru-
dence ne l'abandonne pas dans l'action. Précisément
la montre, c'est-à-dire la revue générale des habi-
tants de Bordeaux avait lieu, en armes, chaque année
au mois de mai. Dans la situation des esprits, sous la
menace d'une insurrection peut-être prête à éclater,
MONTAIGNE MAUŒ DE BORDEAUX. 123
cette réunion de bourgeois armés offrait un péril
particulier. La plupart des membres du Corps de
ville qui devaient y figurer pensaient à restreindre
le plus passible les évolutions de ces phalanges, qui
pouvaient devenir si dangereuses en cet instant.
Montaigne, lui, n'oubliait pas combien la faiblesse
avait été funeste, quarante ans auparavant, à Tristan
de Moneins et au président de La Ghassaigne devant
l'émeute qui grondait. Son avis fut donc de ne laisser
paraître aucune appréhension. « Mon sentiment, nous
apprend-il lui-même, fut qu'on évitât surtout de
donner aucun témoignage de ce doute, et qu'on s'y
trouvât et mélàt parmi les files, la tète droite et le
visage ouvert, et qu'au lieu d'en retrancher aucune
chose 'à quoi les autres opinions visaient le plus),
au contraire, on sollicitât les capitaines d'avertir les
soldats de faire leurs salves belles et gaillardes en
l'honneur des assistants et n'épargner leur poudre.
Cela servit de gratification envers ces troupes sus-
pectes, et nous engendra dès lors en avant une
mutuelle et utile confidence •. »
Cinq jours après cette missive, qui fait si grand
honneur à Montaigne et qui le montre veillant à tout,
nouvelle lettre au maréchal de Matignon. Celle-ci
est flus courte, mais plus pressante. Montaigne
avait tout dit dans le long message précédemment
envoyé ; mais la situation demeure aussi tendue et le
maire redoute décidément de n'y pouvoir faire face
seul. D'ailleurs, loin d'aller se justifier auprès du roi
1. Essais (1588), I. I, cli. xxiv, Divers événements de
même cohseil.
\^i MONTAIGNE ET SES AMIS.
comme il s'y était engagé et comme Malignon lui en
avait donné les moyens', le baron de Vailiac conti-
nuait ses menées aux alentours de Bordeaux, cher-
chant à profiter du moindre manque de -vigilance.
Le 27 mai, Montaigne écrit à Malignon : « Le voisi-
nage de M. de Vailiac nous remplit d'alarmes, et
n'est jour qu'on ne m'en donne cinquante bien pres-
santes. Nous vous supplions très humblement de
vous en venir, incontinent que vos affaires le pour-
ront permettre. J'ai passé toutes les nuits ou par la
ville en armes, ou hors de la ville sur le port ; et
avant votre avertissement, y avais déjà veillé une
nuit sur la nouvelle d'un bateiu chargé d'hommes
armés qui devait passer. Nous n'avons rien vu, et
avant-hier soir, y fûmes jusques après minuit, où
M. de Gourgucs se trouva ; mais rien ne vint. Je me
servis du capitaine Saintes, ayant besoin de nos
soldats. Lui et Massip remplirent les trois patachcs.
Pour la garde du dedans de la ville, j'espère que
vous la trouverez en l'état que vous nous la laissâtes.
J'envoie ce matin deux jurats avertir la cour du Par-
lement de tant de bruits qui courent et des hommes
évidemment suspects que nous savons y être. Sur
quoi, espérant que vous soyez ici demain au plus
tard, je vous baise très humblement les mains, etc. ..»
Et, en post-scriptum, Montaigne ajoute le détail
suivant : « Il n'a été jour que je n'aie été au château
\. Au dire de Brantùine, qui tenait ce délail de Mali^Mion,
celui-ci avait donné cinq cents écus à Vailiac pour aller trou-
ver Henri Ht. Brantôme.. Œurres publiées par Ludovic
Lalanne, t. V. p. 162.
MONTAIGNE MAIKE DE BORDEAUX 125
Trompette. Vous trouverez la plateforme faite. Je
vois l'archevèehé tous les jours' . »
Certes, on coneoit aisément que chacune de ces
circonstances nouvelles venant s'ajouter à une situa-
tion fort tendue par elle-même devait augmenter
les craintes de Montaigne, qui n "était pas un homme
d'action, et encore moins un homme de guerre.
Sa charge lui imposait la vigilance pour éviter les
entreprises des factieux, et nous venons de voir
avec quelle conscience scrupuleuse il remplissait ce
devoir. Mais qui sait s'il aurait les qualités néces-
saires pour faire échouer un coup de force comme
il avait déjoué les desseins cachés de mécontents?
C'est pour cela que Montaigne eût voulu que Mati-
gnon l'evint sans tarder veiller au salut de la grande
ville. Pourtant le maréchal ne semblait pas se hàier
d'accourir : la précipitation n'était pas le fait de ce
« musard », comme l'appelle Brantôme. De plus, la
situation de l'Agenais réclamait quelque examen.
Après s'être enfermée dans Agen, voici que la reine
Marguerite y prenait position et méditait de s'em-
parer de diverses localités voisines. Il fallait y veiller
de prés, et, quelque pressants que fussent les appels
de Montaigne, Matignon devait garder la Guyenne
tout en mettant Bordeaux à l'abri d'une surprise.
Fort heureusement la surprise ne vint pas. Le
désarmement de Vaillac avait bien sauvé la ville des
atteintes des ligueurs. D'ailleurs, le roi de France
1. De bordeaux, le 27 mai 1585. — Publiée pour la pre-
mière fois [)ar Feuillet de Couches, dans les Causeries d'mt
curieux, t. lil, p. 310.
1:26 MONTAIGNE ET SES AMIS.
commençait à ne plus cacher ses sympathies pour les
Guises et leur parti. Tout d'abord, Henri III s'était
rapproché de Henri de Navarre et avait tenté une
démarche pour ramener ce prince à la religion
catholique. Mais le Béarnais ne voulut pas abjurer ;
il refusa de donner au roi la satisfaction qu'il don-
nerait plus tard à la nation, à la France. Ce refus
poussa Henri III vers la Ligue ; tandis que le roi de
France compte sur l'appui de Philippe II d'Espagne,
le roi de Navarre et les protestants sollicitent la
protection de la reine d'Angleterre. Il est vrai de
dire qu'au milieu de ces embarras inopinés, le sens
politique du roi de Navarre s'éveille singulièrement ;
il essaie d'y faire face, mais avec une vue nette de
ses devoirs, une sorte de prescience de ce que
l'avenir lui réserve. Jusqu'alors, ses visées avaient
été un peu mesquines, ses actes iracassiers, sa
conduite guidée trop souvent par la passion ; les
ambitions s'élargissent et s'élèvent maintenant ; s'il
reste quelque chose du chef de parti, on peut pres-
sentir cependant le clief futur d'une grande nation.
Il y a deux mois à peine, on eût pensé qu'Henri
de Navarre deviendrait hostile là Matignon, dont la
prudence lui paraissait trop cauteleuse, pleine de
détours. Il reconnaît maintenant les qualités du
vieux soldat, son dévouement à la couronne, et,
faisant taire ses antipathies, il lui propose de s'en-
tendre dorénavant. « A présent, lui écrit-il, laissant
toutes ces choses en arrière et voyant l'ennemi si
librement et sans opposition continuer ses desseins,
c'est à nous de regarder ensemble à ce qui est
besoin pour le service du roi, et, d'une commune
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 127
main, y apporter le remède. Je vous prie donc, mon
•cousin, que nous prenions en ces affaires une bonne
el mutuelle intelligence '. » Le roi de Navarre, gou-
verneur de Guyenne, eût désiré avoir une entrevue
avec le maréchal pour se concerter avec lui. Mais
Matignon n'était pas homme à répondre aux pre-
mières avances. Bien que le roi de Navarre eût
quitté le Béarn et fût maintenant à Bergerac, où il
veillait plus ais(;ment à la sûreté du pays, le maré-
chal évitait de se rencontrer avec lui. Après la
surprise du château Trompette, c'est Montaigne qui
vint dire les détails au roi de Navarre, et c'est lui
qui rapporta, en échange, les compliments du prince
à Matignon '-. Aucun messager ne pouvait, il est vrai,
être plus agréable, et le maréchal y recourait plus
volontiers que le roi de Navarre ne l'eût souhaité,
lui qui désirait s'entendre directement avec le lieu-
tenant-général en personne.
Par politique, en effet, Henri de Navarre cherchait
à se rapprocher le plus qu'il le pouvait des hommes
de guerre en situation de le servir ou de lui nuire.
Déjà, à fin de mars, il avait eu à Castres, avec le
maréchal de Montmorency, gouverneur du Lan-
guedoc, une entrevue qui tourna à l'avantage du
prince, puisque le maréchal embrassa ouvertement
son parti. (Juel précieux renfort viendrait s'ajouter
à ce secours si Matignon consentait à se prononcer
dans le même sens ! Aussi le Béarnais ne cessait-
il de lui proposer quelque entrevue, comme il
1. Vers le 10 avril 1583. Lettres de Henri IV. t. Il, p. 37.
2. Lellrc de Henri de Navarre à Matignon. — Bergerac,
24 avril 1585. — Lettres inissicea de Henri J]\ t. II, p. 45.
1:28 M'JNTAICNE ET SES AMIS.
cherchait aussi à "asinei Biron. Mais Matiijnon
faisait toujours la sourde oreille. Le 30 mai I080, au
moment de partir pour Moiitguyon voir le prince de
Condé, après la conférence de Guitres, Henri de
Navarre écrivait à Matignon de vouloir bien venir à
Libourne pour s'entendre avec lui à son retour : « Je
crois, ajoutait-il, qu'il en réussirait beaucoup d'utilité
au service du roi K » En même temps, le vicomte de
Turenne écrivait chaleureusement à Montaigne pour
lui faire presser Matignon. « Monsieur, lui mandait-
il, je vous dirai comme nous partons pour aller voir
M. le Prince. Au retour, le roi de Navarre se résout
de voir le maréchal de Matignon ; je vous prie y
tenir la main, car on sait bien ici qu'à votre persua-
sion et selon que vous pousserez que cela se pourra
faire pour le bien du service du roi : pour le bien du
service, pour le roi, pour le repos du gouvernement
et au contentement de tous les gens de bien. Nous
avons vu l'autre maréchal -, mais que je vous voie et
je vous en dirai des particularités. Je vous prie de
croire que j'affectionne infiniment votre amitié, aussi
vous pourrez vous servir de moi comme de votre
humble et assuré ami à vous obéir 3. »
1. Lettre de Henri de Navarre à Matignon (de Guîtres, le 30"
mai 1585). — Lettres missives de Henri IV, t. Jl, p. 68.
2. Sans doute le maréchal de Montmorency, ou peut-être le
maréchal de Biron, que le roi de Navarre cherchait aussi à
voir. (Lettres missives de Henri IV, t. H, p. 59.}
3. Cette lettre a été transcrite dans une préface que Prunis
projetait de mettre en tête du Journal de coijage de Montai-
gne [Le !)■• Payen, Nouveaux documenta inédits ou peu
connus sur Montaigne, 1850, in-S", p. 49.} La date manque,
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. l'29
On n'a pas oublié combien Montaigne souhaitait
un rapprochement entre le roi de Navarre et le
maréchal de Matianon. Lui demander de s'entre-
mettre, c'était être certain qu'il ferait tous ses efforts
pour que ce projet réussit. Celui-ci n'aboutit pourtant
pas et Montaigne fut réduit encore une fois à servir
d'intermédiaire entre le prince et le maréchal '. Pré-
textant la colique, c'est-à dire les atteintes de gravelle
dont il souffrait, Matignon ne se rendit pas à
Libournc. Ce sera pour une autre fois, écrivait-il.
L'occasion, en effet, ne se fit pas attendre. Pour se
rendre de Bergerac à Nérac, Henri de Navarre devait
traverser une partie de l'Agenais, où le maréchal se
trouvait alors. Tous deux se rencontrèrent à Clairac,
le i ^2 juin ioSo, et s'y entretinrenf^. Est-ce à l'insis-
tance de Montaigne qu'on doit attribuer ce résultat l
Matignon surmonta-t-il ses répugnances sur les
conseils de Montaigne ? Il n'est pas téméraire de le
supposer. Dès le lendemain, le maréchal qui n'aimait
pas à écrire le récit des négociations trop délicates,
adressait de Marmande à Montaigne un messager
chargé de le mettre au courant de ce qui était advenu 3.
La mairie de Montaigne s'acheminait ainsi ■ -.-rs
son terme. Moins de deux mois après, le 31 juil-
mais il est aisé, en rapprochant la lettre de celle de Henri IV
citée plus haut, de voir que toutes deux sont de la même épo-
que et se rapportent au même fait.
1. Lettre de Henri IV à Matij^non (Sainte-Foy, le G juin
lo85}. — Lettres missives de Henri IV, t. H, p. t)9.
2. Lettres missives de Henri IV, t. H. p. 7G (Lettre à
Meslon).
3. Archives historiques ilii département de la Gironde.
t. X, p. 402.
MONTAIGNE 11. 9
130 montaI(;ne et ses amis.
Ict I080, elle devait prendre lin. mais elle s'acheva
dans de pénibles circonstances, Cne de ces épidémies
foudroyantes, comme il en surgissait alors à peu
près périodiquement, vint, à cette époque, jeter la
désolation dans Bordeaux. D'où le fléau provenait-il ?
avait-il pris naissance à l'exiérieur, ou bien tirait-il
son origine des cloaques que la ville elle-même
contenait? Toujours est-il que, grâce à la mauvaise
situation hygiénique de Bordeaux, le mal acquit bien
vite une intensité extraordinaire. Pour essayer d'en-
traver la contagion, les autorités se hâtèrent d'édicter
des mesures énergiques. Dès le commencement de
juin, les jurats (jui avaient dans leurs attributions le
soindelasanté publique, ordonnèrent des précautions
que le Parlement approuvait le 17 juin '. Ces précau-
tions étaient minutieuses et sensées ; elles demeurè-
rent inefficaces contre la violence du Iléau. Que pou-
vaient-elles contre un mal dont la science d'alors
n'avait pas déterminé le caractère, et dont les causes
étaient trop multiples pour qu'on les pût reconnaître
aisément ?
Alors commence un atTolement facile à compren-
dre. Le Parlement lui-même a pris peur et n'est plus
en nombre pour siéger. Quelques magistrats seul?
sont restés et essaient de rendre ainsi la justice.
« Nous sommes quelqiu- nombre, écrit au roi - le
1. Ordonnance du Parlement de Bordeaux concernant la
santé publique [Archices historiques du département de la
Gironde, t. XXIU, p. 401).
2. Lettre publiée par Griin, Vie publique de Montaigne,
p. 290, note 1, et par les Archices historiques du déparle-
ment de la Gironde, t. XIV, p. 2b9.
MOXTAIGNK MAIKE DK LIOUDKALX. 131
conseiller Chauvin, qui nous sommes assurés pour
retenir la face de votre justice, servir à la conser-
vation (Je votre ville, et consoler le peuple par nos
présences, ayant ordonné ce qui nous a semblé
nécessaire pour pourvoir à cette maladie même en
l'absence de M. le maréchal de Matignon, espérant
que Dieu, duquel procèdent les bonnes volontés,
bénira les nôtres de sa grâce, dont je lui en fais
très humble requête. » Matignon vient en ville juger
de la grandeur du désastre et lui aussi mande au roi
des nouvelles bien alarmantes. « La peste augmente
de telle façon en celte ville, écrit-il le 30 juin 1585',
qu'il n'y a personne qui n'ait moyen de vivre ailleurs
qui ne l'ait abandonnée, et n'y a pour ce jourd'hui
que les sieurs Premier Président et de Gourgues qui
y soient demeurés pour l'alïection particulière qu'ils
ont à votre service; dont je me trouve fort empêché
tant par la garde d'icelle que des châteaux où la
peste est déjà, dans celui du Hà et à la maison de
ville. J'y pourvoirai et à tout ce qui sera deçà
concernant le service de Votre Majesté le mieux qu'il
me sera possible. » En efl'et, à mesure que la conta-
gion devenait plus violente, les rares habitants qui
étaient demeurés à Bordeaux s'enfuyaient ailleurs
et aucune mesure n'était assez puissante pour les y
retenir. La ville maintenant était à |)eu près déserte,
et on redoutait que le roi de Navarre ne protitât de
cet isolement pour s'en emparer.
Une faisait Montaigne, dans des circonstances
aussi pénibles ? Où était-il ? Nous avons dit que sa
l. Archices hisloriquca de la Gironde, t. XIV, p. 2'JO.
132 MONTAIGNE ET SES AMIS.
charge allait expirer le 31 juillet 1583 ; c'était le
moment le plus terrible de l'épidémie, car depuis
quelques jours il y avait une recrudescence dans
le fléau. A cette date, Montaigne était absent de
Bordeaux. Il écrivit aux jurats pour leur demander
s'il devait s'y rendre et leur adressa la lettre suivante,
que je reproduis en entier à cause des commentaires
dont elle a été l'objet. « Messieurs, leur disait Mon-
taigne, j'ai trouvé ici par rencontre de vos nouvelles
par la part que M. le maréchal m'en a fait. Je
n'épargnerai ni la vie ni autre chose pour votre
service, et vous laisserai à juger si celui que je vous
puis faire par ma présence à la prochaine élection
vaut que je me hasarde d'aller en la ville, vu le
mauvais étal en quoi elle est, notamment pour des
gens qui viennent d'un si bon air comme je fais. Je
m'approcherai mercredi le plus près de vous que je
pourrai, est à Feuillas ^ si le mal n'y est arrivé,
auquel lieu, comme j'écris à M. de La Motte, je
serai très aise d'avoir cet honneur de voir quelqu'un
d'entre vous pour recevoir vos commandements, et
me décharger de la créance que M. le maréchal me
donnera pour la compagnie, me recommandant sur
ce bien humblement à vos bonnes grâces et priant
Dieu vous donner. Messieurs, longue et heureuse
vie. Votre humble serviteur et frère, Montaigne 2. »
1. Château situé sur les coteaux de Genon, en face de Bor-
deaux et sur la rive droite de la Garonne.
2. De Libourne, le 30 juillet 1585. — Découverte par
M. d'Etcheverry aux Archives municipales de Bordeaux, cette
lettre a été publiée par lui pour la première fois dans son
Histoire des Israélites à Bordeaux (1830, in-8°, p. 51, en
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 133
Le lendemain 31 juillet, Montaigne se rendait
■effectivement à Feuillas et de là écrivait aux jurats
de Bordeaux une nouvelle lettre que voici également
en entier. « Messieurs, leur disait-il, j'ai commu-
niqué à M. le maréchal la lettre que vous m'avez
envoyée et ce que le porteur m'a dit avoir charge
de vous de me faire ententlre, et m'a donné charge
vous prier de lui envoyer le tambour qui a été à
Bourg de votre part. Il m'a dit aussi qu'il vous prie
faire incontinent passer à lui les capitaines Saint-
Aulaye et Mathelin et faire amas du plus grand
nombre de mariniers et matelots qui se pourra
trouver. Quant au mauvais exemple et injustice de
prendre des femmes et des enfants prisonniers, je ne
suis aucunement d'avis que nous l'imitions à l'exemple
d'autrui, ce que j'ai aussi dit à mon dit sieur le
maréchal, qui m'a chargé vous écrire sur ce fait ne
lien bouger que n'ayez plus amples nouvelles. Sur
quoi je me recommande bien humblement k vos
bonnes grâces et supplie Dieu vous donner. Messieurs,
longue et heureuse vie. Votre humble frère et servi-
teur, Montaigne '. »
J'ai tenu à produire toutes les pièces du procès,
note). Voyez également le D'' Payen, Nouveaux documents
inédits ou peu connus sur Montaigne, 18o0, iri-S", p. 20, et
Griin, Vie publique de Montainne, p. 291.
1. De Feuillas, le 31 juillet 1585. — Également découverte
par M. d'Elcheverry aux archives de la ville de Bordeaux,
celte lettre a été publiée par M. Bosquet dans les Comptes-
rendus de la Commission des monuments historiques de la
(jironde pour l'année IS.-ji-IHS-'i, p. 44. — Yoy. aussi Payen,
Recherchés et documents, p. 10.
134 MONTAIGNE ET SES AMIS.
car c'est bien un procès qu'on intente à la mémoire
de Montaigne. Depuis que ces lettres ont été mises
au jour, il semble qu'une tache déshonore ce nom
illustre. Des écrivains fort experts sur le courage
d'autrui, voulant sans doute passer pour héroïques à
bon compte, ont fait un crime à Montaigne de son
abstention. On a épilogue sur les termes de la pre-
mière de ces deux lettres et on a trouvé de l'ironie
dans le souhait qui la termine, tandis que la formule
est de style et du protocole. En somme, Montaigne
n'a pas quitté la ville à cause de la contagion ; il était
simplement absent quand la peste vint à éclater et il
n'y retourna pas. Son devoir l'obligeait-il à rentrer?
d'autres devoirs plus impérieux ne le retenaient-ils
pas ailleurs ? Examinons et précisons.
11 convient de faire remarquer qu'aucun de ses
conlempoiains n'a reproché à Montaigne d'avoir
failli à son devoir. Lui-même, s'il eût pensé que celte
détermination pouvait ainsi être interprétée contre
lui, n'eût assurément pas manqué de se défendre,
dans les Essais^ quand il y parle de sa mairie et
de la manière dont ses concitoyens l'appréciaient.
C'est nous, modernes, qui jugeons ainsi sévèrement,
et, en nous prononçant de la sorte, peut-être ne
nous plaçons-nous pas assez bien dans la manière
de voir du moment. Nous l'avons déjà dit, la police
de la ville n'appartenait pas au maire ; elle incombait
surtout aux jurais, et c'est eux que nous voyons, en
temps d'épidémie, prendre les mesures sanitaires
susceptibles d'enrayer le mal et assurer leur obser-
vation. Plus élevé et j)lus large, le devoir du maire
était de veiller à la sûreté de la cité, de déjouer le?
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 13o
émeutes ou d'empêcher les surprimes. Montaigne
a-t-il manqué à ce devoir? Le récit des anxiétés, par
lesquelles il a passé pendani les derniers temps de
sa charge, répond assez en sa faveur. Je sais bien
qu'il est délicat de faire ainsi la démarcation entre
ce qui était commandé et ce qui ne l'était pas ; nos
façons de voir répugnent maintenant à cette dis-
tinction, et nous trouverions plus généreux de la
part de Montaigne d'avoir montré pour tout le mémo
absolu dévouement. Faut-il lui faire un crime de
n'avoir pas pensé de la sorte ? Il manqua d'héroïsme,
non d'honnêteté. N'est-ce pas ainsi qu'il se juge
lui-même : faible, aimant le bien-être et redoutant
le danger? Sa philosophie, que je sache, n'a jamais
été celle d'un Brutiis, et c'est précisément parce
qu'elle tenait grand compte de cette liberté humaine,
dont on faisait si peu de cas alors, que son œuvre
est vraie et féconde. Peut-on l'accuser de n'avoir
pas été un héros ? Hélas ! les EelzAince et les Rotrou
furent toujours rares. Honorons-les bien respec-
tueusement quand l'histoire enregistre leurs noms,
imitons-les, mais ne prétendons pas juger tout le
monde à leur aune : trop de gens y perdraient, qui
sont impitoyables pour Montaigne. Après avoir fait
tout son devoir en présence des menaces du dehors
et de celles du dedans, celui-ci crut que le repos lui
était permis, même quand la contagion décimait la
ville. Si c'est là une défaillance, le souvenir du beau
rôle qu'il vient de jouer doit nous rendre indulgents-
poui' cette faiblesse.
Au reste, le repos de Montaigne était bien troublé :
il faisait alors l'expérience qu'il vaut mieux appar-
136 MONTAIGNE ET SES AMIS.
tenir à un parli.que n'élre d'aucun, et que la modé-
ration est suspecte à tous. « Je fus pelaudé à toutes
mains, dit-il lui-même avec amertume ; au Gibelin
j'étais Guelpho, au Guelphe Gibelin ». Sa maison, si
libéralement ouverte à tous et que tous les partis
avaient jusqu'alors respectée, est maintenant entou-
rée de picoreurs, ses biens sont mis au pillage. Puis,
amenée par la misère et la famine, la peste étend
bientôt ses ravages jusque-là. Montaigne, qui vantait
l'air salubre de sa maison et qui s'était empressé d'y
laisser sa famille pendant que la contagion régnait
ailleurs, est contraint de déserter son foyer, et, suivi
des siens, d'aller chercher autre part la santé et la
vie. Certes, s'il eût été seul, il se fût mis moins en
peine : « C'est une mort qui ne me semble des pires;
elle est communément courte, d'étourdissement, sans
douleur, consolée par la condition publique, sans
cérémonie, sans deuil, sans presse. »I1 eût pris exem-
ple sur les pauvres paysans que la contagion terras-
sait à ses côtés et dont il admirait le courage stoïque.
Quels beaux modèles de résignation simple et réso-
lue il avait sous les yeux, et combien il en goûtait
la sagesse !
Mais pouvait-il s'abandonner ainsi et négliger
d'autres êtres dont il avait la charge ? Fils, époux
et père, ne devait-il pas prendre avant tout soin
des personnes attachées à son sort : de sa mère,
de sa femme, de sa fdle ? Jadis, quand il était jeune
encore et que ces liens ne l'enchainaient pas tous,
Montaigne avait considéré la mort en face et elle ne
l'avait point effrayé. C'était auprès du lit où La Boétie
agonisait. Revenu depuis peu du Périgord, ravagé
MONTAIGNE MAIRE DE BORDEAUX. 137
par 1.1 peste, celui-ci en avait rapporté les premières
atteintes de son mal. Faisant effort sur lui-même,
La Boélie crut devoir dire à son ami que sa maladie
était contagieuse et le pria de n'être avec lui « que
par boutées ». Et Montaigne ajoute simplement :
« Je ne l'abandonnai plus. »
LIVRE V
MONTAIGNE (1585-1592)
LIVRE V
MONTAIGNE (1585-1592)
CHAPITRE I"
LE TROISIÈME LIVRE DES ESSAIS
LES DERNIÈRES ANNÉES DE MONTAIGNE
SA MORT
La peste ne cessa pas avec la mairie de Montaigne,
Pendant plus de six naois le pays fut ravagé par le
Iléau, et celui-ci s'étendait chaque jour davantage,
favorisé par la misère des populations, La plus grande
partie du sud-ouest et du centre de la France devint
ainsi la proie de la contagion. Toujours errant, cher-
chant partout un asile qu'il ne trouvait nulle part,
Montaigne continuait de disputer sa famille au danger.
« Je pensais déjà, nous dit-il, entre mes amis, à qui
je pourrais commettre une vieillesse nécessiteuse et
disgraciée. » Heureusement que la tourmente ne se
prolongea pas outre mesure, et la violence du mal
Unit par s'apaiser. Mais le courage de Montaigne ne
l'avait pas plus abando(mé dans l'épreuve, que sa
santé n'en avait été ébranlée. Tirant leçon des évé-
nements, comme il le faisait toujours, sa sagesse
s'était aflermie au spectacle de tant de douleurs muet-
142 MONTAIGNE ET SES AMIS.
les, t'ermement supportées. « Tant est, dit-il, que ce
croùlement m'anima certes plus qu'il ne m'atterra, ci
l'aide de ma conscience qui se portait non paisible-
ment seulement, mais fièrement, et ne trouvais en
quoi me plaindre de moi. » Son passage aux affaires
publiques avait fait goûter encore davantage à Mon-
taigne le prix de la solitude ; la vue du malheur
général lui enseigna mieux la résiunalion. En pré-
sence de ce mal qui terrassait les hommes, il comprit
combien il fallait essayer d'être supérieur aux événe-
ments et porter en soi sa propre consolation et sa
propre force. Aussi, dès que les temps le lui permi-
rent, il vint de nouveau s'isoler chez lui, assurant
son àme par de sages méditations.
Montaigne se remit donc avec joie à lire et à réflé-
chir. Trop longtemps des préoccupations étrangères
l'avaient détourné des spéculations philosophiques.
Il est vrai que de la pratique des choses il avait tiré
des leçons nouvelles, comme il avait recueilli en
voyageant des termes nouveaux de comparaison.
Il reprit son œuvre dans la pensée de l'amender et
de l'accroitre. Jamais pourtant il ne l'avait perdue de
vue, et, en 1382, au moment où sa charge de maire
lui laissait encore des loisirs, Montaigne avait donné
une seconde édition de son livre chez Simon Millan-
ges, le typographe bordelais qui avait inqirimé la
première'. Mais ce n'était là qu'une réimpression,
plus correcte néanmoins que la précédente et, en
certains points, légèrement augmentée. Maintenant
1. Un vol. in-80 comprenant 800 pages de texte, plus 4
feuillets préliminaires.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE MONTAIGNE. 143
l'auteur allait revoir son travail de plus près, le repren-
dre en sous-œuvre, pour ainsi dire, et en modifier
assez sensiblement l'apparence. Retouchant les deux
livres des Essais qui avaient déjà vu le jour, Montai-
gne y insérait des additions notables et il y ajoutait
un troisième livre, aussi important que les deux
premiers.
Cette refonte, Montaigne la prépara dans la soli-
tude, comme il avait jadis composé les Essais. Isolé
dans ses terres, ainsi qu'au temps de ses studieux
loisirs, il se réfugia au milieu de sa bibliothèque,
revenant aux auteurs favoris et évoquant les souve-
nirs des voyages passés. Lui qui n'avait rien lu depuis
longtemps, il se reprit à lire et retrouva parfois des
émotions inespérées. C'est ainsi qu'il découvrit Tacite,
dont il se mit à « courre d'un fil » toute l'histoire,
tant elle lui plut. Certes Tacite était bien fait pour
retenir et pour captiver quelqu'un qui, peu aupara-
vant, avait visité Rome en détail et en avait éprouvé
un sentiment si intime. Je ne saurais dire combien
de temps Montaigne s'attarda en compagnie de
Tacite ; l'examen fut consciencieux et approfondi.
Nous ne saisissons |)as sur le vif les émotions du
lecteur, consignées sur les marges du livre, car
l'exemplaire des Annales qui servit à Montaigne
ne nous est point parvenu comme son volume des
Commentaires de César. Seul, un passage des Essais
nous éclaire en ce point. Il est assez explicite pour
qu'on y puisse retrouver quelques-uns des sentiments
de Montaigne. C'est l'accent, c'est la vivacité des
impressions de jadis. Montaigne compare Tacite à
Sénèquc pour son style, et à Plutarque pour l'abon-
144 MONTAIGNE ET SES AMIS.
dance de ses enseignements ; et on sait que ce double
éloge n'est par mince sous la plume de celui qui le
donne. Montaigne est transporté. « Je ne sache point,
dit-il de Tacite, d'auteur qui mêle à un registre public
tant de considérations des mœurs et inclinations par-
ticulières ; il n'est pas en cela moins curieux et diligent
que Plutarque, qui en fait expresse profession. »
Et il ajoute que « ce n'est pas un livre à lire, c'est
un livre à étudier et à a|)prendre ».
Montaigne ne s'en tient pas là. Revenant à sa
chère solitude avec l'allégresse de ceUii qui revient
à ses plaisirs préférés, il se sent l'esprit dispos, la
curiosité éveillée, et lit avec avidité. Quelques traces
de ses lectures sont ainsi parvenues jusqu'à nous.
Au mois de février 1586, il achève de lire, à Mon-
taigne, une Histoire des roi/s et princes de Poloigne
traduite du latin de Jean Herburt de Fulstin par
François Balduin ^ C'était sans doute pour se dédom-
mager de n'avoir pu pousser ses pérégrinations jus-
qu'en Pologne que Montaigne essayait maintenant
de connaître l'histoire de ce pays. En tout cas, il
prenait la précaution de résumer en une ligne
son jugement sur le livre et d'inscrire la date,
ce qui nous permettra d'être affirmatif. « C'est un
abrégé de l'histoire, simple et sans ornement, »
déclare Montaigne, de Touvrage assez médiocre
qu'il venait de parcourir. Moins d'un mois après, le
6 mars 15>^6, nouvelle lecture dont nous avons encore
conservé et la trace et la date. Cette fois, il s'agit
de la Chronique de France, anonyme, publiée par
1. Bibliothèque nationale, collection Payen, n° 485.
LES DEUNIÈKES ANNEES DE MONTAIGNE. lio
Denis Sauvage, et aussi des Mémoires d'Olivier de La
MarcIie, que Montaigne venait également d'achever
de lire chez lui '. Le premier ouvrage ne lui parait
pas fort recommandable. « L'histoire de Flandre
est chose commune et mieux ailleurs ; l'introduction
ennuyeuse de harangues et préfaces. » Montaigne
est plus satisfait d'Olivier de La Marche : « Les
Mémoires, dit-il, c'est un plaisant livre et utile,
notamment à entendre les lois des combats et
joutes, sujet propre à cet auteur, et dit en avoir
écrit particulièrement. Sa narration exacte en toutes
choses et consciencieuse. Il fait mention de Philippe
de Commines, comme Philippe de Commines de lui. »
Il convient de remarquer les dates de ces jugements
autant que les jugements eux-mêmes. Évidemment,
si Montaigne lisait à des intervalles si rapprochés
des ouvrages si considérables, c'est qu'il se livrait
à l'étude avec l'ardeur des anciens jours. Rien non
plus ne venait le détourner, et sa solitude était
absolue. Tout entier à son œuvi'e, il y pouvait
songer aussi librement qu'au temps où il l'avait
enfantée. Sans doute que, dans ces mêmes circons-
tances, d'autres lectures furent faites, dont nous
avons perdu le souvenir. Il suffisait de montrer que
Montaigne, se reprenant à penser et à écrire, a revu
les Essais dans des conditions identiques à celles
dans lesquelles il se trouvait quand il les composa.
Cette période de studieux isolement dura plus de
deux années. On en doit, semble-t-il, faire remonter
l'origine aux derniers mois de 1585, c'est-à-dire
1. Bibliotlièque nationale, collection Paye», n" o02.
MONTAIGNE II. 10
146 MONTAIGNE ET SES AMIS.
lorsque la peste cessa de ravager le pays, et en
trouver la fin dans les premiers mois de 1588, lors-
que Montaigne se décida à livrer de nouveau son
ouvrage à l'imprimeur, afin de le publier sous sa
deuxième forme. La modification qu'il fit alors subir
aux Essais est double : reprenant, d'une part, ce
qu'il en avait déjà fait paraître, il l'élend et l'aug-
mente ; d'autre part, il ajoute un troisième livre
entièrement nouveau aux deux livres qui avaient
précédemment vu le jour. C'est ce qu'indique le
titre lui-même du volume, tel qu'il parut, en 1388,
chez Abel Langelier, à Paris, dans une « cinquième
édition, comme dit le titre, augmentée d'un troisième
livre et de six cents additions aux deux premiers ».
Le frontispice porte bien cinquième édition, mais
nous n'en connaissons que trois précédentes ; celle-
ci est donc pour nous la quatrième. On a essayé
d'expliquer ce fait de plusieurs manières. Il est
certain que nous ne possédons pas une édition
intermédiaire, parue dans l'intervalle de 1380 à 1388,
entre la première édition de Millanges et celle de
Langelier. Le faut-il beaucoup regretter pour l'étude
même des Essais? Je ne le pense pas, et j'estime que
cette édition ne devait être qu'une contrefaçon,
imprimée sans doute à Rouen *. Son absence ne
me parait pas importer essentiellement au jugement
qu'on peut prononcer sur l'œuvre de Montaigne ; si
jamais on en retrouve quelque exemplaire, ce sera
1. On lit en effet dans la Bibliothèque de La Croix du Maine
(1584, in-fo, p. 328), à propos des Essais, qu'après avoir été
imprimés deux fois par Simon Millanges, ils le furent « et à
Rouen aussi et autres divers lieux »,
LES DERNIÈUES ANNÉES ItE MONTA'.GNE. 147
vraisemblablement un obje'. de curiosité plutôt qu'un
sujet d'instruction.
Au contraire, l'édition de 1588 est capitale pour
connaître l'auteur et pour apprécier l'œuvre : c'est
une étape nécessaire entre ce que celle-ci était à sa
naissance et ce qu'elle devint après la mort de Mon-
taigne. Arrêtons-nous y donc. Montaigne augmen-
tait ainsi son livre dans un but très déterminé ; lui-
même le confesse et nous en dit la raison. Il voulait
plaire au lecteur par des confidences nouvelles et
c'est à dessein qu'il se met en frais de révélations.
Il convient avec bonne grâce que ces additions sont
« une petite subtilité ambitieuse, afin ({lie l'acheteur
ne s'en aille les mains du tout vides ». C'était donc
un attrait de plus ; c'était aussi un danger. Le sujet
que Montaigne avait choisi pour son ouvrage prêtait
singulièrement aux remarques nouvelles, à l'accrois-
sement presque indéfini des rétlexions de l'auteur ;
il prétait aussi aux redites, et Montaigne n'a pas su
toujours éviter cet écueil. Sa pensée revient souvent
sur elle-même, parfois jusqu'à la satiété, si la grâce
du style ne sauvait toujours le peu de variété de
l'observation. En insérant un trait de plus dans
un passage, Montaigne rompt le développement,
relarde la conclusion, l'alourdit. Son œuvre gauchit
et est de moins belle venue, surtout dans les deux
livres ainsi remaniés ; les morceaux cousus après
coup apparaissent et la déforment un peu.
Montaigne dit de sa besogne : « J'ajoute, mais je
ne corrige pas. » C'est exact, s'il entend par là qu'il
n'atténue pas les opinions précédemment émises et
qu'il n'essaie pas de rattraper les confidences déjà
148 MONTAIGNE ET SES AMIS.
faites. Loin d'affaiblir sa pensée, les morceaux divers
qu'il soude h son œuvre la renforcent et l'appuient
de témoignages nouveaux. Le raisonnement est plus
éparpillé et l'effet s'en dégage moins clairement tout
d'abord, mais on ne tarde pas à reconnaître que,
sous toutes ces précautions de pure forme, la dose
de malice a été doublée et le trait est plus vigoureux
que jamais. Si on sait relier le tout et passer rapi-
dement sur les morceaux secondaires, on jugera le
penseur plus hardi, plus subtil à la fois et plus souple.
« Ce surpoids », comme Montaigne l'appelle, « ne
condamne point la première forme » des Essais ;
il l'étaie plutôt, en l'alourdissant, il est vrai ; il
confirme l'ensemble, bien qu'il paraisse le désagré-
ger. C'est donc dans la première édition des Essais
qu'il faut toujours chercher le fil conducteur qui
doit guider les pas : quand on l'aura saisi, ce qui
viendra à la traverse détournera sans égarer. On
retrouvera aisément alors le philosophe, même
quand il parait se perdre ; dans son œuvre, on fera
le départ entre ce qui est essentiel et ce qui est
« supernuméraire ». Montaigne dit des Essais qu'il
sont « une marqueterie mal jointe ». Pour être
mieux assemblée que son auteur ne le déclare, la
mosaïque n'en est pas moins variée. Les morceaux
qui la composent ne sont pas tous de même valeur,
et leur rapprochement nuit assez fiéquemment au
coup d'œil d'ensemble ; si chaque fragment est, en
soi, éblouissant, il arrive que le regard ne sait plus
embrasser le dessein général. C'est un défaut qui ne
doit ni surprendre ni dérouter.
En même temps que Montaigne précisait l'exprès-
LES DERNIÈRES ANNEES DE MONTAIGNE. 149
sion de ses spéculations philosophiques, il se laissait
aller aussi à parler de sa personne avec plus d'aban-
don et d'intimité. « La faveur publique m'a donné
un peu plus de hardiesse, » reconnait-il. Désormais
il prendra donc avec ses lecteurs des familiarités
qu'il ne se fût pas permises auparavant. Il les fait
pénétrer en lui jusque dans les plus secrets recoins
de son être, étalant coinplaisainment ses préfé-
rences, ses antipathies les plus cachées. C'est là une
partie de l'attrait de ce troisième livre, venu après
les autres, ce « troisième allongeail » de la « pein-
ture » de Montaigne : celle-ci est plus intime, moins
à fleur de peau. La touche change aussi : elle est
moins réservée. Prenant le lecteur poui' confident
des particularités ({u'il va lui révéler, Montaigne a
le ton dégagé d'un entretien familier. Il converse et
ne disserte point, laissant de côté les pensées géné-
rales, les maximes sentencieuses. Il veut enseigner à
celui qui l'écoute ce que son expérience lui a appris
à lui-même ; aussi il se met plus volontiers en scène,
invoque son témoignage plus fréquemment. Tant
l)is si, de la sorte, il dit une fadaise. « Personne
n'est exempt de dire des fadaises ; le malheur est de
les dire curieusement. » Or, Montaigne nous pré-
vient, dès le début de ce troisième livre, qu'il s'en
gardera tant qu'il pourra. Il veut bien s'étaler, mais
non comme une curiosité ; ce qu'il sent, ce qu'il écrit
n'est autre chose que ce que d'autres sentent comme
lui et, au besoin, pourraient relater comme lui. « Je
parle au papiei- comme je parle au premier que je ren-
contre. » Nous voilà bien prévenus; si ce que nous
lisons à été écrit sans fausse honte, l'auteur ne l'a
150 MONTAIGNE ET SES AMIS.
pourtant pas enregistré pour surprendre son lecteur.
La multiplicité et l'intimité de ces confidences
dénotent un état particulier de l'àme de Montaigne
au moment où il augmentait ainsi ses Essais. Lui-
même nous en a donné l'explication : « .le ne laisse
rien à désirer et deviner de moi, dit-il. Si on doit
s'en entretenir, je veux cpie ce soit véritablement et
justement. ,Ie reviendrais volontiers de l'autre monde
pour démentir celui qui me formerait autre que je
n'étais, fut-ce pour m'honorer. » Et, après avoir
remarqué combien on défigure les gens, même de
leur vivant, et combien il a dû lui-même défendre
La Boétie contre une pareille altération, il ajoute
encore : « Je sais bien que je ne laisserai après moi
aucun répondant si affectionné de bien loin, et enten-
du en mon fait comme j'ai été au sien, ni personne
à qui je voulusse pleinement compromettre de ma
peiniure ; lui seul jouissait de ma vraie image et
l'emporta. C'est pourquoi je me déchiffre moi-même
si curieusement. » L'aveu est d'autant meilleur à
recueillir qu'il a disparu des éditions subséquentes.
Certes, la menace qui précède est un peu bien fan-
faronne, et nul mieux que Montaigne n'en sentait
apparemment l'inutile jactance ; elle ne saurait rete-
nir personne de contrôler les assertions du philoso-
phe et de dire ce qu'il croit exact, pas plus qu'elle ne
l'eût empêché lui-même de juger comme il l'entend
les gens qu'il analyse. L'aveu qui suit a plus de
prix parce qu'il est plus sincère. Montaigne regrette
vivement de ne pas laisser après lui quelqu'un qui
puisse le protéger et le défendre au besoin. Les
forces affectives de son àme demeurent inoccupées,
LES nERNIÈURS ANNE'ES ItE MONTAIGNE. 151
pX il le déplore ; il souhaiterait se faire aimer d'un
ami dont les goùls et les aspirations seraient confor-
mes aux siens. C'est pour cela que, vieillissant, il
s'attache avec tant d'ardeur à ceux qui savent le
comprendre et l'entourent de leur affection. Ses
sentiments pour Charron, pour M"" de Gournay,
s'expliquent ainsi; ceux-ci sont presque aussi vifs que
ceux qu'il portait à La Boétie. Cependant l'âge des
enthousiasmes est passé pour Montaigne : il n'en est
plus aux amitiés soudaines. Pourtant il s'abandonne
à ces suprêmes liaisons avec autant de sympathie
que s'il les avait rencontrées à l'époque où elles se
nouent en un moment et pour toujours.
Montaigne connut Charron avant de connaitre
M'" de Gournay. Leur liaison remonte tout au moins
au temps que Montaigne passait ainsi isolé chez
lui à refondi'e les Essais. Les livres de Montaigne,
qui nous ont déjà appris tant de choses sur leur
possesseur, ont encore gardé le souvenir de ce petit
événement. En effet, sur le titre d'un Catechismo de
Bernardino Ochino qui porte la signature de Mon ■
taigne^ on lit aussi ces mots de la main de Char-
ron : « Charugn. ex dono dicti domini de Montaigne,
in suo castello, 2julii, anno 1586. » C'est là un de
ces présents comme en échangeaient volontiers les
hommes d'étude de ce siècle, pour marquer leur
sympathie. Celui-ci nous donne la date où des rela-
1. Hàle, 1;J61, pet. in-S". — Au dessus de la signature,
on lit CCS mots: « Liber prohibitus. » Ce précieux volume,
qui a l'ail partie des livres de A. -A. Ronouard, est actuelle-
ment conservé à la Hihliollièque nationale. 0 - n" 2S12
(Réserve).
Ici 2 MONTAIGNE ET SES AMIS.
lions d'amitié régnèrent entre Montaigne et Charron.
Amené en Guyenne par le savant et pieux évéque de
Bazas, Arnaud de Pontac, Pierre Charron s'y trouvait
depuis près de quinze ans, et avait occupé des char-
ges ecclésiastiques dans les chapitres de plusieurs
diocèses de la région. Il fut aussi, dès lo76, cha-
noine et maitrc d'école de l'église métropolitaine de
Bordeaux, et c'est sans doute ce qui le rappro-
cha de Montaigne. La liaison entre eux ne tarda
pas à devenir étroite : Charron « faisait un
merveilleux cas » de l'auteur des Essais, et Montai-
gne aimait Charron « d'une affection réciproque ».
Ils devaient donc s'entendre, et, en réalité, ils sen-
tendirent fort bien.
Quant cà M'"' de Gournay, Montaigne ne put la
rencontrer qu'à Paris, lorsqu'il y vint faire réimpri-
mer son ouvrage tel qu'il l'avait refait, c'est-à-dire
au début de 1588. Dès le mois de février, en effet,
Montaigne se rendait à Paris avec le projet d'y pu-
blier son livre. Il lui survint même, en chemin, une
aventure assez déplaisante. En traversant la forêt
de Yillebois, le voyageur fut arrêté par des ligueurs
qui le détroussèrent. « La tempête est tombée sur
moi, qui avais mon ai-gent en ma boite, écrit-il à
Matignon ; je n'en ai rien recouvert (recouvré), et la
plupart de mes papiers et hardes leur sont demeu-
rés '. » Telle est la version de la lettre que Montaigne
adressa d'Orléans, le 16 février au matin, au maré-
chal de Matignon. Il est probable qu'en définitive la
perte fut moins considérable qu'elle ne menaçait de
1. D'Orléans, ce 16 février, au matin (io88). — Cette lettre
a été publiée pour la première fois par le D'' Payen dans ses
LES DEllNIÈRES ANNÉES DE MONTAIGNE. 153
l'être ; les paj3iers de Montaigne tout au moins durent
lui être rendus, et si le manuscrit des Esso.is était
compris dans le butin, il fut restitué, car le livre vit
le jour peu de temps après. L'auteur y faisait même
allusion à cet incident de route qu'il racontait en le
dramatisani. Assailli par quinze ou vingt gentils-
hommes masqués et par des argoulets, Montaigne
est démonté et dévalisé ; on fouille ses coffres, sa
boite est prise, chevaux et équipages sont « disper-
sés à nouveaux maîtres », Les uns voulaient tuer le
voyageur, tous le voulaient mettre à une forte ran-
çon. Enfin, ils avaient emporté les dépouilles, lui
laissant la vie et la liberté, quand, tout à coup, le
chef, se ravisant, revient à lui avec de douces paroles,
fait rechercher les bardes dans sa troupe, jusqu'à la
boite, et les rend à leur propriétaire. (Juelle était
donc la cause de ce revirement soudain ? La conte-
nance de Montaigne, son calme, la liberté et la fer-
meté de son langage.
Tel est le récit des Essais ; il est fait avec la bonne
humeur de quelqu'un qui a échappé à un mauvais
pas et se réjouit d'en être sorti à si bon compte.
D'ordinaire, on rencontre sur les grands chemins
des brigands moins accommodants. Montaigne en
est ([uitte pour la peur. Il arrive à Paris, et, bien
que le temps soit assez mal choisi pour cela, i! s'oc-
cupe de son livre. Environ ((uatre mois après, les
Essais sont publiés sous leur forme nouvelle ; le
Documents inédits ou peu connus sur Montaiijnc (1847,
in-S", p. 14). Voy. aussi Feuillet do Couches, Causeries (Vun
curieux, t." HI, p. 319.
154 MONTAIGNE ET SES AMIS.
privilège de l'édition est daté du 4 juin 1588, tandis
que la préface porte la date du 12 juin, bien que ce
soit la même que celle des précédentes éditions. On
était aux jours les plus troublés de la Ligue. Après
s'être fortement établie à Paris, elle y commandait
maintenant en maîtresse et avait fini par en chasser le
roi. Banni du Louvre, Henri III promenait sa petite
cour de Chartres à Vernon et de Vernon à Rouen,
tandis que le duc de Guise et ses partisans gouver-
naient la capitale. Montaigne, qui avait un moment
suivi le roi de France, voulut revenir à Paris. Mal lui
en prit : regardé comme suspect, il fut traité comme
tel. Ecoutons-le raconter lui-même l'avanie qui lui
arriva, à son retour de Rouen, le 10 juillet 1588 '.
« Entre trois et quatre (heures) après-midi, étant
logé aux fauxbourgs Saint-Germain, à Paris, et malade
d'une espèce de goutte qui lors premièrement m'avait
justement saisi il y avait trois jours ^, je fus fait
prisonnier par les capitaines et peuple do Paris.
C'était au temps que le roi en était mis hors par
M. de Guise 3. Fus mené à la Bastille*, et me fut
signifié que c'était à la sollicitation du duc d'Elbœuf
et par droit de représaille, au lieu d'un sien parent,
1 . D'' J.-F. Payen, Documents inédits sur Montaigne, n" 3,
18oo, in-8°, p. 17 et. 18. Montaigne, s'étant trompé de date,
avait mentionné une première fois cet événement au 20 juillet
sur les Éphémérides de Beuther. Plus lard, ayant reconnu sa
méprise, il reporta le fait à sa vraie date. Nous complétons ici
les deux versions l'une par l'autre.
2. « Au pied gauche ».
3. « Je revenais de Rouen, oii j'avais laissé Sa Majesté, »
dit la seconde version.
4. « Sur mou cheval »,
LES DERNIÈRES ANNEES DE MONTAIGNE. loo
gentilhomme de Normandie, que le roi tenait prison-
nier à Rouen. La reine, mère du roi, avertie ' par
M. Pinart, secrétaire d'Éiat, de mon emprisonnement,
obtint de M. de Guise -, qui était lors de fortune avec
elle, et du prévôt des marchands vers lequel elle
envoya (M. de Villeroy, secrétaire d'État, s'en soi-
gnant aussi bien fort en ma faveur) que sur les huit
heures du soir du même jour, un maître d'hôtel de
Sa Majesté me vint faire mettre en liberté, moyennant
les rescrits du dit seigneur et du dit prévôt adres-
sant au Clerc 3, capitaine pour lors de la Bastille. »
Montaigne à la Bastille ! Nous l'en croyons aisé-
ment, quand il déclare que c'est la « première prison »
qu'il eût connue d'aussi près. L'aventure choquerait
davantage, même avec son dénouement immédiat, si
on ne savait combien les vexations étaient fréijuentes,
avec quel arbitraire la Ligue tourmentait les gens,
les privant de leurs charges ou de leurs revenus.
C'était le temps où le poète Bapin était destitué de
ses fonctions de prévôt de l'hôtel et chassé de Paris,
malgré ses neuf enfants. Ce'ui-ci s'en est vengé en
contribuant à ridiculiser cette domination turbulente
et brouillonne ; par la Ménippce il a su mctlre les
rieurs et l'avenir de son côté. Moins acerbe que
Nicolas Bapin, Montaigne n'a mémo pas fait allusion,
1. « Par le bruit du peuple ».
2. « Avec beaucoup d'instance; il en donna un cominande-
ment par écrit adressant au Clerc, qui lors commandait à la
Bastille, lequel commandement lut porl(' au i)r('vùt des niar-
cliands, ayant besoin de sa confirmation. »
3. Bussy Le Clerc, procureur au Parlement, qui occupait
la Bastille pour la Ligue.
lo6 MONTAIGNE ET SES AMIS.
dans les Essais, à sa détention de quelques heures à
la Bastille ; le souvenir en aurait disparu si une note
intime ne nous l'avait conservé.
Ces événements si déplorables étaient bien faits
pour détourner Montaigne de ses préoccupations
d'auteur ; il était naturel qu'il oubliât un peu son livre
pour s'occuper surtout de la France, ce « pauvre
vaisseau que les flots, les vents et le pilote tirassaient
à si contraires desseins ». Il était aussi naturel que
le public donnât moins d'attention à la publication
des Essais. Pourtant, malgré le malheur des temps,
elle ne passa pas inaperçue des délicats, et le voyage
de Montaigne à Paris ne fut pas ignoré de ceux qui
s'intéressaient à l'œuvre et à l'écrivain. C'est ainsi
que Montaigne reçut les hommages enthousiastes de
Marie Le Jars de Gournay et que se noua entre le
philosophe et la savante fille cette alliance littéraire
qui devait si étroitement les unir l'un à l'autre. Celle-
ci, vers l'âge de vingt ans. avait lu, par hasard, les
Essais, dont la renommée n'était pas encore consa-
crée, et elle en conçut un tel enthousiasme (|u'elle
souhaita de faire la connaissance de l'auteur. Ce désir
ne se réalisa pas immédiatement, mais, ayant appris
que Montaigne était à Paris pour veillei- à la réim-
pression de son ouvrage, M'"' de Gournay, qui s'y
trouvait également, en compagnie de sa mère, ne
manqua pas de l'envoyer saluer et de lui « déclarer
l'estime qu'elle faisait de sa personne et de son livre ».
Dès le lendemain, Montaigne vint remercier celle
qui lui avait adressé un compliment si spontané;
il traita la jeune fille avec l'affection d'un père, et
désormais ces sentiments devinrent chaque jour plus
LES DERNIÈRES ANNÉES DE MONTAIGNE. 157
remplis d'abandon. Le philosophe avait trouvé la
•« fille d'alliance » qui devait défendre sa mémoire,
et, en donnant ce titre à M'"' de Gournay, il réalisait
la secrète ambition de celle-ci. Depuis qu'elle avait
lu les Essais, c'était bien par un pareil lien que
M"'' de Gournay désirait être unie à Montaigne ;
c'était aussi le seul qui convint à « la proportion de
leurs âges » et de leurs mérites, à « l'intention de
leurs âmes et de leurs mœurs '. »
Montaigne éprouva une grande joie à se voir ainsi
compris et admiré; cet enthousiasme si sincère lui
réchaulîa le cœur. 11 semble qu'il se crut plus sûr de
l'avenir, maintenant qu'une jeune piété filiale veille-
rait sur sa mémoire. Un ami véritable avait été le
rêve de toute sa vie : au début, il en avait rencontré
un que la mort lui prit bientôt, et depuis lors il
n'avait cessé de regretter ce compagnon. Certes,
alors que l'âge s'appesantissait sur lui, Montaigne
ne pouvait espérer de recommencer cette trrs sainte
amitié qui avait embelli sa jeunesse. Mais voici qu'un
sentiment nouveau s'offrait à lui, fait de respect, de
dévouement et d'admiration. Montaigne accepta avec
reconnaissance l'affection i|ue lui vouait ainsi Marie
de Gournay, parce qu'elle ne lui rappelait son amitié
pour La Boétie que par la sincérité de l'expression.
En échange de cet hommage qui le touchait en l'ho-
norant, Montaigne consacra à la jeune lille une
paternelle gratitude pour la satisfaction qu'elle lui
1. Tous ces détails sont pris de la vie do. M'" de Gournay
écrite par elle-même et imprimée à la suite de ses Advh ou
présens (Paris, 1641, in-4'', p. 992).
158 MONTAIGNE ET SES AMIS.
donnait. Plus tard, quand les Essais, encore accrus,
revirent le jour, l'auteur y avait ajouté un passage
fort louangeur pour M"'' de (lournay et vantait autant
la justesse de son esprit que la bonté de son cœur ' .
Les termes de cet éloge étaient si chaleureux que
les malveillants en médirent. Cet outrage fut très
sensible à M"" de Gournay, comme il l'eût été à
Montaigne, s'il avait pu prévoir le langage des sots.
Aussi la savante fille, autant par modestie que par
crainte de la calomnie, effaça-t-elle ensuite des
Essais tout ce qui lui sembla exagéré sur son propre
mérite.
Montaigne demeura à Paris sept mois environ à
l'occasion de la réimpression de son livre ; mais ce
séjour ne fut pas continu et sans interruptions.
Accompagné de son ami, le poète bordelais Pierre
de Brach, nous savons qu'il vint avec la cour à Char-
tres et à Rouen. Puis, lorsqu'il eut noué connaissance
avec sa « fille d'alliance », il ne résista pas au plaisir
de l'aller visiter dans son domaine patrimonial de
Gournay-sur-Aronde, en Picardie -. « Il y séjourna
trois mois, en deux ou trois fois, avec tous les honnêtes
accueils que l'on pouvait souhaiter », nous apprend
Estienne Pasquier 3, et Montaigne lui-même semble
1. Essais (139oj, liv. II, cli. xvii, à la fin. Ces éloges ont
disparu dans l'édition nouvelle que M'" de Gournay donna en
1635.
2. Actuellement chet'-lieu de canton de l'arrondissement de
Compiègne (Oise).
3. Les Lettres d' Estienne Pasquier (Paris. 1619, in-8"\ I.
II, p. 383 (liv. XVIII, lettre i, à Monsieur de Velgé).
LES DERNIÈRES ANNEES DE MONTAIGNE. 139
faire allusion à ce déplacement'. Toutes ces excur-
sions abrégèrent donc assez sensiblement le séjour
effectif du philosophe dans la capitale, qu'il devait
de nouveau quitter bientôt après pour se rendre aux
États généraux qui s'ouvrirent à Blois le 13 octo-
bre 1388.
Aucun mandat officiel n'exigeait, semble-t-il, la
présence de Montaigne à Blois ; son rôle n'y fut donc
point actif. Simple spectateur des troubles, il se
contentait de regarder comment le vaisseau si furieu-
sement ballotté par les vents contraires parviendrait
à surmonter les périls et à voguer en paix. Que
sortirait-il de-cette réunion dont on pouvait attendre
quelque bien ? Quels remèdes les trois ordres trou-
veraient-ils aux maux de la France, sur laquelle
s'appesantissaient tous les fléaux : la guerre civile,
l'anarchie, le fanatisme ? Évidemment cette pensée
préoccupait Montaigne, puisqu'elle le retenait à Blois,
où ces graves questions allaient s'agiter. Mais rien
ne nous apprend de quel œil, sans doute bien attristé,
il voyait se dérouler cette tragi-comédie, qui prit fin
dans le sang du duc de Guise. Seul, l'écho de quel-
ques doctes entretiens avec des hommes de savoir
est parvenu jusqu'à nous. Montaigne rencontra à
1. Essais (1595), liv. 1. ch. XL, Que le goût des biens et
des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en
avons ( « Quand je vins de ces fameux états de Blois, j'avais
vu peu auparavant une fille en Picardie, etc.. ». Ce passage
ne se trouve qu'en 1595. Dans l'exemplaire des Essais annoté
et conservé à Bordeaux, Montaigne ne précise pas ainsi le
temps et le lieu ; il dit simplement : « J'ai vu une fille ])0ur
témoigner, etc. » ).
160 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Blois Pasquier et de Thou, et conversait volontiers
avec eux: l'un et l'autre nous ont gardé le souvenir
de ces dialogues.
Avec de Thou, que Montaigne connaissait de plus
longue date, la conversation était familière et aban-
donnée. Montaigne conseillait amicalement à de
Thou d'accepter l'ambassade de Venise, qui lui était
offerte, et, pour l'y engager davantage, lui promet-
tait de l'aller voir là-bas. On s'entretenait aussi des
troubles et de leurs causes, et Montaigne en parlait
librement. De Thou a noté, dans ses Mémoires, le
langage que lui tint Montaigne à ce propos ; nous le
reproduisons ici textuellement. « Montaigne lui dit
qu'autrefois il avait servi de médiateur entre le roi
de Navarre et le duc de Guise, lorsque les deux
princes étaient à la cour; que ce dernier avait fait
toutes les avances par ses soins, ses services, et par
ses assiduités pour gagner l'amitié du roi de Navarre ;
mais qu'ayant reconnu qu'il le jouait, et qu'après
toutes ses démarches, au lieu de son amitié, il
n'avait rencontré qu'une haine implacable, il avait
eu recours à la guerre, comme à la dernière res-
source qui put défendre l'honneur de sa maison
contre un ennemi qu'il n'avait pu gagner ; que l'ai-
greur de ces deux esprits était le principe d'une
guerre qu'on voyait aujourd'hui si allumée ; que la
mort seule de l'un ou de l'autre pouvait la faire
finir; que le duc ni ceux de sa maison ne se croiraient
jamais en sûreté tant que le roi de Navarre vivrait ;
que celui-ci, de son côté, était persuadé qu'il ne
pourrait faire valoir ses droits à la succession de la
couronne pendant la vie du duc. Pour la religion,
LES DEKNifcKES ANNEES DK MONTAIGNE. 1 () I
ajouta-t-il, dont tous les deux font parade, c'est un
beau prétexte pour se faire suivre par ceux de leur
parti, mais son intérêt ne les louche ni l'un ni l'au-
tre ; la crainte d'être abandonné des protestants
empêche seule le roi de Navarre de rentrer dans
la religion de ses pères, et le duc ne s'éloignerait
point de la Confession d'Augsbourg, que son oncle
Charles, cardinal de Lorraine, lui a fait goûter, s'il
pouvait la suivre sans préjudicier à ses intérêts; que
c'étaient là les sentiments qu'il avait reconnus dans
ces princes, lorsqu'il se mêlait de leurs affaires '. »
Le langage que de Thou prête à Montaigne ne
manque pas de vraisemblance, bien qu'il paraisse, en
partie, inexactement rapporté. Montaigne négocia
très probablement entre le roi de Navarre et le
duc de Guise, mais cela ne dut pas être alors que
« les deux princes étaient à la cour ». Rapprochés,
les deux rivaux auraient eu moins besoin d'intermé-
diaire que si la distance les eût séparés. En outre,
depuis qu'Henri de Navarre s'était enfui de la cour
de France, après la Saint-Barthélémy, il n'y reparut
plus jusqu'à l'assassinat du duc de Guise. Or, à
l'époque où ils pouvaient se rencontrer ainsi, la
diversité de leurs intérêts ne désunissait pas encore
les deux princes irrévocablement. C'est dans la
suite, quand par la mort du duc d'Alençon Henri de
Navarre devint l'héritiei- présomptif de la couronne
et que le duc de Guise se lit le chef de la Ligue, que
1. Métnoiri's de la vie de Jacques-Auyusle de Thou. con-
seiller d' État et président à mortier au Parlement de Paris
(Première édition, tnidiiite du latin en française Rotterdam.
1711, in-*°, p. 136.
MONTAIGNE II. 11
162 MONTAIGNE ET SES AMIS.
le dissenliment fut entre eux de jour en jour plus
profond. On devait souhaiter que les deux rivaux
s'entendissent avant que la séparation ne devint
irrémédiable, et peut-être que Montaigne consentit
à s'entremettre pour amener cet accord, en considé-
ration du grand bien qui en pouvait résulter. N'ou-
blions pas que Montaigne fit, en ce temps-là, un
voyage à la cour que la Chronique bourdeloise enre-
gistre sans en préciser la date et sans en déterminer
la raison. Il ne serait pas étonnant que l'annaliste
bordelais ait ignoré le vai motif de ce déplacement.
Notons enfin une dernière présomption en faveur de
cette hypothèse. C'est seulement dans l'édition des
Essais de I088, que Montaigne fait allusion aux
négociations publiques dont les princes le chargè-
rent, et explique en détail la manière dont il s'y
comportait, ce qui fait supposer que ces missions
doivent se placer entre 1580 et 1588, ou, plus exac-
tement encore, pendant la durée de sa mairie. Il
déclare formellement : « En ce peu que j'ai eu à négo-
cier entre nos princes, en ces divisions et subdivi-
sions qui nous déchirent aujourd'hui, j'ai curieuse-
ment évité qu'ils se méprissent en moi, et s'enferras-
sent en mon masque. » La franchise et la loyauté,
voilà donc les deux éléments de sa diplomatie,
comme la sincérité est le caractère de son langage à
de Thou. Montaigne ajoute : « Je ne dis rien à l'un
que je ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent
seulement un peu changé, el ne rapporte que les
choses ou indifférentes, ou connues, ou qui servent
en commun : il n'y a point d'utilité pour laquelle je
me permette de leur mentir. *
LES OEHMlir.ES ANNÉES DE MONTAIGNE. 163
D'ailleurs, les compétitions des partis ne troublent
pas Montaigne, pas plus que ses sentiments pour
leurs chefs ne l'aveuglent sur leur compte ; il est
avant tout pour la loi, c'est-à-dire pour le roi, pour
le pouvoir légitimement établi. « Les lois m'ont ôté
de grand'pcine, dit-il ; elles m'ont choisi parti et
donné un maître : toute autre supériorité et obliga-
tion doit être relative à celle-là et retranchée. » Il est
vrai qu'il ne manque pas de faire cette remarque :
« Je suivrai le bon parti jusques au feu, mais exclu-
sivement si je puis. » Ne nous étonnons donc pas
(jue, voyant aussi sagement son devoir, Montaigne
jugeât les autres sainement et sans parti pris. Malgré
la sympathie qu'il éprouve également pour le duc
de Guise et pour Henri de Navarre, il les apprécie
avec justesse. Le sort ne permit pas au duc de Guise
de remplir sa destinée jusqu'au bout. Pour Henri
de Navarre, le sort a donné raison à Montaigne.
Après tant d'horreurs accumulées, de bons esprits
commenraient à se demander si les dissidences des
deux cultes, orthodoxe ou réformé, valaient tout le
sang répandu, tous les Français égorgés d'une et
d'autre part ^ On commençait à entrevoir une reli-
gion plus tolérante et plus haute que les Églises
qui s'entre-dévoraient. Montaigne, on le sait, fut un
des premiers à souhaiter celte concorde et à la prê-
cher. Dés 1577, Henri lY écrivait à M. de Batz :
« Ceux (jui suivent tout droit leur conscience sont
de ma religion ; cl moi je suis de celle de tous ceux-
là (}ui sont braves et bons. » Si le l'oi de Navarre
1. K. Jiitii;, llfnri IV considère comme écrioain, p. 141.
164 MONTAIGNE ET SES AMIS.
n'abjura pas aussitôt qu'on le lui demanda, c'^était
pour ne pas paraître subir une injonction ; mais,
quand il abjura, il put le faire sans crainte, car une
tolérance avait grandi qui planait au-dessus des deux
religions combattantes et s'accommodait de l'une
comme de l'autre.
Les entretiens de Montaigne et de Pasquier étaient
moins intimes et moins élevés. Avec Pasquier, Mon-
taigne parlait littérature et défendait les Essais.
« Gomme nous nous promenions dedans la cour du
château, raconte Pasquier, il m'advint de lui dire
qu'il s'était aucunement oublié de n'avoir commu-
niqué son oeuvre à quelques siens amis, avant de la
publier ; d'autant que l'on y reconnaissait, en plu-
sieurs lieux, je ne sais quoi du ramage gascon, plus
aisément que PoUion n'avait autrefois fait le Padouan
de Tite-Live : chose dont il eût pu recevoir avis par
un sien ami. Et, comme il ne m'en voulut croire, je
le menai en ma chambre, où j'avais son livre, et là,
je lui montrai plusieurs manières de parler familières
aux Français, ains seulement aux Gascons K * Et, en
suite de cela, Pasquier rapporte quelques-unes des
critiques qu'il adressa à Montaigne. Gelui-ci écouta
en silence et parut si bien approuver que Pasquier
crut l'avoir convaincu et estimait « qu'à la première
et prochaine impression qu'on ferait de son livre, il
donnerait l'ordre de corriger » ces locutions. Mon-
taigne n'en fit rien, peut-être parce que la mort l'en
empêcha. Il n'aimait guère aussi à s'amender sur les
conseils d'autrui. Se dépeignant lui-même, il voulait
1. Estienne Pasquier, Lettres, loc. cit.
LES DERN'IÈRKS ANNEES DE MONTAIGNE. 165
resler tel qu'il se voyait et non se montrer tel qu'on
1g voyait. Au reste, la critique de Pasquier ne dut
pas l'émouvoir. Esprit docte et nourri de fortes
lectures, celui-ci n'était pas fait pour savourer toute
l'ironie de Montaigne, pour comprendre la grâce et
le charme de sa philosophie. Tout en appréciant
grandement les Essais, dont il sentait la haute valeur,
Pasquier ne goûte pas la légèreté de l'allure, et ne
découvre, pas ce que l'observation a de général, sous
son aspect particulier. Pour ne pas désobliger son
interlocuteur, Montaigne eut l'air de se rendre à ses
raisons, mais il resta lui-même et ne corrigea pas
son œuvre : on ne saurait dire qu'il eut tort.
Si ces entretiens pouvaient distraire un instant
Montaigne des préoccupations du jour, les événe-
ments l'y ramenaient bien vite ; ils se précipitaient,
en elTet, et la situation devenait de plus en plus
grave. Bientôt après, le meurtre du duc de Guise
allait ensanglanter les Étals de Blois. Henri III avait
cru faire un coup de maitre en éliminant ainsi son
ennemi le plus dangereux. Montaigne ne nous dit
pas comment il apprécie cet assassinat, qu'il men-
tionne simplement sur ses Êphêi)ii>rides sans le
juger. « Morte la bête, mort le venin, » s'était écrié
le roi de France ; mais, comme le remarque Pasquier,
la béte avait la queue longue. Au lieu d'étouffer les
passions populaires, ce crime leur montra au contraire
comment on pouvait se débarrasser d'un ennemi
incommode, et, par une fatalité pareille, le roi de
France tombait conune son adversaire sous le couteau
d'un assassin, six mois après qu'il eut fait lui-même
tneltro à mort le duc de Guise et son frère le cardinal
166 MONTAIGNE ET SES AMIS.
de Lorraine. Entre-temps, Catherine de Médicis était
morte, elle aussi, et Henri de Navarre s'était rappro-
ché d'Henri HI ; les deux monarques se réconcilièrent
au Plessis-lès-Tours, et cette entente fut pour leurs
armées réunies une suite de succès qui ébranlèrent
sérieusement la Ligue. Celle-ci avait dû lever le siège
de Senlis, puis elle avait perdu Pontoise et Saint-
Cloud, et l'assaut allait être donné à Paris, quand
Jacques Clément frappa le roi de France du coup de
poignard dont il mourut.
Que faisait Montaigne tandis que tous ces événe-
ments se succédaient ? Nous savons par M'"" de
Gournay qu'il regagna la Guyenne « où la guerre de
la Ligue qui lors embrasait toute la France l'attacha
par le commandement et pour le service du roi ».
Montaigne avait séjourné « huit ou neuf mois par
deçà ». C'est donc vers la lin de l'année I088 qu'il
rentra à Bordeaux ; mais nous ne saurions autrement
en préciser la date ni dire à quoi il s'employa dans
son pays. A la vérité, jamais Bordeaux n'appartint à
la Ligue. Matignon était resté fidèle au roi de France,
et même quand la politique de celui- li agissait de
concerl avec les Guises, le maréchal ne s'était pas
abandonné à la Sainte-Union. Aussi après le drame
de Blois, lorsque la Ligue chercha, à Bordeaux comme
ailleurs, à entrer en lutte ouverte contre l'autorité
royale, trouva-t-elle en Matignon un adversaire fort
décidé. On accusait les Jésuites de fomenter cette
résistance, à laquelle ils prêtaient assurément un fort
appui. Matignon n'hésita pas à sévir ; aidé par le
Parlement, il les bannit de la ville, et, grâce à cette
mesure, eelle-ci demeura en son pouvoir.
LES DERNIÈRES ANNEES DE MONTAIGNE. .167
On ne voit pas ce que Montaigne ])ut faire dans
ces conjonctures. Sans doute son loyalisme s'ac-
cordait avec celui de Matignon, mais aucun fait ne
vient le confirmer. On saisit mieux son attitude à
l'égard d'Henri de Navarre. Montaigne n'avait jamais
cessé d'entretenir avec ce prince des relations cor-
diales ; par exemple, quatre jours après la bataille de
Coutras, le 24 octobre 1387, le roi de Navarre avait
été l'hôte du philosophe et avait dîné chez luii.
Maintenant donc que la mort d'Henri III faisait du roi
de Navarre le vrai roi de France, le bon sens et le
devoir de Montaigne se trouvaient d'accord pour le
considérer comme le monarque légitime. Mais il y
avait de grands obstacles à franchir avant que cette
royauté fut effective et ainsi acceptée par la plus
grande partie des Français ; Montaigne ne l'ignorait
pas, et il savait combien les dernières difficultés qui
séparaient Henri de Navarre du trône seraient dures
à surmonter. S'entretenant un jour avec Agrippa
d'Aubigné, Montaigne s'en était expliqué. Il avait
fait la remar(jue que, fréquemment, le peuple juge
assez beaux comme princes des seigneurs qu'il ne
juge pas assez beaux pour être rois. Et Montaigne
ajoutait « que les prétendants à la couronne trouvent
tous les échelons jusqu'au marchepied du trône et
petits et aisés, mais que le dernier ne se pouvait
franchir pour sa hauteur'-. »
1. Séjours et itinéraire de Henri IV avant son avènement
au trône de France, à sa date, 24 octobre 1587. (Recueil des
lettres missives de Henri IV, t. II, p. ()02).
2. A2;ri|)pa d'Aubigné, Histoire universelle, i()2f>. t. III.
roi. 402.
168. MONTAIGNE ET SES AMIS,
C'est bien ce qui advint à Henri de Bourbon ; on
lui avait reconnu comme roi de Navarre des qualités
qu'on lui marchandait comme roi de France. Le pape
se hâte de l'excommunier en tant qu'hérétique, et,
pour suivre un si haut exemple, les pamphlétaires
catholiques entassent contre le nouveau monarque
autant d'injures et de menaces qu'ils en peuvent
amoncelei'. Préchant la démocratie, ils déclarent que
« le peuple fait les rois », qu'il « les peut défaire
comme il les a créés », et ils redisent à Henri IV ;
« La couronne de France n'est point héréditaire, mais
élective... nous obéissons aux rois, non aux tyrans. »
En même temps qu'elle fait appel aux passions popu-
laires, la Ligue s'inspire des principes théocratiqucs
et, par un retour inverse, les théologiens protestants,
cessant de proclamer les droits du peuple, défendent
maintenant la monarchie héréditaire et la succession
linéale. Toutes ces apostasies consommées pour les
besoins de la cause, ces opinions acceptées ou
rejetées suivant les rancunes des partis indignent le
scepticisme de Montaigne, fait surtout de bonne foi.
« Voyez, s'écrie-t-il avec chaleur, l'horrible impu-
dence de quoi nous pelotons les raisons divines et
combien irréligieusement nous les avons et rejetées
et reprises selon que la fortune nous a changés de
place en ces orages publics. Celte proposition- si
solenne : « S'il est permis au sujet de se rebeller
» et armer contre son prince pour la défense de la
» religion, » souvienne-vous en quelles bouches, celte
année passée, l'affirmative d'icelle était l'arc-boutant
d'un parti ; la négative, de quel autre c'était l'arc-
boutant ; et oyez à présent de ({uel quartier vient la
LES DERNIÈKES ANNEES DE MdXTMtiNE. 169
voix et instruction de l'une et de l'autre ; et si les
armes bruient moins pour cette cause que pour
celle-là. Et nous brûlons les gens qui disent qu'il
faut faire souffrir à la vérité le joug de notre besoin ;
et de combien fait la France pis que de le dire • ! »
Il s'agissait, en somme, de faire régner Henri IV,
et ce chassé-croisé, que Montaigne apprécie ave;
une si bonnête sévérité, n'avait d'autre but que d,î
rapprocher ou d'éloigner du trône le souverain légi-
time. Dans ce pays où le bon sens finit toujours par
triompher, la verve gauloise de la Ménippéc, ses
satires patriotiques firent plus et mieux que tout
l'imbroglio de ces discussions ; on peut dire qu'elle
valut autant au nouveau roi qu'une victoire de ses
armes pour contribuer à asseoir sa domination. Il
est vrai que le bon roi Henri méritait mieux que
personne que l'esprit servit sa cause. Sa vue ne
cessa d'être claire au milieu des bourrasques diverses
qui l'assaillaient ; il faisait tête à l'orage sans rien
perdre de sa bonne humeur, et dans la mauvaise
fortune sa vaillance demeurait chevaleresque et
souriante. Lui-même, un jour, s'était peint ainsi à
Montaigne et ne s'était pas flatté. Une de ses
maîtresses qualités était, ainsi qu'il le disait à Mon-
taigne, de voir « le poids des accidents comme un
autre ; mais à ceux qui n'avaient point de remède, il
se résolvait soudain à la souffrance; aux autres, après
y avoir ordonné les provisions nécessaires, ce qu'il
pouvait faire promptement par la vivacité de son
I. Essais, I. II.. cil. XII. O passage rje so troiivo que (}an^
redit ion de 1.Ï9.S.
170 MONTAIGNE ET SES AMIS.
esprit, il atiendait en repos ce qui s'en pouvait
suivre. » « De vrai, ajoute Montaigne, je l'ai vu à
même, maintenant une grande nonchalance et liberté
d'actions et de visage au travers de bien grandes
affaires et bien épineuses : je le trouve plus grand
et plus capable en une mauvaise qu'en une bonne
fortune ; ses pertes lui sont plus glorieuses que ses
victoires, et son deuil que son triomphe ^ »
On le voit, Montaigne appréciait judicieusement
les circonstances dans lesquelles Henri de Navarre
avait été appelé au trône de France, et connaissait
assez profondément le caractère de celui-ci pour
espérer qu'il finirait par se servir des événements.
Dès le début de son règne, Montaigne n'avait pas
manqué d'écrire à Henri IV et de lui dire combien
il souhaitait que sa domination fût paisible et univer-
sellement accueillie. Le roi fut sensible à ce vœu et
y fit une réponse qui ne nous est pas parvenue.
Nous possédons seulement une lettre de Montaigne,
datée du 18 janvier lo9), qui précise bien comment
le philosophe envisageait le triomphe du Béarnais.
C'est un document trop important pour n'être pas
reproduit ici en entier. « Sire, disait Montaigne,
c'est être au-dessus du poids et de la foule de vos
grandes et importantes affaires que de vous savoir
prêter et démettre aux petites à leur tour, suivant le
devoir de votre autorité royale qui vous expose à
toute heure à toute sorte et degré d'hommes et
d'occupations. Toutefois, ce c[ue Votre Majesté a
daigné considérer mes lettres et y commander
1. Essais, 1. 111, ch. x.
Li:S DERNIÈRES ANNÉES DE MONTAIGNE. 171
réponse, j'aime mieux le devoir à la bénignité qu'à
•la vigueur de son àmc. J'ai de tout temps regardé en
vous cette même fortune où vous êtes, et vous peut
souvenir que lors même qu'il m'en fallait confesser
à mon curé, je ne laissais de voir aucunement de
bon œil vos succès. A présent, avec plus de raison
et de liberté, je les embrasse de pleine affection. Ils
vous servent là par effet ; mais ils ne vous servent
pas moins ici par réputation. Le retentissement
porte autant que le coup. Nous ne saurions tirer de
la justice de votre cause des arguments si forts à
maintenir ou réduire vos sujets comme nous faisons
des nouvelles de la prospérité de vos entreprises ; et
puis assurer Votre Majesté que les changements
nouveaux qu'elle voit par deçà à son avantage, son
heureuse issue de Dieppe y a bien à point secondé
le franc zèle et merveilleuse prudence de M. le
maréchal de Matignon, duquel je me fais accroire
que vous ne recevez pas journellement tant de bons
et signalés services sans vous souvenir de mes assu-
rances et espérances. J'attends de ce prochain été
non tant les fruits à nourrir comme ceux de notre
commune tranquillité, et qu'il passera sur vos affai-
res avec même teneur de bonheur, faisant évanouir,
comme les précédentes, tant de grandes promesses
de quoi vos adversaires nourrissent la volonté de
leurs hommes. Les inclinations des peuples se manient
à ondées. Si la pente est une fois prise en votre
faveur, elle l'emportera de son propre branle jus-
(ju'au bout. J'eusse bien désiré que le gain particulier
des soldats de votre armée et le besoin de les conten-
ter ne vous eût dérobé, nommément en cette ville prin-
172 MONTAIGNE ET SES AMIS.
ripale, la belle recommandation d'avoir traité vos sujets
mutins, en pleine victoire, avec plus de soulagement
que ne font leurs protecteurs, et qu'à la différence d'un
crédit passager et usurpé, vous eussiez montré qu'ils
étaient vôtres par une protection paternelle et vrai-
ment royale. A conduire telles affaires que celles que
vous avez en mains, il se faut servir de voies non
communes. Si s'est-il toujours vu qu'où les conquêtes
par leur grandeur et difficulté ne se pouvaient bon-
nement parfaire par armes et par force, elles ont été
parfaites par clémence et magnificence, excellents
leurres à attirer les hommes, spécialement vers le
juste et légitime parti. S'il y échoit rigueur et châti-
ment, il doit être remis après la possession de la
maîtrise. Un grand conquérant du temps passé se
vante d'avoir donné autant d'occasion à ses ennemis
subjugués de l'aimer qu'à ses amis. Et ici nous sen-
tons déjà quelqu'effet de bon pronostic de l'impression
que reçoivent vos villes dévoyées par la comparaison
de leur rude traitement à celui des villes qui sont
sous votre obéissance. Désirant à Votre Majesté une
félicité plus présente et moins hasardeuse, et qu'elle
soit plutôt chérie que crainte de ses peuples et tenant
son bien nécessairement attaché au leur, je me
réjouis que ce même avancement qu'elle fait vers la
victoire l'avance aussi vers des conditions de paix
plus faciles. Sire, votre lettre du dernier de novem-
bre n'est venue à moi qu'astheure et au delà du
terme qu'il vous plaisait me prescrire de votre séjour
à Tours. Je reçois à grâce singulière qu'elle ait
daigné me faire sentir qu'elle prendrait à gré de me
voir, personne si inutile, mais siennne plus par affec-
LES DERNIÈRES ANNEES DE MONTAIGNE. 173
tion encore que par devoir. Elle a très louablement
rangé ses formes externes à la hauteur de sa nouvelle
fortune ; mais la débonnaireté et facilité de ses humeurs
internes, elle fait autant louablement de ne les chan-
ger. Il lui a plu avoir respect non-seulement à mon
âge, mais à mon désir aussi de m'appeler en lieu où
elle fût un peu en repos de ses laborieuses agitations.
Sera-ce pas bientôt à Paris, Sire, et y aura-t-il moyens
ni santé que je n'étande pour m'y rendre ! Votre très
humble serviteur et sujet, Montaigne '.
C'est là un noble et fier langage et qui honore
grandement Montaigne. Rien ne manque à celte
belle page, ni la connaissance des vrais besoins du
royaume, ni l'entente des intérêts du roi, ni la hau-
teur de vue nécessaire pour juger sainement l'éîat
des choses, ni le courage de dire ce qu'il fallait faire
pour hâter l'apaisement du pays. Le style est aussi
élevé que la pensée. Hélas ! le vœu que Montaigne
formait d'un cœur si fervent, de pouvoir bientôt
saluer le roi dans Paris, ne devait pas se réaliser si
vite, et, quand il viendra à se réaliser, le philosophe
ne sera plus de ce monde pour se réjouir de ce beau
résultat. Mais Montaigne avait deviné quels moyens
pouvaient servir le plus efficacement à amener cette
1. De Montaigne, le 18 janvier (1590). — Cette lettre a été
découverte en 1849 dans la collection Dupuy, à la Bibliothèque
nationale (n» 712), par Achille Jubinal, qui l"a publiée et en a
donné le fac-similé dans la brochure intitulée : /'ne lettre
inédite de Montaigne (Paris, 1850, in-8"). — Voy. aussi
Payen, Nouveaux documents, 1850, p. 30 ; Griin, Vie publi-
que de Montaif/ne, p. 385 ; Feuillet de Couches, Causeries
d'un curieux, t. III, p. 325.
174 MONTAIGNE ET SES AMIS.
issue ; il avait compris combien la mansuétude du
monarque aiderait au succès de ses armes et en
augmenterait l'etîet. Henri IV se souvint des avis de
Montaigne : si ses soldats triomphent, il achève leur
victoire par sa bonne humeur et l'aménité de son
caractère. Sous cette douceur se cachera beaucoup
de fermeté, de la persistance et de l'esprit de suite,
mais les apparences seront sauves, et le peuple s'y
laissera prendre. Plus tard, quand le vent aura tout
à fait tourné en sa faveur, le l'oi pourra même confis-
quer à son profit les libertés naissantes, étouffer la
démocratie qui commençait à s'éveiller ; loin de s'en
plaindre, la nation y prêtera les mains, vérifiant
surabondamment la prédiction de Montaigne : « Si
la pente est une fois prise en votre faveur, elle
l'emportera de son propre branle jusqu'au bas. »
Il y avait encore loin de là à ce complet triomphe,
et Henri IV, roi sans royaume, devait conquérir
pied à pied le territoire de celui dont on voulait le
frustrer. Voici que la Ligue, dans sa fureur aveugle,
avait proclamé roi le vieux cardinal de Bourbon.
On conçoit combien dans des circonstances si défa-
vorables, le souverain légitime eût souhaité d'avoir
près de lui un conseiller aussi affectueusement
sincère que Montaigne. A cette heure où son auto-
rité était si méconnue, tout appui était bon à
Henri IV, qui renforçait le nombre et le témoignage
de ses partisans. Il insiste donc, promettant sans
doute, pour garder Montaigne avec lui, quelque
dédommagement pécuniaire ou quelque poste hono-
rablement rémunéré. Mais celui-ci répond à cette
avance par un refus très digne, un peu hautain, qui
LES DERNIÈRES ANNEES UE MONTAIGNE. 175
nous a été conservé. Le voici : « Sire, celle qu'il a
plu à Votre Majesté m'écrire du vingtième de juillet ^
ne m'a été rendue que ce matin, et m'a trouvé
engagé en une fièvre tierce très violente, populaire
en ce pays depuis le mois passé. Sire, je prends à
très grand honneur de recevoir vos commandements
et n'ai point failli d'écrire à monsieur le maréchal de
Matignon trois fois bien expressément la délibération
et obligation en quoi j'étais de l'aller voir, etjusques
à lui marquer la route que je prendrais pour l'aller
joindre en sûreté, s'il le trouvait bon. A ({uoi n'ayant
eu aucune réponse, j'estime qu'il a considéré pour
moi la longueur et hasard des chemins. Sire, Votre
Majesté me fera, s'il lui plait, cette grâce de croire
que je ne plaindrai jamais ma bourse aux occasions
auxquelles je ne voudrais épargner ma vie. Je n'ai
jamais re;u bien quelconcjue de la libéralité des rois,
non plus que demandé ni mérité, et n'ai reçu nul
payement des pas que j'ai employés à leur service,
desquels Votre Majesté a eu en partie connaissance.
Ce que j'ai l'ait pour ses prédécesseurs, je le ferai
encore beaucoup plus volontiers pour elle. Je suis,
Sire, aussi riche que je me souhaite. Quand j'aurai
épuisé ma bourse auprès de Votre Majesté, à Paris,
je prendrai la hardiesse de lui dire, et lors, si elle
m'estime digne de me tenir plus longtemps à sa suite,
elle en aura meilleur marché que du moindre de ses
officiers. Sire, je supplie Dieu |)our votre prospérité
1. Ce niùine jour, le roi écrivait, du camp de Saint-Denis,
une Ionique et importante lettre à Matij^non. Lettres-missives
de Henri IV, t. III, p. 129.
I7H MONTAIGNE ET SES AMIS.
et santé. Votre très humble et très obéissant serviteur
et sujet, Montaigne '. »
Montaigne prétexte l'état de sa santé; en effet,
cette lettre n'est pas écrite de sa main. Les ombres
qui obscurcissent le soir de la vie s'appesantissaient
chaque jour davantage sur lui. En vain se réfugle-
t-il dans la réflexion et dans l'étude ; ses douleurs
l'en détournent fréquemment. Comme au temps où
sa santé élait plus prospère, il se remet à feuilleter
les livres et à méditer, espérant que cette paisible
retraite lui donnera quelque répit sur son mal.' Il
reprend ses lectures au hasard, à bâtons rompus, se
laisse tout à fait aller à la variété de son humeur,
« et tous les jours, ainsi qu'il nous l'apprend lui-
même 2, s'amuse à lire en des auteurs sans soin de
leur science, y cherchant leur façon, non leur sujet ».
Montaigne reprend aussi son propre livre, en couvre
les marges d'additions nouvelles, le refait par endroits
et y insère ce que lui ont sifggéré de nouvelles
observations. Plus que toute autre, cette besogne
l'amuse et il y prend un malicieux plaisir, s'efforçant
de voiler sa pensée par des circonlocutions, de dépis-
ter le lecteur par les incidences, qu'il multiplie,
1. De Montaigne, ce second septembre (1590). — Cette let-
tre a été découverte par M. Antonin Macé, dans le volume
XVI, ï° 102, de la collection Dupuy, au cabinet des manus-
crits de la Bibliothèque nationale, et publiée pour la première
fois par lui dans le Journal de l' Instruction publique, du 4
novembre 1846. — Voy. aussi D"^ Payen, Documents inédits
(1845), p. 5; Griin, Vie publique de Montaigne, p. 390;
Feuillet de Couches, Causeries d'un curieux, t. III, p. 350.
2. Essais (1595), 1. III, ch. viii.
LES DERNIÈRES ANNEES DE MONTAIGNE. 177
s'attardant encore à parler de lui, ainsi que les vieil-
lards aiment à le faire. Certes, l'apparition des Essais
tels que leur auteur les avait mis au jour en 1588 fut
pour celui-ci un grand succès littéraire. On avait
été ébloui par cette abondance d'images gracieuses,
si gracieusement exprimées, par toutes les séductions
d'un style si peu étudié, si primesautier, plein de
trouvailles exquises, marchant si naturellement à la
rencontre des idées et les exprimant avec des mots
si vifs, des nuances si fraîches, tirés du propre fonds
de l'écrivain. On avait été charmé de trouver dans
cette analyse si personnelle tant de traits de ressem-
blance avec son auteur, tant d'observations qui
fixaient les sentiments de tous. Pour saisir la physio-
nomie de chacun, Montaigne n'avait eu besoin
d'observer que la sienne propre et d'en marquer les
contours. Maintenant le portrait est à la portée de
tous, avec sa délicatesse de touche, vrai sous son
coloris si gai à l'œil ; il suffisait d'y jeter un regard
pour s'y reconnaitre et pour s'y plaire, tant le modèle
avait su se parer d'un vernis gracieux. La critique
pourtant commençait son œuvre. Elle trouvait que
Montaigne, sous l'apparent mépris qu'il affectait de
lui-même, se complaisait beaucoup à parler de lui.
« Qui aurait rayé tous les passages où il parle de lui
et de sa famille, dit Pasquier', son œuvre serait
raccourcie d'un quart, à bonne mesure, spécialement
en son troisième livre, qui semble être une histoire
de ses mœurs et actions. » Si Montaigne entendit ce
reproche, il n'en fit pas son profit. Loin de restreindre
1. Est. Pasquier, Lettres, liv. XVIII, lettre i.
MONTAIGNE II. 12
178 MONTAIGNE ET SES AMIS.
ce qu'il nous apprend de lui-même, il l'augmente au
ronlrnire ; dès qu'il trouve un coin négligé, il l'explore
et lemeten lumière ; il recommence sa propre peinture
et l'étend sans se soucier autrement que le tableau y
perde en unité. Il cherche à disperser les traits, à les
éparpiller sous des ornements extérieurs qui les sur-
chargent et les déforment. Il disjoint ses raisonne-
ments, coupe le fil de ses déductions, en y intercalant
des remarques étrangères ; la pensée primitive s'étiole
ainsi et s'affadit. Est-ce l'effet de la vieillesse ou
dessein calculé? Sans doute, si la mort avait permis
à Montaigne de mettre la dernière main à son œuvre
ainsi comprise, beaucoup de ces défaillances auraient
disparu ; mais, telles qu'elles sont, ces superfluités
masquent parfois si bien l'intention de l'auteur qu'il
est besoin de recourir aux précédentes éditions pour
la saisir.
C'était là le principal délassement de cette suprême
retraite. Dans sa solitude, Montaigne revoit sans
cesse son œuvre, avec le soin d'un auteur dont la
fierté littéraire s'est éveillée avec les applaudissements
du public. Elle est devenue pour lui une sorte de
tapisserie de Pénélope, qu'il ne défait certes pas,
car il corrige peu, mais dont il relâche les mailles,
y travaillant toujours sans l'achever jamais. Si on
joint à cette occupation la correspondance que Mon-
taigne entretenait avec ses amis, on saura tous les
plaisirs littéraires qu'il pouvait goûter, ainsi isolé du
monde. Sans doute que M"" de Gournay ne fut pas
négligée, mais il ne nous est rien parvenu ni des
lettres que Montaigne put écrire ni de celles qu'il
put recevoir. Nous avons seulement gardé le souve-
LES DERNIÈRES ANNÉES DE MONTAIGNE. 179
nir du commerce épistolaire noué avec Juste-Lipse,
dont Montaigne faisait cas, et qu'il qualifie de « vrai-
ment germain à son Turnebus », Juste-Lipse ayant,
à diverses reprises, imprimé ses lettres, quelques-
unes do celles qu'il écrivit à Montaigne, ont pris
place dans le nombre, mais on n'y rencontre aucune
lettre de Montaigne, bien que le Flamand se vante
d'en posséder plusieurs. Leur liaison était assuré-
ment étroite. Dans la dernière édition de ses Essais,
Montaigne avait beaucoup vanté Juste-Lipse, « le
plus savant homme qui nous reste », et dit ce qu'il
attendait de son érudition. Montaigne souhaitait que
le philologue « eut et la volonté, et la santé, et assez
de repos pour ramasser en un registre, selon leurs
divisions et leurs classes, sincèrement et curieuse-
ment autant que nous y pouvons voir, les opinions
de l'ancienne philosophie sur le sujet de notre être
et de nos mœurs, leurs controverses, le crédit et la
suite des parts, l'application de la vie des auteurs et
sectateurs à leurs préceptes es accidents mémorables
et exemplaires ». Mais Juste-Lipse n'entendit pas ce
souhait : au lieu d'écrire ce « bel ouvrage et utile »,
il préféra employer sa science au docte et laborieux
tissu de ses Politiques, qui assurément charma
infiniment moins son illustre correspondant.
Cette bonne opinion qu'on avait de ses propres
mérites touchait beaucoup Juste-Lipse ; il y répondait
par des compliments aussi vifs dont il émaillait ses
lettres, bien qu'il se flattât de n'y pas mettre de
louanges. « Pas de compliments entre nous, 7io7i
blatiiliamur iiUer nos, » écrivait-il à Montaigne, le
16 mai 1589, et aussitôt il le place au nombre des
180 MONTAIGNE ET SES AMIS.
sept sages, au-dessus même, s'il est possible'. Un
peu plus tard, le 30 septembre de la même année,
Juste-Lipse lui mandait encore : « Je tiens à ce que
vous sachiez que je reçois vos lettres avec plaisir et
les lis avec volupté. Je vous connais depuis long-
temps, et cependant sans vous connaître ; je connais
votre esprit, vos écrits, mais non votre visage, et
j'admire d'autant plus la droiture de votre jugement
que, sur la plupart des choses, nous pensons de même.
Je l'avoue : je n'ai trouvé personne en Europe avec
qui je sois plus souvent d'accord qu'avec vous. »
Et comme Montaigne avait invité le Flamand à le
venir voir en France, celui-ci s'excusa sur l'état
valétudinaire de sa santé et sur ses occupations, qui
le retiendraient si sa santé ne le retenait pas. Au
demeurant, Juste-Lipse admirait de bonne foi celui
qu'il a appelé un peu trop pompeusement le Thaïes
français. S'il ne paraît pas avoir senti toute l'ironie
des Essais, il comprit combien était honnête et docte
ce livre qu'il déclarait tout à fait à son goût ; il
estimait son auteur grand et propre à former le
caractère et le jugement.
Dans sa retraite, Montaigne se laissait aller aussi
au charme de l'existence des champs, de la vie de
famille passée loin des importuns. Il surveillait son
domaine, son vignoble, content de trouver là quelque
distraction à son mal. Je ne sais si la réputation
des Essais avait contribué à la vente du vin que
1. Justi Lipsii Epislolarum centuriœ duœ. Lugduni Bata-
vorum, 1590, in-4". Voici rindication des passages où il est
question de Montaigne : 1" cent., let. 13, p. 66 : — 2^ cent.,
let, 45, p. 49 ; let. 59, p. 67 ; let. 96, p. 107.
LES DERNIÈRES ANNÉES DE MONTAIGNE. 481
l'auteur récollait sur ses terres, comme plus tard le
succès de VEsprit des Lois faisait vendre en Angle-
terre les vins du propriétaire de La Brède. Mais le
passage de Montaigne à la mairie de Bordeaux lui
valut quelques faveurs. C'est ainsi que, le 7 mai 1588,
le Parlement avait accordé à Montaigne, sur sa
requête et contrairement aux privilèges de la ville,
l'autorisation d'introduire dans Bordeaux « cinquante
tonneaux de vin du cru de sa maison de Montaigne »,
à la condition de le faire conduire « par personnes
et mariniers catholiques » et de déclarer que ce vin
était bien récolté par lui *. A la vérité, ces soins de
gestion n'avaient jamais beaucoup plu à Montaigne ;
il s'y livrait par nécessité plutôt que par goût. Main-
tenant que la lassitude était venue avec l'âge, il eût
volontiers remis à un autre ce que cette occupation
avait de trop absorbant pour lui. « L'un de mes
souhaits, pour cette heure, déclarait-il dans son
livre, ce serait de trouver un gendre qui sût appâter
commodément mes vieux ans et les endormir. » En
effet, le 7 Tuai lo90, « un jour de dimanche », Léonor vt^
de Montaigne, sa fille unique, alors âgée de dix-neuf
ans, épousait, à Montaigne, messire François de La
Tour, chevalier, âgé de trente et un ans. Mais, trois
semaines après, « un samedi, à la pointe du jour, les
chauds étant extrêmes », M"'° de La Tour ((uittait
sa famille paternelle pour se rendre dans son nou-
veau ménage, en Saintonge. Montaigne ne trouva
donc pas en son gendre l'aide quotidienne qu'il
avait espéré en tirer. Sa dernière consolation fut de
1. Archives historiques de la Gironde, t. XIX, p. 270.
/
182 MONTAIGNE ET SES AMIS.
voir un rejeton issu de cette union, car, le 31 mars
1591, M™* de La Tour mettait au monde une fille qui
reçut le prénom de Françoise, comme la marraine,
Françoise de La Chassaigne.
Tels sont les événements domestiques qui surve-
naient à Montaigne dans sa solitude et que lui-même
a notés d'une plume complaisante : ils occupaient sa
vie sans la remplir, et calmaient ses propres souf-
frances sans les apaiser tout à fait. Celles-ci le
harcelaient sans cesse, le prenant chaque jour de
plus près, et il usait en vain des remèdes qui lui
avaient un peu réussi jusque-là. Les distractions
auxquelles il s'attachait n'avaient plus le pouvoir de
le délasser et de lui faire oublier ses douleurs ; le
mal était maintenant sans remède, et les atteintes
s'en rapprochaient tellement qu'elles avaient fini
par emporter l'espoir du pauvre grand homme.
Déjà, quelques années auparavant, à Paris, quand la
Ligue l'avait envoyé à la Bastille, quoique malade
et alité, Montaigne avait entrevu la mort d'assez
près et l'avait vue approcher sans appréhensions.
Son état de santé inquiétait ses amis, mais lui-même
ne s'en effraya point ; Pierre de Brach, qui fut le
témoin de sa résolution, s'en émerveilla et nous en a
conservé le souvenir. Il était donc prêt à la suivre
quand la funèbre visiteuse vint lui lancer son appel
sans merci. Ce sceptique mourut comme un croyant ;
les contemporains sont unanimes pour l'affirmer. Il
le pouvait sans se dédire, car jamais il n'abandonna
la religion de ses pères, s'en tenant toujours à ce
que la tradition lui enseignait être le devoir. A vrai
dire, dans ses spéculations philosophiques, il avait
LES DERNIÈRES ANNEES DE MONTAIGNE. 183
paru ébranler bien des croyances ; il se tint pour-
,lant à égale distance de la négation formelle et
de l'affirmation absolue, comprenant qu'il est aussi
téméraire de nier que d'affirmer. On a dit de Pascal
qu'il avait séparé sa foi de sa raison par une cloison
étanche. Il semble qu'il en fut de même pour Mon-
taigne : sans doute, la cloison est moins étanche,
elle laisse passer bien des infiltrations ; il ne parait
cependant pas que la voie d'eau ait été si complète
que rien n'ait surnagé. Montaigne sentait que, le
devoir fùt-il une illusion, la bonne Ibis une duperie,
il est méritoire d'être sincère et de guider sa vie sur
une règle de conduite. C'est pour cela que ses
derniers moments ne « calomnient », selon la belle
expression de Vauvenargues, ni le reste de son
existence ni les libres aspirations de sa philosophie.
Pierre de Brach nous a gardé le souvenir de ces
derniers moments, et dit comment cette perte fut
ressentie dans l'entourage du philosophe. « Monsieur
de Montaigne est mort, mandait-il à Juste-Lipse
avec une douleur touchante, bien que prétentieuse ;
c'est un coup que je donne tout à coup dans votre
àme, pour ce qu'il donne bien avant dans mon cœur :
qu'il me déplaît d'être la corneille d'une si fâcheuse
nouvelle ! Mais pourquoi n'auriez-vous part au
déplaisir de l'amertumo de sa mort, puisque vous
avez eu part en la douceur des fruits de sa vie ? 3Ial
à propos appellé-jo amertume sa mort, puisqu'il l'a
goûtée et prise avec douceur ; aussi la douceur res-
tera à lui et l'amertume à nous : la douceur à lui (pii,
après avoii* heureusement vécu, est heureusement
mort et en un âge où au delà il eût trouvé plus de
184 MONTAIGNE ET SES AMIS.
mal que de bien, plus de déplaisir que de plaisir à
vivre, étant sujet à une impotente goutte et à une
douloureuse colique pierreuse ; l'amertume demeu-
rera à nous et à moi particulièrement pour être privé
de la douce et agréable conversation d'un homme si
rare et privé des fruits qu'il produisait. Mais il n'en
sera pas comme des arbres, lesquels, le corps étant
mort, ne feuillent, ne fleurissent et ne fruitent plus.
La verdeur des feuilles et la bonne odeur des fleurs
de sa renommée ne se perdra jamais, et les fruits de
son esprit dureront contre les ans tout autant que le
goût demeurera entier aux bons esprits, pour juger
et désirer la douceur de si doux et précieux fruits
que les siens. (1 m'a fait cet honneur d'avoir fait
mention de moi jusques à ses dernières paroles, ce
qui me donne plus de regret de n'y avoir été, comme
il disait avoir regret de n'avoir personne près de lui
à qui il }»ùt déployer les dernières conceptions de
son àme. Il voulait faire comme la lampe qui, prête
à défaillir, éclate et donne jour d'une plus vive
lumière. Je le crois par épreuve : car étant ensemble
à Paris, il y a quelques années, les médecins déses-
pérant de sa vie et lui n'espérant que sa fin, je le vis,
lorsque la mort l'avisagea de plus près, repousser
bien loin en la méprisant la frayeur qu'elle apporte.
Quels beaux discours pour contenter l'oreille, quels
beaux enseignements pour assagir l'àme, quelle
résolue fermeté de courage pour assurer les plus
peureux déploya lors cet homme ! Je n'ouïs jamais
mieux dire, ni mieux résolu à faire ce que sur ce
point les philosophes ont dit, sans que la faiblesse de
son corps eût rien rabattu de la vigueur de son àme.
LES DERNIÈRES ANNEES DE MONTAIGNE. 185
Il avait trompé la mort par son assurance, et la mort
le trompa par sa convalescence ; car n'est-ce pas
nous tromper, étant prêts de surgir au port, de nous
pousser encore au large? Enfin, il a atteint ce port,
et nous a laissés en pleine mer au milieu de mille
orages et de mille tempêtes '. »
Ce langage est bien affecté, mais il est véridique.
Ecrivant à un rhéteur, le bon de Brach crut devoir
se mettre à l'unisson de son correspondant, mais il
ne farda en rien la vérité. C'est ainsi que trépassa
Montaigne, le 13 septembre 1592, à l'âge de cin-
quante-neuf ans et demi. Certes, on doit regretter
que personne n'ait recueilli ses suprêmes entretiens,
comme jadis il avait recueilli lui-même les dernières
paroles tombées de la bouche expirante de La Boétie.
Nous aurions connu le détail de cette mort ; nous
aurions su tous les traits d'un courage qui ne se
démentit pas. Florimond de Raymond en porte
encore le formel témoignage. « Il soûlait accointer
la mort d'un visage ordinaire, dit-il de Montaigne "^
s'en apprivoiser et s'en jouer, philosophant entre les
extrémités de la douleur, jusques à la mort, voire
en la mort même. » Et lui, qui avait bien connu et
1. Lettre de Pierre de Bracli à Juste-Lipse, publiée pour la
première fois par le D'' Payen dans le Bulletin du Bibliophile,
1862, p. 1292, et insérée par M. Dczeinieris, dans son édition
des Œuvres poétiques de Pierre de Brach, t. II, p. cii. Jusle-
Lipse dit son sentiment sur la mort de Montaigne dans une
lettre du 23 mai 1593 adressée à .M"« de Gournay, dont on
trouvera la traduction ci-dessous.
2. Florimond de |{avmond, l'Anti-inipesse, éd. de l.o94,
p. Ië9.
186 MONTAIGNE ET SES AMIS.
beaucoup aimé Montaigne, il vante « sa vertu, sa
philosophie courageuse et presque stoïque, sa réso-
lution énierveillable contre toutes sortes de douleurs
et tempêtes de la vie ! »
On le voit, il y a loin de cette fin véritable à celle
que Pascal accusait Montaigne d'avoir voulu faire,
en lui reprochant, dans un zèle aveugle, de ne songer
qu'à mourir mollement et lâchement. Il y aurait plus
de distance encore si l'on en croit Estienne Pasquier.
D'après celui-ci, Montaigne aurait été atteint, à ses
derniers moments, d'une paralysie delà langue, « de
telle façon qu'il demeura trois jours entiers plein
d'entendement sans pouvoir parler. Au moyen de
quoi, il était contraint d'avoir recours à sa plume,
pour faire entendre ses volontés. Et, comme il
sentait sa fin approcher, il pria par un petit bulletin
sa femme de semondre quelques gentilshommes,
siens voisins, afin de prendre congé d'eux. Arrivés
qu'ils furent, il fit dire la messe dans sa chambre —
nous avons vu auparavant que cela était aisé pour
la chambre aménagée dans la tour, et qui donnait
sur la chapelle même du château, — et comme le
prêtre était arrivé sur l'élévation du Corpus Domini,
ce pauvre gentilhomme s'élance au moins mal qu'il
peut, comme à corps perdu, sur son lit, les mains
jointes, et en ce dernier acte rendit son esprit à
Dieu^. » Estienne Pasquier ne fut pas le témoin de
cette pieuse agonie ; il ne peut donc la raconter que
par oui-dire.
1. Lettres, liv. XVIII, let. i.
J
CHAPITRE II
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS
Quand son mari vint à lui manquer après une
union qui avait duré plus de vingt-sept ans,
M""^ de Montaigne eut deux devoirs à remplir. Elle
avait deux monuments à dresser à la mémoire de
celui qui la quittait ainsi : un monument de marbre,
le tombeau ; l'autre, plus durable encore, était l'édiv
lion des Essais conforme aux dernières volontés de
l'auteur. Nous verrons comment elle mena à bien ces
deux tâches inégales. Nous essayerons, en même
temps, de pénétrer plus avant dans la connaissance
du caractère de celte femme, qui sut rester fidèle au
souvenir de celui dont elle gardait la renommée et
portait le nom.
Jusqu'ici nous n'avons fait qu'entrevoir M'"" de
Montaigne, traversant discrètement l'existence de son
mari. Nous savons pourtant cpie, pour avoir été
effacé, son rôle n'en est pas moins noble. Le ménage
de Montaigne était de ceux dont M'"' de Lambert
parle avec humeur, et dans lesquels, suivant son
expression, on ne laisse aux femmes que la gloire de
l'économie. M"" de Montaigne s'y soumit sans récri-
miner; elle comprit que sa gloire — puisque gloire
il y a — ne pouvait être (ju'une gloire de reflet, et
elle s'en contenta. Montaigne fut déchargé par elle
188 MONTAIGNE ET SES AMIS.
de la plus grande partie des soucis de l'administra-
tion domestique, et de la sorte, il eut le loisir de
méditer et de s'entretenir avec lui-même. Grâce à la
vigilance de M""" de Montaigne, à son entente des
vrais besoins du ménage, le patrimoine du philoso-
phe s'accrut, loin de péricliter. Son mari put entre-
prendre un voyage long et dispendieux sans épuiser
ses ressources et sans laisser, lui absent, ses intérêts
à l'abandon. Lui-même le reconnail. « De Rome en
hors, dit Montaigne, je tiens et régente ma maison et
les commodités que j'y ai laissées ; je vois croître
mes murailles, mes arbres et mes rentes, et décroître,
à deux doigts près, comme quand j'y suis'. » Cela
veut dire tout uniment que quelqu'un veillait à sa
place, car comment Montaigne, auquel de près tant
de choses échappaient, eùt-il pu si bien saisir tous
les détails à travers la distance? La gestion de ce
remplaçant était si consciencieuse que l'éloignement
du maitre ne pouvait nuire à ses affaires.
On a découvert et publié, il y a douze ans, une
série de lettres qui aident beaucoup à bien apprécier
M"*" de Montaigiîe"-. Toutes ces lettres datent de
plusieurs années après la mort de son mari. Elles
sont adressées à un religieux Feuillant, et roulent,
pour la plupart, sur la construction du tombeau
même de Montaigne. Sans doute c'est la correspon-
dance d'une vieille femme dévote. Les recomman-
1. Essais, 1. I[I, (h. ix.
2. Lettres inédites de Françoise de La Chassaigne, veuve
de Michel Eyquem de Montaigne, publiées par .Iules Delpit i\
la suite de Vinvcntaire de la collection deJ.-F. Payen, 1878,
Jn-8% p. 275.
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 189
dations pieuses s'y mêlent aux demandes de services
obligeants. Il n'est pas moins intéressant de
parcourir ces lettres avec soin, car on y trouve,
chemin faisant, bien des renseignements à glaner.
Le K. P. Marc-Antoine est à la fois le confesseur
de M""" de Montaigne et son homme de confiance :
confes^ur indulgent, qui ne s'occupe pas seulement
des besoins de l'àme pour négliger ceux du corps.
Entre le religieux et la pénitente s'établit un échange
d'attentions et de soins, dont ils se remercient mutuel-
lement : pendant les chaleurs de l'été, celui-ci envoie
des oranges, qui sont les bienvenues, et M™^ de Mon-
taigne répond à ces avances par quelques boites de
cotignac. Souvent aussi elle le charge d'emplettes
que son éloignement de la ville l'empêche de faire
effectuer directement. « Je vous prie de ne laisser
pas pourtant de me faire apporter une pièce d'éta-
mine, du prix de quatre ou cinq écus ou aux envi-
rons. L'on dit qu'il faut l'aller acheter en un lieu
qui s'appelle le Magasin, où il y en a de très belles,
bonnes et à bon compte. Si vous y employez quel-
que dévote demoiselle de vos amies pour la choisir
et marchander, vous m'obligerez fort de me la faire
porter avec vous, ou autrement. Votre cousine en a
grand besoin. Je crois que M. de Castelnau ne vou-
drait pas refuser ni celle-là, ni sept aunes de taffetas
gris, d'un écu l'aune. Je lui compterai bien sur les
frais de ma maison, chose qui ira beaucoup au delà. »
La commission est piquante. Aussitôt, il est vrai,
M""' de Montaigne s'excuse de son importunité. « Mon
très révérend Père, je fais bien conscience de vous
employer en telles affaires, mais la nécessité m'y
190 MONTAIGNE ET SES AMIS.
contraint, car je ne sais comment faire; et, quand J
vous serez ici, je vous entretiendrai de beaucoup de *
choses que vous ne croiriez pas. »
Cet extrait donne bien le ton général de la cor-
respondance. Ce ne sont le plus souvent que de
menus services qui ne tirent pas à conséquence. La
naissance du R. P. Marc-Antoine — il s'appelait,
de son surnom dans le siècle, Antoine Clausse, sei-
gneur de Marchaumont, et était issu d'une vieille
famille qui avait fourni plusieurs évèques-comtes de
Chàlons, — surtout ses relations d'alliance avec M. de
Gamaches, le second gendre de M""^ de Montaigne,
permettaient avec lui des confidences plus importan-
tes et plus intimes. Elles abondent dans les quelques
lettres qu'on a retrouvées et les rendent précieuses.
Elles nous apprennent quel souvenir attendri le
philosophe avait laissé dans l'esprit et dans le cœur
de sa veuve. Trente ans après la mort de Montaigne,
Françoise de La Chassaigne se rappelle encore avec
émotion son mari, « de qui était tout le bien qu'elle
a », et en novembre 1621, pour la fête des Trépassés,
à ces heures consacrées au culte de ceux qui ne sont
plus, sa mémoire remonte avec tristesse le cours du
temps. Par une attention touchante, elle réunit alors
les deux êtres qui lui tinrent le plus au cœur, et qui,
tous les deux, sont disparus avant elle, et elle recom-
mande son mari et sa fdie aux prières du religieux.
Aussitôt après la mort de Montaigne, sa femme
et sa fille s'étaient, en effet, vouées au souvenir du
grand homme. Montaigne pensait sans cesse à son
œuvre, la revoyant et l'augmentant chaque jour ; la
mort l'avait surpris au milieu de celte besogne. En
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 491
disparaissant, il laissait un volume où sa pensée,
sans être définitive, était cependant plus conforme
à ses dernières volontés. Jusqu'à la fin, l'auteur avait
remanié son livre, le corrigeant et en chargeant les
inaro-es de réflexions nouvelles. Il existe encore
aujourd'hui un manuscrit tout entier de la main de
Montaigne, qui permet de juger quel était ce labeur.
C'est un exemplaire des Essais de l'édition de 1388,
dont les marges sont couvertes d'additions de l'écri-
vain ; après avoir appartenu aux Feuillants de Bor-
deaux, il est maintenant à la Bibliothèque de la ville.
Sa conservation est parfaite ; par malheur, le volume
ayant été relié à la fin du dernier siècle, l'ouvrier a
sottement rogné les pages, si bien qu'il manque sur
les marges latérales trois lettres environ à chaque
ligne, et, en haut ou en bas des pages, parfois
plusieurs lignes entières. Tel qu'il est, le volume de
Bordeaux montre parfaitement comment Montaigne
revoyait son œuvre lorsque sa dernière heure vint
à sonner ; on y sent à cha([ue instant tout le soin
apporté à cette révision. « Les notes sont d'une
écriture facile à lire en général et bien formée, à
dit quelqu'un qui avait étudié de près <:e précieux
exemplaire, et je ne puis que confirmer cette appré-
ciation 1 ; les caractères sont de dimensions très
variées, mais toujours parfaitement nets. Bien que
les ratures soient nombreuses, il est possible, sauf
1. L. Manchon, De la constitution du texte des Essais,
étude publiée (pp. 49-69) dans le. petit volume posliiume inti-
tulé : Léon Manchon (14 janvier 18o9-W mars 18<S6). Laval,
1886, in-8°.
192 MONTAIGNE ET SES AMIS.
pour un petit nombre de mots disséminés, d'arriver
à lire le mot écrit d'abord ; dans tous les cas, il est
aisé de dégager la rédaction définitive. Quelques
renvois très simples permettent d'intercaler l'addi-
tion à la place qui lui est destinée. Assez souvent
aussi, et principalement lorsqu'il s'agit de remplacer
la phrase imprimée, celle-ci est biffée et la nouvelle
rédaction est écrite en interligne. On voit enfin,
dans le texte même, un nombre infini de corrections
d'orthographe et de ponctuation. »
Tout cet effort était considérable, et il importait
qu'il ne fût pas perdu pour le lecteur. C'était un
pieux devoir de mettre au jour les Essais ainsi
amendés, et M'"" de Montaigne s'en préoccupa sans
retard. Aussitôt après la mort de son mari, au
milieu de la douleur qu'elle en ressentait, elle se
préoccupa de sauvegarder les manuscrits du mora-
liste ; et, contraignant son affliction, elle voulut
donner au public une nouvelle édition des Essais
conforme à la dernière pensée de l'auteur. M"^ de
Gournay le déclare fort expressément ^ « Elle a tout
son pays pour témoin, s'écrie la savante fille en
parlant de M*"" de Montaigne, d'avoir rendu les
offices d'un très ardent amour conjugal à la mémoire
de son mari, sans épargner travaux ni dépense; mais
je puis témoigner en vérité pour le particulier de ce
livre que son maître même n'en eut jamais tant de
soin. » Ce n'est pas un mince mérite, on en convien-
dra, de s'être ainsi inquiétée aussitôt de ce qui pou-
1 . Dans la grande préface qu'elle a mise en tête de rédition
de 1595, p. 4.
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSALS. 193
vait faire mieux apprécier les méditations de son
mari, d'autant que le deuil qu'elle éprouvait de son
veuvage eût pu être pour M'"" de Montaigne une
excuse décente de différer plus encore cet hommage
à la gloire du grand mort.
Mais il fallait plus que de la bonne volonté pour
se faire l'éditeur des Essais et savoir d(;brouiller la
pensée de l'auteur au milieu de ses papiers. Comment
les choses furent-elles menées à bien ? par quelle
suite d'intelligents concours M"" de Gournay put-elle
publier, moins de trois ans après le décès de Mon-
taigne, cette édition de 1595 qui fait tant d'honneur
à la piété de la fille d'alliance du philosophe ? Toutes
les données du problème ne sont pas également
claires ; elles le sont assez cependant pour qu'on en
puisse entrevoir le résultat ^ Nous pourrions le
déterminer exactement, si nous savions en quel
état précis se trouvaient les manuscrits laissés par
Montaigne à son décès. Nous ne le savons pas, et
il ne faut pas oublier (jue la mort surprit le philo-
sophe dans la refonte de son livre. Seul l'exemplaire
de Bordeaux nous a été conservé. C'est beaucoup
assurément, puisqu'il contient, en manuscrit, la plus
grande partie des passages nouveaux. Cela ne suffit
pourtant pas absolument, car il est certain que
1. Grâce surtout à la sagacité de M. R. Dezcimcris, qui en a
précisé les termes dans ses Recherches sur la recension du
texte posthume des Essais de Montaigne (Bordeaux, 1806,
in-8"). Voy. aussi les Recherches du môme auteur sur la vie
de Pierre de Brach (p. lxxiv et suiv. du tome II de l'édition
des Œuvres poétiques. Paris, 1802, in-4'') et l'étude déjà
citée de L. Manchon sur la Constitution du texte des Essais.
UONTAIGNB II. 13
194 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Montaigne avait pris note ailleurs d'additions ou de
variantes à son œuvre dont la rédaction autographe
ne nous est point parvenue. Essayons néanmoins,
en examinant ce qui subsiste, de déterminer le travail
des éditeurs de 1595.
Il parait très probable que l'exemplaire couvert
de notes manuscrites et conservé actuellement dans
la bibliothèque de Bordeaux était celui qui, dans la
pensée de Montaigne, devait servir de base à une
réimpression des Essais. Cela résulte du grand
nombre de corrections et d'additions qui sont
portées sur les marges et du soin avec lequel elles
sont faites. Pour amender son ouvrage, Montaigne
se livre à une besogne méticuleuse de révision qui
devait lui coûter beaucoup, étant, donnés la nature
de son esprit et le mauvais état de sa santé ; il s'y
applique pourtant, ne négligeant ' rien, jusqu'aux
recommandations typographiques, avec l'intention
évidente de faire disparaître ce qui lui semble défec-
tueux. Montaigne simplifie l'orthographe, à laquelle
il attache plus d'importance qu'il n'en a l'air, et
dans un avis à l'imprimeur, qu'on lit en tête du
manuscrit, il résume sommairement les règles qu'il
veut suivre désormais. Au point de vue du style, il
coupe ses phrases, bannissant chaque jour davan-
tage les longues périodes cicéroniennes, hachant,
au contraire, son style, à l'exemple de Sénèque ;
sous sa plume, les virgules se changent en deux-
points, et ceux-ci deviennent des points simples, qui
marquent plus fréquemment la fin de la phrase.
Montaigne, qui n'était pas grammairien, le devient
presque, à passer ainsi son propre ouvrage au crible.
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 195
Et toutes ces corrections si minutieuses — mots
changes ou phrases modifiées — sont faites d'une
écriture sinon naturellement lisihle, du moins volon-
tairement soignée. Des renvois assez simples per-
mettent de se reconnaître au milieu des additions
nouvelles et de les intercaler à leur place. Croit-on
que Montaigne se fût imposé un pareil labeur sur
un exemplaire de son livre avec l'intention de
reporter ailleurs toutes les remarques dont il le
surchargeait ? La besogne était déjà bien fastidieuse
pour un esprit prime-sautier ; elle était fatigante pour
un tempérament rongé par la maladie, et il eût été
hors de ses forces de la recommencer. Pense-t-on
enfin que Montaigne, qui écrivait « insupportable-
ment mal », se fût ainsi contraint à bien écrire pour
l'unique plaisir de se relire plus aisément. Tout ceci
est inadmissible, et il serait plus inadmissible encore
de supposer que tous ces changements d'ortho-
graphe et de ponctuation n'ont pas été faits avec
la pensée qu'ils seraient définitifs. Il ressort, au
contraire, de toutes ces considérations que l'exem-
plaire de Bordeaux est bien celui que Montaigne
destinait à l'impression. Sans doute, il l'eût modifié
en quehjues endroits, car ses intentions n'étaient
pas formellement arrêtées, mais il eût servi de base
à une édition nouvelle et il a sauvegardé la volonté
de son auteur.
Pouitant, si l'on compare le texte du manuscrit
(le Bordeaux au texte publié en 1595 par M""" de
Gournay, on constate tout d'abord un grand nombre
de différences do détail : des mots sont changés et
des phrases autrement coupées ; d'autres phrases,
496 MONTAIGNE ET SES AMIS.
des développements même, ont été imprimés, tandis
qu'ils manquent dans le manuscrit ; celui-ci, à son
lour, renferme quelques phrases que l'impression n'a
pas reproduites. Que faut-il conclure de ce manque
de concordance ? Peut-on accuser de négligence les
éditeurs posthumes des Essais, ou bien faut-il croire
qu'il existait un autre manuscrit aujourd'hui perdu
et que ce manuscrit était le meilleur, puisqu'il a été
choisi de préférence ? Ces deux hypothèses ne sont
pas plus vraisemblables l'une que l'autre ; j'ai déjà
essayé de montrer l'impossibilité de la dernière,
j'ajouterai seulement que, si rien ne permet de soup-
çonner la bonne volonté de M"^ de Gournay, on peut
mettre en doute sa critique. Au surplus, la différence
qui sépare les deux textes est trop minime pour justi-
fier l'existence d'une seconde version manuscrite. Il
est seulement infiniment probable que Montaigne n'ac-
croissait pas uniquement son livre en couvrant ses
marges d'additions. Les marges disparaissaient, en
efîet, sous l'abondance des remarques, et il eût été diffi-
cile d'y insérer tous les passages ajoutés. Tant que son
livre n'était pas livré aux typographes, Montaigne
l'accroissait sans relâche, et le manque de place
pouvait seul l'empêcher d'y intercaler quelque aperçu
nouveau ou quelque heureuse citation. Il prenait
alors en note ses réflexions sur des feuillets volants,
enregistrant ses humeurs sur des « petits brevets
décousus », comme il enregistrait les variations de
sa santé. On voit sur l'exemplaire de Bordeaux les
signes de renvoi à ces notes écrites sur des papiers
isolés. Exposés à la dispersion, ceux-ci ne nous sont
point parvenus, mais ce qu'ils contenaient a pris
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 19"
place dans l'édition de 1395. Montaigne dut écrire
également de la sorte soit une première rédaction
de quelques passages de son livre, soit une version
nouvelle, et ainsi s'expliquent les variantes qu'on
peut relever entre le texte manuscrit que nous pos-
sédons et l'édition de 1395.
Avant de remettre à l'imprimeur le texte de cette
édition, il fallait donc se reconnaître au milieu des
papiers de Montaigne, y trouver la véritable inten-
tion de l'auteur. M*"" de Montaigne avait pieusement
recueilli tous les brouillons de son mari, mais quel
que fût son culte pour la mémoire du grand mort,
elle ne pouvait donner elle-même ses soins à la
publication posthume des Essais; c'était une tàclie
au-dessus Je ses forces, car rien ne nous fait sup-
poser qu'elle eût les connaissances philosophiques
nécessaires pour la mener à bien. Qui chargea-t-elle
d'examiner les manuscrits de Montaigne et de les
mettre en ordre ? Nous savons que ce ne fut pas
M"" de Gournay ; il est en effet certain que celle-ci
ne vint à Montaigne qu'après avoir publié les Essais :
elle-même nous l'apprend formellement. « Un an et
demi après la mort de Montaigne — c'est-à-dire
dans les premiers mois de 1394, — lit-on dans la
petite notice placée à la fin des Avis ou Présens de
M"" de Gournay ', la veuve et la fille unique de ce
grand homme envoyèrent les Essais à M"" de Gour-
nay, lors retirée à Paris, pour les faire imprimer, la
priant de les aller voir après, alin de prendre entière
et mutuelle possession de l'amitié dont le défunt les
1. Paris, 1641, in-4«, p. 994.
198 MONTAIGNE ET SES AMIS.
avait liées les unes aux autres ; ce qu'elle fit et
demeura quinze mois avec elles. » C'est ce qui
arriva effectivement : M"" de Gournay ne se rendit à
Montaigne qu'après avoir terminé l'édition des Essais
qu'elle surveilla, et son séjour à Montaigne dura au
moins jusqu'à la lin de lo9G, car nous avons une
lettre d'elle qui porte l'indication de cet endroit et la
date du 13 novembre 1396 •.
De qui M"'" de Gournay tenait-elle donc la copie
qui lui servit à la réimpression des Essais, et qui fut
chargé d'établir le texte devant être ainsi livré
au public ? Certes, « ce n'était pas légère entreprise,
ainsi que M"" de Gournay le reconnaît, que bien
lire les manuscrits de Montaigne « et garder que
telle difficulté n'apportât ou quelque entente fausse,
ou transposition, ou des omissions ». A qui ce soin
délicat incomba-t-il ? M'" de Gournay nous l'appren-
dra encore en remerciant le poète Pierre de Brach
d'avoir été, pour ainsi dire, l'éditeur au premier
degré de cette réimpression posthume des Essais,
d'avoir constitué le texte qu'elle allait reproduire.
« Que je sais de gré au sieur de Brach, — écrit M"'' de
Gournay dans la grande préface qui précède son
édition de 1593, — de ce qu'il assista toujours soi-
gneusement M""' de Montaigne au premier souci de
sa fortune — la fortune de ce livre, les Essais, —
intermettant pour cet exercice la poésie dont il
honore sa Gascogne, et ne se contentant pas d'em-
porter sur le siècle présent et les passés le titre
1. C'est une lettre à Juste-Lipse qu'on trouvera ci-dessous.
— Le privilège de celte édition des Essais est daté du 15 octo-
bre 1394.
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 199
d'unique mari, par la gloire qu'il prête à sa femme
défunte', s'il n'enviait encore celui de bon ami par
tels offices et plus méritoires vers un mort. » Le lan-
gage de M"" de Gournay est pesant, mais il est clair.
Cet office de bon ami, cet exercice assidu et prolongé
qui détourne de Brach de ses propres ouvrages, c'est
évidemment la collation des manuscrits de Montai-
gne, l'établissement du texte qui allait devenir défi-
nitif et son choix au milieu des rédactions diverses
qu'avait pu laisser l'auteur; De Brach fournissait
ainsi la base sur laquelle M'"" de Gournay allait
asseoir son pieux édifice.
M"" de Gournay se conforma-t-elle complètement
aux textes qui lui étaient transmis par M'"*" de
Montaigne, et qui avaient été préparés par de
Brach ? « J'ai secondé ses intentions jusqu'à l'ex-
iréme superstition, » déclare-t-elle d'elle-même.
« Aussi n'eussé-je pas restivé (regimbé), s'écrie-
t'elle, lorsque j'eusse jugé quelque chose corrigeable,
de plier et prosterner toutes les forces de mon dis-
cours sous cette seule considération que celui qui le
voulut ainsi était père et qu'il était Montaigne. »
Nous examinerons ailleurs, en parlant plus ample-
ment de M"' de Gournay, jusqu'à quel point il faut
accepter ce témoignage si formel. En tout cas si
M"*" de Gournay put manquer parfois de critique,
elle fut un éditeur diligent, car elle apporta à la tâche
qui lui était confiée toute l'activité de son esprit. Couime
on l'a vu plus haut, c'est vers mars lu94 que M"" de
1. M"»^ (le Gournay l'ail allusion ici aux vers que De Braeh
avait consacrés à la mémoire de sa femme.
200 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Gournay reçut, de M""* de Montaigne et de sa fille,
la copie du nouveau texte des Essais, et avant la
fin de cette même année, ce texte était livré au public
par Abel Langeiier, dans une « édition nouvelle,
trouvée après le décès de Tauteur, revue et augmen-
tée par lui d'un tiers de plus qu'aux précédentes
impressions ». Neuf mois environ avaient donc suffi
à M""" de Gournay pour s'acquitter de sa tâche ; ce
délai était normal pour diriger la publication du
volume, mais quel que fut le zèle de la docte fille,
elle n'eût pas pu, dans ce même laps de temps,
préparer tout ensemble le texte qui allait voir le
jour et en mener à bien l'apparition. Cette remarque
confirme encore le rôle que nous prétons à M"' de
Gournay et qui fut le sien ; elle se conforma avec
exactitude à la ligne de conduite qui lui avait été
tracée, et c'est sans doute qu'elle se croyait la cons-
cience en repos pour Invoquer comme garant de sa
fidélité, ainsi qu'elle le faisait, ce manuscrit original
des Essais qui, étant demeuré à Montaigne, n'avait
pas passé sous ses yeux.
Telles sont les origines de cette célèbre édition des
Essais de 1595, qui a été si généralement adoptée
par les éditeurs subséquents. Établie par Pierre de
Brach sur les papiers mêmes de Montaigne, aussitôt
après la mort de celui-ci, surveillée par M'"' de Gour-
nay avec vigilance, elle ofîre do grandes garanties
de sincérité, et son autorité ne peut être mise en
doute que très partiellement. On ne saurait dire
pourtant qu'elle représente la pensée définitive de
Montaigne. Nous avons déjà fait la remarque que
cette pensée n'était pas encore fixée avec certitude
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 201
quand la mort surprit le philosophe. La grande
préoccupation des exécuteurs des dernières volontés
de Montaigne devait donc être de respecter son
œuvre, bien qu'indécise par endroits, et de la donner
au public telle qu'elle leur était parvenue. Sans
doute, dans une révision dernière, Montaigne eût
senti que ses intercalations incessantes rompaient
parfois l'ordre et obscurcissaient le sens. Le manus-
crit de Bordeaux offre quelques corrections qui per-
mettent d'affirmer que l'auteur savait reporter ailleurs
un morceau qui ne lui semblait pas à sa place, ou
même retrancher un développement hors de propos.
Si, avant de publier son livre, Montaigne avait pu
l'embrasser encore d'un coup d'œil, considérant
alors la suite des idées, l'ensemble et non le détail de
ce livre, il eût perçu plus nettement tout ce qui en
troublait l'harmonie et sacrifié plus allègrement
encore ce qui était nuisible ou superflu. Les éditeurs
de 1393 ont pensé que ce travail d'émondage ne les
regardait pas ; ils ne se sont permis aucun change-
ment et ils ont bien fait : si le livre a perdu en clarté,
nous avons du moins l'auteur tout entier. Le respect
s'imposait alors, scrupuleux, absolu, et nous devons
un triple hommage à M'"" de Montaigne, à Pierre de
Brach et à M"' de Gournay pour ne pas s'en être
départi.
Là ne s'arrêta pas le dévouement de M"'" de Mon-
taigne à la gloire du grand mort. En même temps
qu'elle consacrait au génie de Montaigne ce volume
(|ui contenait toutes ses méditations, sa veuve voulut
élever à sa dépouille moi'telle un tombeau où ses
cendres pussent reposer à jamais. Dans la lettre où
202 MONTAIGNE ET SES AMIS.
il annonce à Juste-Lipse le décès de Montaigne,
Pierre de Brach l'entretient aussi du projet de
consacrer au philosophe un monument digne de son
illustration. « Je sais, Monsieur, disait De Brach,
que vous avez eu en beaucoup d'amitié et en beau-
coup d'estime feu M. de Montaigne ; vous en avez
donné des témoignages publics durant sa vie, don-
nez-en après sa mort. Nous faisons dresser une
pyramide pour son cercueil ; une plinthe y sera
réservée pour ce que vous dédierez à sa mémoire. »
Mais les choses n'allèrent pas aussi rapidement que
Pierre de Brach semblait le supposer, et, en fin de
compte, il ne paraît pas que Juste-Lipse ait composé
jamais l'épitaphe de Montaigne, peut-être parce que
la mort le prit lui-même avant l'achèvement du
tombeau de son ami.
Dès le 17 janvier 1393, M'"" de Montaigne acqué-
rait un droit de sépulture dans l'église des Feuillants
de Bordeaux. Par contrat en date de ce jour, les reli-
gieux promettaient « de faire bâtir et construire au-
devant le grand autel un caveau, et en icelui mettre
le corps dudit feu sieur de Montaigne, de ladite
dame et de leur postérité, et au-dessus y dresser et
ériger un sépulcre et monument ; ensemble de faire
faire une ceinture au dedans de ladite église, et en
icelle mettre les armes dudit sieur de Montaigne. »
Ils promettaient, en outre, «^ de dire... deux messes
hautes... et deux messes basses; savoir: l'une à
chacun xui'' jour de chaque mois de septembre, qui
est semblable jour auquel ledit feu sieur de Mon-
taigne décéda, et l'autre à tel et semblable jour
que le corps d'jcelui feu sieur sera mis audit caveau ;
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 203
et deux messes basses, savoir : l'une à chacun pre-
mier jour d'août, fête de saint Pierre aux Liens, et
l'autre chacun jour en la fête de saint Michel,
archange, le tout pour le salut de l'àme dudit feu
sieur et dame de Montaigne et leurs parents trépas-
sés*. » Toutes ces stipulations étant ainsi réglées,
l'engagement devenait définitif. La dépouille mor-
telle de Montaigne fut donc déposée, le 1" mai 1593,
dans un caveau de Téglise des Feuillants. Mais
des incidents surgirent dans la suite, qui vinrent
embrouiller l'état des choses et troublèrent la tran-
quillité de M™" de Montaigne.
Les Feuillants ne tardèrent pas, en effet, à agrandir
leur vieille église par l'adjonction de chapelles laté-
rales. Ces modifications changèrent la disposition
de l'édifice, et le corps de Montaigne ne se trouva
plus placé, ainsi qu'il devait l'être, au-devant du
maitre-autel. M""" de Montaigne s'en plaignit. Les
religieux lui abandonnèrent alors une chapelle laté'
raie, dont la construction avait été commencée par
les héritiers de Florimond de Raymond, — celui-
là même qui avait succédé au Parlement à Michel de
Montaigne, quarante ans auparavant. ~ C'est dans
la crypte funéraire de cette chapelle que M"" de
Montaigne fit déposer, le 1"" mai 1614, le corps de
son mari, décédé depuis plus de vingt ans ; c'est là
aussi que la fille unique de l'auteur des Essais ne
tarda pas à venir le rejoindre (1016). Longtemps
i . Les actes relatifs à la sépulture de Montaigne ont été
publiés ou analysés par .Iules Delpit on tôte des lettres de
M"*" de Montaigne.
204 MONTAIGNE ET SES AMIS.
cependant après cette cession, le cercueil de Flori-
mond de Raymond était demeuré dans le caveau où
reposaient les restes de Montaigne. On voit dans les
quelques lettres de M""' de Montaigne, découvertes
et publiées récemment, combien elle se préoccupait
de l'exhumation de « ce corps, qui lui causait tgint
de déplaisir ».
Enfin, le tombeau de Montaigne put être érigé.
Les Révérends Pères avaient mis beaucoup de mau-
vaise volonté à se conformer à leurs engagements.
Devant la menace d'un bon procès, ils consentirent
une transaction notariée, et, reconnaissant M""" de
Montaigne « pour leur première bienfaitrice », ils lui
accordaient ce qu'elle réclamait si instamment, c'est-
à-dire la chapelle la plus voisine du maitre-autel
et le droit d'y faire figurer les armes de son mari.
M'"* de Montaigne promettait de son côté de « faire
ôter au plutôt le sépulcre et effigie dudit feu sieur
de Montaigne du lieu où il est dans Tancienne
église ». C'était un monument en pierre de Taille-
bourg : un sarcophage rectangulaire est posé sur un
socle et supporte la statue de Montaigne, couché et
revêtu d'une armure de chevalier. Les mains sont
jointes pour la prière ; le casque est déposé derrière
la tète ; les gantelets sont à côté du corps ; aux
pieds, un lion couché. On risquerait de ne pas
reconnaître le paisible Montaigne sous cet appareil
guerrier, si les épitaphes ne nous éclairaient pas
absolument à ce sujet. Des deux côtés les armoiries
sont gravées, et, au-dessus, deux épitaphes, l'une en
distiques grecs, l'autre en prose latine. Contraire-
ment à ce qu'on espérait tout d'abord, il ne parait
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 205
pas que ce soit Juste-Lipse qui les ait rédigées , tout
concourt, au contraire, à faire croire qu'elles sont
l'œuvre d'un érudit bordelais, avocat au Parlement,
Jean de Saint-Martin '.
« Qui que tu sois, disent les vers grecs, qui, en
voyant cette tombe et mon nom, demandes : Mon-
taigne est-il donc mort ? cesse de t'étonner. Corps,
noblesse, félicité menteuse, dignités, crédit, jouets
périssables de la fortune, rien de cela n'était mien.
Rejeton divin, je suis descendu du ciel sur la terre
des Celtes, non point huitième sage de la Grèce
ni troisième de l'Ausonie, mais unique, égalant à
moi seul tous les autres, et par la profondeur de ma
sagesse, et par les charmes de mon langage, moi qui,
au dogme du Christ, alliai le scepticisme de Pyrrhon.
La jalousie s'empara de la Grèce ; elle s'empara de
l'Ausonie, mais j'arrêtai moi-même cette rivalité
jalouse en remontant vers ma patrie, en reprenant
mon rang au milieu des esprits célestes. »
L'épitaphe latine est plus précise. La voici :
« A Michel de Montaigne, périgourdin, fils de
Pierre, petit-fils de Grimond, arrière-petit-fîls de
Raymond, chevalier de Saint-Michel, citoyen romain,
ancien maire de la cité des Bituriges Vivisques, homme
né pour être la gloire de la nature, et dont les mœurs
douces, l'esprit fin, l'éloquence toujours prête et le
1. C'est ce que M. R. Dezeimeris a mis en pleine lumière par
d'ingénieux rapprochements, dans ses Recherches sur l'auteur
des épitaphes de Montaiync (Paris, 18G1, in-8°). Nous repro-
duisons ici l'excellente traduction que M. Dezeimeris a donnée
dans son ouvrage des deux textes, grec et latin, restitués
par lui.
206 MONTAIGNE ET SES AMIS.
jugement incomparable ont été jugés supérieurs à la
condition humaine ; qui eut pour ami les plus grands
rois, les premiers personnages de France, et même
les chefs des partis de l'erreur, bien que très fidèle-
ment attaché lui-même aux lois de sa patrie et à la
religion de ses ancêtres. N'ayant jamais blessé per-
sonne, incapable de flatter ou d'injurier, il reste cher
à tous indistinctement ; et comme durant toute sa
vie il avait fait profession d'une sagesse à l'épreuve
de toutes les menaces de la douleur, ainsi, arrivé au
combat suprême, après avoir longtemps et courageu-
sement lutté avec un mal qui le tourmenta sans
relâche, mettant d'accord ses actions et ses préceptes,
il termina. Dieu aidant, une belle vie par une belle
fin.
» Françoise de La Chassaigne, laissée en proie,
hélas ! à un deuil perpétuel, a érigé ce monument à
la mémoire de ce mari regrettable et regretté. Il
n'eut pas d'autre épouse : elle n'aura pas eu d'autre
époux.
» 11 vécut cinquante-neuf ans sept mois et onze
jours ; il mourut l'an de grâce 1592, aux ides de
septembre. »
Telle était la façon, pour ainsi dire officielle, dont
on appréciait les doctrines du philosophe peu de
temps après sa mort. Montaigne méritait de reposer
en paix à jamais sous le marbre qui demandait pour
lui aussi éloquemment le respect de la postérité. Ce
repos fut pourtant troublé par des vicissitudes
diverses. Après être demeuré deux siècles dans
l'église des Feuillants, la dépouille de Montaigne
fut transportée, en 1800, avec une grande solennité,
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 207
dans le musée de la ville de Bordeaux. Des cavaliers,
des artilleurs, des gardes nationaux précédaient le
corps qu'accompagnaient les autorités municipales
et celles du département. Mais on ne tarda pas à
reconnaître qu'il y avait eu erreur. Les cendres aux-
quelles tous ces honneurs avaient été rendus n'étaient
point celles de Montaigne, mais bien celles de sa
nièce, Jeanne de Lestonnac. En réalité, la dépouille
de Montaigne n'avait pas quitté le tombeau où elle
avait été placée deux cents ans auparavant ^ Elle y
demeura encore jusqu'au mois de mai 1871. A cette
date, un incendie chassa le tombeau de Montaigne
hors de l'édilice qu'il avait si longtemps occupé. On
le transporta plus tard dans le vestibule d'entrée des
Facultés de Bordeaux, construites sur l'emplacement
du couvent et de l'église des Feuillants. C'est là
qu'on le voit actuellement, tandis qu'o.n n'a pu
retrouver le petit vaisseau contenant le cœur de
l'illustre philosophe et qui fut déposé, à son décès,
dans l'église de Saint-Michel-de-3Iontaigne.
Revenons pour un instant encore à M"*^ de Mon-
taigne. Veuve, elle s'était fixée à Montaigne, y vivant
fort retirée et vouée au culte de son mari. La corres-
pondance publiée redit bien les préoccupations de
cette existence solitaire. Ce sont \e, soucis domes-
tiques qui l'emportent. Parfois, cependant, la vieille
dame, au milieu de ses propres tracas, s'inquiète des
affaires du pays; elle fait part à son confesseur de
1. Voyez, sur le transfert des cendres de Jeanne de Leston-
nac au musée de Bordeaux, les Archives historiques de la
Gironde, t. XIV, p. b5 et suiv.
208 MONTAIGNE ET SES AMIS.
ses appréhensions et de ses craintes. « Mon très révé-
rend Père, lui écrit-elle, le 31 août 1G19, dans une
lettre fort intéressante, nous ne savons rien ici de
nouveau ni de la cour ni d'ailleurs. On dit que la
reine est partie d'Angouléme pour aller trouver le
roi. » — La reine-mère s'était, en effet, échappée de
Blois, avec l'aide du duc d'Épernon, et s'était réfu-
giée à Angouléme. — « Je ne sais s'il est vrai, et pour
la meilleure nouvelle que je vous puis mander, mon
cher Père, c'est que Dieu m'a fait la grâce de tenir
par sa main puissante mon àme en assez tranquille
état, et que lorsque j'aurai cet heur de vous voir,
j'espère que je serai encore mieux. Continuez-moi
en vos prières et oraisons, lesquelles jusqu'ici m'ont
grandemant profité, si me semble. »
Ne croirait-on pas retrouver dans ces paroles un
écho lointain de la résignation de Montaigne, mais
d'une résignation plus religieuse que philosophique,
inspirée plus par la foi que par la sagesse? Cepen-
dant, au bruit des guerres qui recommencent, cette
tranquillité d'esprit disparait, et lorsque le sang
coule de nouveau, la femme s'émeut à cette pensée.
Elle écrit en 1622 : « Nous sommes ici à regretter
les peines et les déplaisirs que notre bon roi reçoit
de ses ennemis ; c'est une grande calamité de voir la
perte d'hommes que la France fait. » Seuls les
malheurs de la patrie troublent la solitude de celte
existence.
C'est ainsi que M""' de Montaigne passa, à Mon-
taigne, les trente-cinq années de sa viduité. C'est
dans sa solitude qu'elle vit disparaître successive-
ment ceux qui lui étaient chers : sa fille unique.
LA PUBLICATION POSTHUME DES ESSAIS. 209
Lconor, mourut le 23 janvier i616 ; auparavant
celle-ci avait perdu son premier mari, François de
La Tour, et l'unique enfant, Françoise de La Tour,
issue de cette union'. 11 est vrai que du second mariage
de Léonor de Montaigne avec Charles de Gamaches
était née une seconde petite-iilie, Marie de Gamaches,
et elle consolait la vieillesse de l'aïeule. C'est Marie
de Gamaches qui veilla sur les derniers jours de sa
grand'mère et qui lui ferma les yeux'. M'"' de Mon-
taigne était, au reste, hien préparée à la mort. « Il
est certes temps que vous m'aidiez à offrir mon àme
à Dieu, écrit-elle au R. P. Marc-Antoine, et me
résoudre à toutes ses saintes volontés. » Quelques
mois après, elle trépassait, en mars 1627, à l'âge de
quatre-vingt-trois ans. Elle avait survécu trente-cinq
ans à son mari, toujours fidèle à la mémoire du
grand homme, gardienne vigilante et dévouée de la
gloire de l'écrivain. Elle fut inhumée avec la pompe
qui convenait à son rang. Douze prêtres condui-
sirent son corps à l'église de Saint-Michel-de-
Montaigne, et les cloches des neuf paroisses envi-
ronnantes sonnèrent le glas pendant la funèbre
i. Mariée à Honoré de Lur, Françoise de La Tour mourut en
couches. Son fils Charles de Lur, vicomte d'Aureilhan, né en
1GI2, fut tué, à l'âge de vingt-sept ans, au siège de Salces en
Roussillon, en 1039.
2. Marie fJe Gamaches épousa, en 1027, Louis de Lur, frère
puîné d'Honoré de Lur, mari de sa sœur utérine Françoise de
La Tour. Le (ils de celle-ci étant mort sans postérité, Marie do
Gamaches a seule perpétué la descendance de Montaigne. C'est
de sa fille, Claude-.Madeleinede Lur, que descendent les Ségur-
Montaigne qui héritèrent de la terre, et l'ont cédée aux proprié-
taires actuels Th. Malve/.in, Montaigne cl sa famille, p. 195).
MONTAIGNE II. 14
âlO MONTAIGNE ET SES AMIS-
cérémonie. Un peu plus tard, en dressant Tinven-
taire de In défunte, parmi les objets qu'elle gardait
pieusement, on trouva un collier de l'ordre de
Saint-Michel. C'était le propre collier de Michel de
Montaigne, suprême souvenir d'un mari qu'elle avait
tant honoré.
LIVRE VI
PIERRE CHARRON (I5AI-I603)
A. M. IIenhi Barckhausen,
Correspondant de l'Institut,
Professeur a lu Faculté de droit de Bordeaux.
I
LIVRE VI
PIERRE CHARRON (1541-1603)
CHAPITRE 1"
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE
On peut dire de Pierre Cliarron, en appliquant une
fois de plus un mol qui a servi bien souvent, qu'il
est plus célèbre que connu : son nom est presque
populaire et ses livres restent dédaignes. Non seule-
ment sa statue se voit sur l'une des façades de
rHôtcl-de-ville de Paris, mais encore son nom donne
à l'une des voies fréquentées de la capitale n'a pas
peu contribué à conserver son souvenir. Pour Char-
ron comme pour tous ceux qui approchèrent
Montaigne, l'amitié du grand homme fut vraiment un
bienfait ; il se présente à la postérité sous cet illustre
patronage et on aime à le placer dans le voisinage
immédiat de Montaigne, comme le confident des
dernières années et le continuateur de la pensée du
maître. Est-ce bien là sa vraie place? et ne se
lromj)e-t-on pas en le jugeant ainsi ? Jusqu'à quel
point Charron fut-il l'ami de Montaigne et le |)ro-
longe-t-il ? C'est ce que nous voudrions dire et, en
214 MONTAIGNE ET SES AMIS.
examinant sa vie et ses livres, déterniiner exactement.
Sainte-Beuve, qui a étudié Charron de près, déclare
que « l'intérieur de cette vie nous échappe » et que
« nous ne voyons que les résultats » ; puis, revenant
un jour comme il aimait à le faire sur le portrait déjà
tracé, le critique ajoutait encore que Charron était
« un problème psychologique et biographique non
encore résolu ». Sans prétendre expliquer toutes
les variations de cet esprit en somme assez incertain,
tour à tour ligueur et sceptique, ascétique et mora-
liste, nous essaierons de fixer son caractère tel qu'il
nous parait se dégager de l'histoire de l'homme et
de l'analyse de ses écrits '.
Pierre Charron naquit à Paris, sur la paroisse de
Saint-Hilaire, en 1341, huit ans après la naissance,
en Périgord, de Michel de Montaigne. Son père,
Thibaud Charron, était libraire rue des Carmes, près
du collège des Lombards, et sa mère, Nicole de La
Barre, descendait sans doute d'un autre libraire,
nommé -aussi Nicole de La Barre, dont on connaît
quelques publications gothiques. Thibaud Charron
fut marié deux fois : de son premier mariage il eut
quatre enfants, et du second, avec Nicole de La
Barre, vingt-et-un, dont Pierre. Cette nombreuse
postérité devait, dit-on, disparaître sans laisser de
1. La principale source de la biographie de Charron est
V Eloge que lui a consacré son ami Gabriel-Michel de La Ro-
chemaillet et qui vient d"être heureusement complété p;ir la
publication des lettres inédites de Charron à La Rochemaillef,
découvertes et annotées fort soigneusement par M. Lucien
Auvray {Revue d'histoire littéraire de la France, 1894, p.
308). C'est de ces deux travaux que sont tirés les faits qui
suivent et dont l'origine n'aura pas été autrement indiquée.
CHARRON l'KÉOICATEUIl ET POLÉMISTE. 215
descendants mâles, mais deux d'entre les fils do Tlii-
baud Charron s'étaient adonnés au métier de leur
père. L'un, Jean, l'ainé du premier lit, exerçait dès
1565, et, par allusion à son nom, avait choisi pour
sa marque un charron travaillant à une roue ; l'autre,
également nommé Jean, mais issu du second lit, avait
sa boutique rue Saint-Jacques, à l'enseigne de V Arche
de Noé. Ceci montre donc que, si Pierre Charron vint
au monde dans une famille dont les charges étaient
lourdes, il grandit dans un milieu, sinon savant, du
moins fort apte à apprécier l'étude et à favoriser les
dispositions laborieuses de l'enfant.
C'est ce qui arriva et ce qu'a parfaitement mis en
lumière le premier biographe de Charron, le juris-
consulte angevin Gabriel Michel de La Rochemaillet,
qui non content de donner ses soins à la seconde
édition de la Sagesse, après la mort de l'auteur, lit
précéder la troisième d'un très important Éloge do
Pierre Charron, presque toujours réimprimé en
tête depuis lors. « Combien que ses père et mère,
dit La Rochemaillet, n'eussent grands moyens pour
entretenir un si grand nombre d'enfants, si est-ce
que reconnaissant (jue leur lils Pierre était étrenné
favorablement de nature d'un bel esprit, docile et
capable de grandes choses, ils curent soin de le
faire bien instruire dès son jeune âge aux bonnes
lettres ; tellement qu'ayant ap|)ris en peu de temps
les langues grecque et latine, dont y avait lors de
célèbi'es professeurs en l'Université de Paris, il lit
bonne provision des sciences libérales et humaines,
et même de la logique, èthi(iue, physiiiue et méta-
physique ; et, depuis, il étudia en droit civil et
216 MONTAIGNE ET SES AMIS.
canon es Universités d'Orléans et de Bourges, où il
fut honoré du titre et degré de docteur es Droits ».
Quoiqu'il soit d'ordinaire bien informé, La Roche-
maillet se trompe ici certainement. Après avoir fré-
quenté la fameuse Université d'Orléans, où tant de
maîtres renommés attiraient la foule des auditeurs
et où se formèrent des esprits tels que La Boéiie,
après avoir suivi des leçons aussi savantes à Bourges
où se fit entendre la voix autorisée de Gujas, Charron
poussa encore plus au midi et vint prendre ses gra-
des dans une autre Université plus célèbre pour les
études médicales que pour les études juridiques. C'est
à Montpellier, en effet, que Charron obtint successi-
vement les grades de licencié et de docteur en droit
civil et canonique et nous en avons d'autre part la
preuve formelle. En 15J6, il a fait insinuer au greffe
des insinuations de l'archevêché de Bordeaux ses
lettres de grades, signées par Léonard Aguillonius,
prévôt de la cathédrale de Montpellier et vice-chan-
celier de. l'Université : les lettres de licence in
utroquG jure sont du 15 mars 1571 ; celles de doc-
torat è^dXQmQWiinutroque jicre sont du 9 mai de la
même année. Les registres d'insinuations conservés
actuellement aux archives diocésaines de Bordeaux
en contiennent le texte intégral. '
La carrière de Charron se trouvait ainsi toute
tracée. Après avoir acquis toutes les connaissances
1. Inventaire sommaire des archives de l'archevêché de
Bordeaux antérieures à 1789, par le chanoine Allain. Bor-
deaux, lo93, in-4, p. 530. Voy. aussi Revue catholique de
Bordeaux, 1893, p. 351 et Revue de Gascogne, 1895, p. 468.
CHARRON l'RÉDICATEUR ET POLÉMISTE. Ml
des jurisconsultes de son temps, il pouvait désormais
affronter le barreau. C'est à cela qu'il se destina tout
d'abord, mais il paraît n'y avoir réussi que médio-
crement el s'en dégoûta dans la suite pour des
raisons que son biographe nous a encore exposées.
« Étant de retour à Paris, dit La Kochemaillet, il
suivit la profession du Palais et fut reçu avocat en la
cour du Parlement, où il fréquentait ordinairement le
barreau, qu'il confessait être la plus belle et la plus
profitable école du monde ; ne perdait aucune des
audiences publiques, et y prit une telle tei[iture que
par ses livres et discours on peut toujours remarquer
plusieurs beaux mots et termes de jurisprudence et
de pratique ; et continua cet exercice pour cinq ou
six ans entiers, mais prévoyant que le chemin qu'il
fallait tenir pour s'avancer au Palais serait long et
difficile, pour n'avoir alliance ni connaissance avec
des procureurs et solliciteurs de procès, et ne pouvant
s'abaisser et captiver jusque-là que de les courtiser,
caresser 'et rechercher, pour être par eux employé
aux affaires — tant il avait l'àme noble et généreuse !
— il (juitta celte vacation ». Il convient cependant
d'ajouter que le séjour de Charron au barreau de Paris
fut assurément moins long que ne le prétend La
Kochemaillet qui parait en avoir exagéré l'impor-
tance. Lorsqu'il obtint ses grades, en 1571, Charron
avait déjà atteint la trentaine, ce qui était tardif
en un temps où on les accordait très pi'éiiiaiurémcnt
et, de plus, comme nous allons le voir, il devait bien-
tôt après regagner la province, ce qui ne lai.sse guère
la place à une longue présence à Paris.
Auj)aravanl, Charron avait pris goût au charme do
218 MONTAIGNE ET SES AMIS.
la parole publique : il lui devait quelques succès et,
s'il renonça aisément à la procédure et à ses subter-
fuges, il ne put se résoudre aussi, facilement au
silence. En laissant le barreau, il étudia la théologie
et entra dans les ordres, avec l'espoir de faire
entendre dans l'église une voix qui ne devait plus
retentir au Palais. Comme « il avait la langue bien
pendue », ainsi que nous l'apprend La Rochemaillei,
Charron « s'exerça à la prédication de la parole de
Dieu », et aussitôt il y « acquit une merveilleuse
réputation entre les plus doctes de ce temps-là ».
C'est, en effet, cette faconde naturelle, ce débit
abondant et chaud qui devait déterminer, en fin de
compte, la vraie vocation de Charron et lui valoir les
bonnes fortunes qui marquèrent les débuts de sa car-
rière et la dirigèrent définitivement. Ses prédications
établirent promptement la notoriété première de
Charron, et si, plus tard, la renommée du penseur
et de l'écrivain a surpassé celle de l'orateur, il se-
rait cependant injuste de ne pas signaler celle-ci.
Charron parut alors successivement dans la plupart
des églises de Paris et obtint partout le même incon-
testable succès. Les qualités de l'orateur étaient celles
qui, dans la suite, devaient faire le mérite de l'écri-
vain : l'aisance, la clarté, l'ampleur du style, une
forme relevée et sobre mettant en valeur une pensée
sûre d'elle. La mode était encore, surtout dans
l'éloquence sacrée, aux développements hors de
proportions, aux mouvements exagérés, entremêlant
la facétie à la sécheresse. Prédicateur ou écrivain,
Charron rompt avec cette habitude : dans ses dis-
cours, comme dans ses livres, il établit l'ordre et la
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 219
mesure, classant ses idées et les présentant dans leur
suite logique et naturelle. Fut-il véritablement élo-
quent? Force nous est, sur ce point, de nous en tenir
au témoignage des contemporains qui l'affirment.
Aucun sermon de Charron ne nous est parvenu dans
son texte original, mais il est à peu près certain que
les Discours chrétiens, comme ceux intitulés l'Octave
du Saint- Sacrement, contiennent, sous la forme de
dissertations restées oratoires, les éléments des prin-
cipaux sermons qu'il avait d'abord prononcés du haut
de la chaire. Nous connaissons aussi par son biogra-
phe la manière dont Charron s'effor;ait « de traiter
les points de doctrine en livres, discours et sermons ».
Il disait que, selon la diversité de l'esprit, il y avait
« trois façons de discourir et déclarer en public se?
conceptions » : l'une (jui procède par étymologies
et distinctions du nom et de la chose, définitions,
divisions, subdivisions, causes, effets et accidents ;
l'autre par le « recueil des opinion ? et allégations des
dires d'autrui, avec curieuse cotation des lieux,
livres et chapitres » ; la dernière enfin qui p.'ocèdo
par discours libre et relevé et qui contient à peu près
en substance ce que les deux autres sont, mais « sans
faire semblant », sans s'assujettir à l'ordre et aux
règles en usage. Laissant la première manière à la
scolastique et à l'enseignement, abandonnant la se-
conde aux harangueurs et aux prédicateurs de son
temps, (jui, la plupart, ne faisaient « ([u'enfiler des
allégations, avec fort peu ou point de discours », ne
mettant rien d'eux-mêmes dans l'exposition, c'est la
troisième manière, intelligente ei personnelle, (jue
Charroii vouhiil voir établie dans la chaire chrétienne.
220 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Il disait de cette méthode « que c'était celle qu'il esti-
mait le plus et ceux qui faisaient profession de la
suivre; qu'il s'y tenait et s'y exerçait; que, pour
celte dernière façon, il avait l'antiquité et l'autorité
pour lui ; qu'il était en outre fondé en bonne raison,
parce que celte manière, étant plus généreuse, tenait
plus du jugement, entendement etimagination, parties
bien plus notables et héroïques que la mémoire, et
enfin qu'elle était plus libre et plus plaisante et pro-
fitable aux auditeurs et lecteurs, et à celui qui en
usait, que toutes les autres ».
Gomme on le voit. Charron avait une juste idée
des véritables règles de la parole publique. Abandon-
ner ainsi le sec dogmatisme et les citations d'autrui,
c'était ramener l'éloquence dans sa voie naturelle,
essayer de la ranimer, alors que de toutes parts on
cherchait à l'étouffer sous des ornements pesants et
empruntés. Sans doute, dans la pratique de son art,
dans ses discours comme dans ses livres. Charron
renonce moins qu'il ne le prétend à la méthode sco-
lastique ; esprit pondéré et mesuré, l'ordre didactique
lui plait plus qu'il ne l'avoue. Mais, c'élait une réac-
tion salutaire et sage que garder à la raison sa force
en lui enlevant son aridité; présenter les arguments
dans leur suite et dans leur développement, sans les
alourdir de réminiscences étranges, de rapproche-
menis incongrus; faire régner enfin le bon sens et le
bon goût là où dominait encore le mauvais ton des
allégories saugrenues et des argumentations fantai-
sistes. Son jugement ferme et droit préserve Charron
des exeniricilés et le inainlienl constamment dans la
note juste. Plus de similitudes discordantes, d'indi-
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLEMISTE. 221
gestes souvenirs puisés partout. Si Charron a recours
à la mythologie et à l'antiquité, il met en bon lieu ce
qu'il leur prend et, le plus souvent, ajoute ainsi un
attrait à sa propre pensée. Ses interi)ré!.ations de
l'Écriture et des Pères restent sensées et ne prêtent
pas à rire aux dépens de ce qu'elles prétendent ho-
norer. Puis, pour exprimer ce qu'il conçoit. Charron
sait trouver un langage approprié, « mâle, nerveux
et hardi », conservant lui aussi l'exacte proportion
des choses, en renouvelant parfois l'aspect par des
tours pittoresques et inattendus. Enfin, pour faire va-
loir en chaire toutes les aptitudes de son esprit. Char-
ron avait par surcroit « l'action belle, la voix forte,
bien intelligible et de longue durée. »
Dans une forte page de son traité de la Sagesse,
Charron a lui-même parlé avec enthousiasme de
l'éloquence et de ses ressources ; on y sent combien
il est épris de cet art auquel il doit ses succès les
plus immédiats et les plus émouvants. « L'éloquence,
dit-il, n'est pas seulement une clarté, pureté, élégance
de langage, que les mots soient bien choisis, pro-
prement agencés, tombant en une juste cadence ;
mais elle doit aussi être pleine d'ornements, de grâ-
ces, de mouvements ; que les paroles soient animées,
premièrement d'une voix claire, ronde et distincte,
s'élevant et s'abaissant peu à peu ; puis d'une grave
et naïve action, où l'on voit le visage, les mains et
les membres de l'orateur parler avec sa bouche,
suivre de leur mouvement celui de l'esprit, et repré-
senter les affections, car l'orateur doit vêtir lo
premier les passions dont il veut frapper les autres.
Comme Brasidas tira de sa propre plaie le dard dont
222 MONTAIGNE ET SES AMIS.
il tua son ennemi, ainsi la passion, s'élant conçue
en notre cœur, se forme incontinent en notre parole,
car elle, sortant de nous, entre en autrui et y donne
semblable impression que nous avons nous-mêmes,
par une subtile et vive contagion. Par là se voit
qu'une fort douce nature est mal propre à l'éloquence,
car elle ne conçoit pas les passions fortes et coura-
geuses telles qu'il les faut pour animer bien l'oraison,
tellement que quand il faut déployer les maîtresses
voiles de l'éloquence en une grande et véhémente
action, ces gens-là demeurent beaucoup au-dessous...
Mais, étant aussi vigoureuse et garnie de ce qu'a été
dit, elle ne mène pas seulement l'auditeur, mais elle
l'entraine, règne parmi les peuples, s'établit un vio-
lent empire sur les esprits. » C'est bien là le langage
de quelqu'un qui connaît les secrets du métier et
prend plaisir à en user. Faut-il y voir aussi un por-
trait ? D'habitude, en traçant la peinture idéale d'un
art auquel on s'adonne soi-même, on met dans le
tableau le plus qu'on peut de ses propres traits, à son
insu ou autrement. Doit-on voir Charron de la sorte
et chercher ses qualités d'orateur parmi celles qu'il
dénombre aussi complaisamment ? Peut-être. S'il ne
paraît pas avoir été ordinairement l'homme éloquent
(jui « régne parmi les peuples », il y eut un moment
— troublé, il est vrai, — où sa parole sembla trop
entraînante, pour qu'on la laissât résonner librement
aux oreilles de la foule.
Tandis que Charron prêchait dans une église de
Paris, l'église Saint-Paul, il y fut entendu par l'évê-
quc de Bazas, le savant et pieux Arnaud de Pontac,
en 1571, nous dit La Rochemaillet, mais postérieure-
CHARRON PREDICATEUR ET POLEMISTE. 223
ment sans doute, car, à cette date, Arnaud de Pontac
se trouvait à Rome en qualité de proionotaire à la
suite de notre ambassadeur et n'obtint qu'un peu
plus tard l'évéché de Bazas. Prélat docte, aussi ami
des lettres profanes que des lettres sacrées, Arnaud
de Pontac était bien fait pour comprendre et pour
goûter l'éloquence de Charron en ce qu'elle avait de
nerveux et de serré. Ce furent les instances de l'évê-
que de Bazas qui persuadèrent à l'orateur parisien
de quitter le lieu de sa naissance et d'accompagner
son protecteur dans un diocèse où il semble que le
culte de la métaphore, risquée et prétentieuse, fut
plus en honneur alors que partout ailleurs. Ici
commence un long séjour de Charron dans le sud-
ouest de la France, un éloignement de Paris qui
devait se prolonger, nous apprend son biographe,
pendant dix-sept ou dix-huit ans. On ne saurait
suivre Charron pas à pas, là où h; conduit son
humeur un peu aventureuse, ni marquer les étapes
successives et les arrêts de sa marche. Il prêche à
Saintes, à Bordeaux, à Bazas, et dans beaucoup
d'autres villes de la Gascogne et du Languedoc et
partout sa voix se fait entendre avec le même succès.
Séduits par son talent de parole, plusieurs évêques
lui offrent des places de chanoine dans leur chapitre
et y ajoutent encorcï des avantages, dons, dignités ou
bénéfices. Il a été ainsi théologal de Bazas, de Dax,
de Lectoure, d'Agen, de Cahors et de Condom. De
plus grands personnages encore apprécient Charron
et lui témoignent leurs faveurs ; un moment, il fut
de la suite du cardinal d'Armagnac, légat du Saint-
Siège à .Avignon et protecteur éclairé des lettres en
â24 MONTAIGNE ET SES AMIS.
France comme en Italie. Enfin, ' la réputation de
Charron parvint jusqu'à la petite cour du roi de
Navarre, si brillante et si vivante, malgré les dissen-
timents des deux époux. Marguerite de Valois le
voulut pour son prédicateur ordinaire, et quoique
réformé, le roi Henri ne dédaigna pas de venir parfois
entendre les sermons de l'orateur catholique. S'il
ne convertit pas le prince, Charron le charma quel-
ques fois, et, bien que prédicateur en titre de l'épouse
légitime, il sut se ménager les bonnes grâces de la
favorite, la comtesse de Guissen, cette belle Corisande,
à laquelle il songea, plus tard, pour lui dédier
la Sagesse.
Mais, c'est à Bordeaux que Charron semble avoir
séjourné alors le plus volontiers, comme il séjournera
dans la suite à Cahors ou à Condom, et c'est Bordeaux
qui fut le centre de ses déplacements. Il appartenait
d'ailleurs au chapitre de l'église primatiale en qualité
de chanoine et de maître d'école ou écolàtre. Dès
1576, le chapitre de Saint André l'avait élu pour
chanoine, et, peu après son installation, l'archevêque
le nommait à l'écolàtrerie, vacante par la démission
de Michel Guerry et dont Charron s'empressait de
prendre possession. ' Tandis que le chanoine théolo-
gal d'un chapitre avait pour mission de prêcher et
d'enseigner la théologie, le maître d'école ou écolàtre
était prébende pour enseigner gratuitement la philo-
soi)hie et les humanités h des écoliers pauvres ou
même à ses confrères. Sa dignité lui conférait en
1. Le chanoine Allain, Inventaire sommaire des archives
de l'archevêché de Bordeaux antérieures à 1789, p. 497 et 525.
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLEMISTE. 225
outre cerlains droits de surveillance sur les chanoi-
nes mineurs et une juridiction sur les écoles ecclésias-
tiques de la ville épiscopale. Telles étaient ces
fonctions qui devaient agréer à Charron, en lui
permettant défaire valoir la science qu'il avait acquise
aux universités de droit.
On voit, en cette qualité de maître d'école et comme
délégué du chapitre de Bordeaux, Charron assister au
concile provincial, assemblé dans cette ville, en
novembre 1582, par l'archevêque Prévost de Sansac,
pour combattre les progrès de l'hérésie et veiller à
la conservation de la discipline ecclésiastique *. C'est
aussi vers cette époque, — fait plus important et plus
digne de remarque, — que Charron connut pour la
première fois Michel de Montaigne, dont les Essais
venaient d'établir la gloire. Il n'est pas vraisemblable,
en effet, que Charron ait pu rencontrer auparavant
celui qui devait avoir tant d'action sur son esprit.
Retiré dans ses terres et préparant son livre, Montai-
gne ne vécut guère alors à Bordeaux; puis, le voyage
qu'il entreprit à travers l'Allemagne, la Suisse et
l'Italie, l'éloigna encore assez longtemps de son
pays natal. Mais, au retour, Montaigne devaitvse
trouver, comme on le sait, investi de hautes fonc-
tions municipales, à lui décernées pendant son absence
par ses concitoyens et qui allaient lui imposer de plus
fréquents séjours à Bordeaux. Tandis que Montaigne
était maire de cette ville, Charron faisait partie du
chapitre de l'église cathédrale et il n'est pas impossible
1. Archives historiques du dcpartemcnt de la Gironde, t.
XIII, p. 347.
MONTAIGNE II. 15
226 MONTAIGNE ET SES AMIS.
que les devoirs de leur charge aient mis en contact
ces deux hommes si bien faits pour s'apprécier
mutuellement.
Le premier trait connu de leur liaison est cepen-
dant postérieur de quelques années. Montaigne n'était
plus, maire alors et son office avait pris fin au milieu
de circonstances lamentables. La peste sévissait à
Bordeaux avec une telle violence que, manquant en
cela d'héroïsme, Montaigne et sa famille vivaient aux
champs pour éviter la contagion. Craignant eux aussi
de montrer trop peu de courage aux jours de péril,
les chanoines de Bordeaux avaient pris leurs précau-
tions à cet égard, et, afin que les cérémonies ne souf-
frissent pas en temps de fléau, ils avaient obtenu, dès
1527, l'institution de quatre chanoines semi-prében-
dés astreints à une résidence rigoureuse et qui, par
défense spéciale, ne pouvaient s'absenter pendant
les pestes. C'est là, sans doute, ce qui empêcha le
service de Dieu de chômer pendant l'épidémie de i 385,
particulièrement longue et terrible'. Le mal n'avait
pas tardé à se répandre dans les campagnes et assié-
geait Montaigne dans ses terres aussi étroitement
qffi'il l'eût pu faire à Bordeaux. Celui-ci en suivait les
ravages, dans sa solitude ; puis, quand les dangers
diminuèrent et qu'il se reprit à espérer, il profita de
sa retraite pour lire et méditer de nouveau. Par une
coïncidence assez curieuse, lorsqu'il fallut plus tard
1. Cette peur du fléau était générale. Tandis que Jean de
Serres, le futur historiographe, était pasteur à Jussy, près de
Genève, comme il revenait de cette ville où la peste sévissait,
ses ouailles ne voulurent point Taccueillir pour prêcher, de
crainte de la contagion (Dardier, /. de Serres, p. 12).
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLEMISTE. 227
faire face par des contributions extraordinaires aux
dépenses de l'année de la grande contagion, le cha-
pitre désigna Pierre Charron pour offrir aux jurats
une somme de cent écus et stipuler en même temps
d'expresses réserves, au nom des chanoines exempts
d'impositions et de levées ; ce qui eut lieu le 8 juil-
let 1588'.
C'est précisément dans le temps de calme qui sui-
vit immédiatement ces fortes alarmes que Charron,
fut, à Montaigne, l'hôte de l'illustre châtelain. Un
livre nous a transmis, comme on l'a déjà vu, le sou-
venir et la date de ce séjour. Sur le titre d'un Caté-
chisme de Bernardino Ochino, qui porte la signature
de Montaigne se trouve aussi celle de Charron qui a
écrit encore de sa main : « Ex dono dicti domini
de Montaigne, in sua castello, 2 julii, amio 1586. »
Les relations entre les deux philosophes étaient donc
cordiales déjà à cette date, puisque l'un d'eux, non
content d'offrir à l'autre l'hospitalité de sa maison,
choisissait aussi sur les rayons de sa bibliothèque un
présent digne d'agréer à son docte commensal. Au
reste, l'ouvrage n'était guère orthodoxe, et prouve
aussi bien la curiosité, l'indépendance d'esprit des
deux amis que leurs bons rapports. Le livre que
Montaigne offrait à Charron, et que celui-ci s'empres-
sait d'accepter, était l'un des derniers produits de
Bernardino Ochino, ce prédicateur capucin, qui, de
général de son ordre, devint l'un des plus éloquents
propagateurs de la Réformation. Nature ardente, plus
prompte que mesurée dans la décision, Ochino s'efforce
1. Archives historiques de la Gironde, t. XIII, p. 47C.
228 MONTAIGNE ET SES AMIS.
de donner en abrégé, dans cet ouvrage, tout ce qu'il
est nécessaire à un chrétien de croire et de pratiquer.
Remontant jusqu'à la preuve même de l'existence de
l'homme, il lui dit : « S'il te semble que tu es, il est
impossible que tu ne sois pas, car à qui n'est pas,
rien ne semble ». Puis il bâtit un système complet, à
moitié philosophique, à moitié religieux, ratiocinant
et croyant, entremêlant le sens commun et le dogme,
sorte de compromis oîi s'entrechoquent la foi et le
libre examen. Là sont exposés et discutés, avec une
ardeur que l'âge n'avait pu refroidir, tous les griefs
adressés par les novateurs au catholicisme et à son
chef. Montaigne paraît avoir eu quelque goût pour la
verve plus entraînante qu'érudite de Bernardino
Ochino, car sa bibliothèque renfermait d'autres livres
du même auteur. En offrant l'un d'eux à Charron, il
agissait sans doute à bon escient, et n'ignorait pas
que l'ouvrage méritait de retenir l'attention d'un
théologien curieux de bien connaître ses adversaires
pour les mieux combattre au besoin. Il se peut aussi
que Charron ait fait part à son hôte du projet déjà
formé dans son esprit de concilier dans une même
doctrine, la foi religieuse et la sagesse humaine. En
ce cas, le don du Catéchisme eût été mieux encore
en situation, et ce livre devait montrer à Charron
comment d'autres avant lui avaient compris et exécuté
son dessein.
Faut-il conclure de ce fait que l'influence de Mon-
taigne ait été dès lors prépondérante sur Charron ?
Je ne le pense pas. En admettant que l'action de l'un
sur l'autre ait jamais été aussi pressante que celle
d'un maître sur son disciple, — ce qui reste à exa-
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 229
miner et à prouver, — ce ne fut certainement pas à
cette date. S'il est démontré que Charron trouva du
charme au commerce de Montaigne, il est non moins
certain qu'il n'en sut guère alors tirer de profit. Ainsi
que nous Talions voir, sa conduite dans les affaires
du temps ne s'inspira nullement de la modération que
lui prêchait l'exemple de Montaigne ; et, d'autre part,
l'esprit de Charron, encore mal assuré, penchait tout
particulièrement en ce moment vers les rigueurs de
l'ascétisme religieux : toutes choses qui montrent
combien le prétendu disciple était éloigné du calme si
philosophique du maître.
A la fin de 1588, Charron quittait Bordeaux avant
que Montaigne y rentrât lui-même au retour d'un sé-
jour assez prolongé dans le nord de la France. Il sem-
ble que Charron ait alors abandonné cette ville sans
trop de regrets et peut-être aussi sans esprit de re-
tour. Avant son départ, en effet, il résignait sa digni-
té d'écolàtre de l'église primatiale de Bordeaux au
profit d'Henri des Aiguës, et recevait, en échange, la
dignité de chantre dans l'église cathédrale de Condom,
précédemment occupée par des Aiguës '. Quoi qu'il
en soit, Charron se rendait à Saintes, puis à Angers,
pour y l'aire quelques prédications, et de là il espérait
gagner Paris, où il n'était pas revenu depuis plusieurs
années. Mais les temps étaient alors singulièrement
troublés, puisqu'en juillet 1588 on avait pu, sans rai-
sons, conduire à la Bastille Montaigne, tout occupé
d'une édition nouvelle des E.ssais. Et la parole de Dieu
I. Le, chanoine Allaiii, Incoitaire f^ommairc de!> archives de
l' archevêché de Bordeaux antérieures à 1789, p. 298.
230 MONTAIGNE ET SES AMIS.
elle-même, habilement commentée à l'usage de la foule,
commençait à avoir, dans le désarroi général, un
étrange pouvoir sur les masses.
Quand Charron débarqua à Angers, les passions,
bien qu'en effervescence, y étaient moins surexcitées
qu'à Paris. Pourtant, comme à Paris, les partisans
du roi s'y faisaient de plus en plus rares à mesure
que celui-ci inclinait davantage vers Henri de Navarre,
et la Ligue, au contraire, gagnait chaque jour du ter-
rain. C'est sur ces entrefaites que le roi se décida à
convoquer à Blois les États généraux. A Angers, ainsi
que dans la plus grande partie du royaume, les élec-
tions furent nettement favorables aux Ligueurs. Char-
ron s'y trouvait au moment où l'assemblée des États
s'ouvrait à Blois ; il y prêchait alors à l'église Saint-
Julien. Les Angevins firent des prières publiques et
des processions à cette occasion, et Charron pro-
nonça, dans l'église Saint-Pierre, « un sermon |)lein
de grande doctrine... à raison que ladite église de
Saint-Julien était trop petite ». Si l'on en croit un
'chroniqueur contemporain, les succès de Charron
étaient, en effet, retentisssants et les gens doctes le
regardaient comme» le plus grand prédicateur de
France ».^ Il continua donc ses discours devant la
même affluence d'auditeurs, et, trois jours durant, les
lundi, mardi et mercredi, il prêcha à Saint-Julien, où
le Saint-Sacrement était exposé, et où le peuple se
1. Journal de Jean Louvet,c\erc au greffe civil du siège prési-
dial dWngers, dans la Revue de l'Anjou et du Maine-et-Loire,
3* année, t. II (1854), p. 137 et ICI. — Voy. aussi Ernest
Mourin, la Réforme et la Ligue en Anjou, 1888 (2' édition), p.
296.
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 231
rendait en foule pour Tentendre. Mais les événements
ne tardèrent pas à devenir plus graves et à porter à
son comble l'émotion populaire en l'animant contre
le roi.
Pour se soustraire à la toute-puissante tyrannie des
Guises, Henri III s'était brusquement décidé à faire
assassiner les deux frères devant les États assemblés,
et ce coup terrible porté au parti de la Sainte-Union
avait bientôt retenti par toute la France, excitant les
passions et réveillant les haines. Il semble que Char-
ron ait assisté de inoins près que Montaigne à ce san-
glant épisode, mais son esprit était mieux disposé que
celui de Montaigne à en ressentir la commotion. Il
n'est, en effet, pas démontré que Charron se soit ja-
mais trouvé à Blois, comme Montaigne, au moment
des États, et, en tous cas, on ne saurait le conclure
de ce fait que sa signature figure à la fin de deux re-
gistres de comptes conservés actuellement aux Archi-
ves nationales (G^ 21 et 731) et contenant, l'un le
Compte de la recepte generalle des décimes ordi-
naires payables en Vannée 15(S8, l'autre le Compte
particulier des frais du voyage et retour de messieurs
les prelatz et depputez du clergé assemblez en corps
d' Estât en la ville de Bloys, en Vannée 1588 ; car
c'est seulement huit ans après que Charron les a exa-
minés et paraphés l'un et l'autre, en sa qualité de
membre de l'assemblée du clergé de 1590.
Cependant, après ses premières prédications. Char-
ron s'absenta d'Angers, mais pour se rendre à Paris,
non à Blois, essayer d'accomplir un vœu qui lui
tenait alors particulièrement au cœur. Cette absence,
qui né parait pas avoir été longue, fut inspirée par
232 MONTAIGNE ET SES AMIS.
d'importantes raisons intimes que nous essaierons
dans la suite d'analyser en détail. Quoi qu'il en soit,
en rentrant à Angers, — il y était de nouveau au
commencement de février loS'J, — Charron y trouva
les habitants bien plus en émoi qu'auparavant, et lui-
même rapportait sans doute de son voyage une
ardeur de prosélytisme accrue autant par ses propres
convictions religieuses que par la passion politique
qui échauffait alors tout Paris. Il n'en fallut pas
davantage pour le jeter dans le parti de la Ligue. A
la suite du meurtre du duc de Guise, Angers n'avait
pas tardé à se prononcer contre le roi de France et
avait décidé « qu'il fallait jurer l'union comme avaient
fait ceux de Paris et les princes, et que tous les
huguenots, hérétiques et soupçonnés sortissent et
fussent chassés de la ville, et en avertir les princes
catholiques ». Ces sentiments étaient encore attisés
par les prédicateurs qui vantaient, du haut de la
chaire, la résistance au roi légitime. Charron fut au
nombre de ceux-ci et prêcha dans l'église Saint-
Maurille, un carême assez subversif, si bien que,
quand le duc d'Aumont reprit possession de la ville
rebelle au nom de Henri 111, il s'empressa de châtier
les coupables et de rechercher les orateurs qui
avaient prôné la révolte, leur faisant défense de réci-
diver « sous peine de punition corporelle. » Charron
fut alors « inhibé de prêcher et mis en arrêt par la
ville », ainsi qu'il nous l'apprend lui-même. Pourtant
la parole lui fut rendue assez promptement : « J'ai
permission maintenant de prêcher, écrit-il le 12 mai
1589 à son ami La Rochemaillet, et je fus restitué
hier en la chaire, jour de l'Ascension ; mais l'arrêt
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 233
dure encore : je n'ai pu obtenir congé de m'en aller.»
Il est vrai que l'orateur n'avait pas tardé à se sou-
mettre : prêchant, le jour de Pâques, dans Téglise
Saint-Maurice, devant le duc d'Aumont et ses princi-
paux officiers. Charron ne craignit pas de se rétracter,
au dire des chroniqueurs angevins.
Cela suffit apparemment pour qu'on lui permit de
reprendre la parole, et son silence ne dura guère
que quarante jours, puisqu'il put se faire entendre
pour la fête de l'Ascension. Mais les- ligueurs ne
virent pas sans amertume ce qu'ils regardaient comme
une défection. On ne manqua pas de comparer la
conduite de Charron à celle des prédicateurs qui per-
sistèrent dans une attitude intransigeante. On lit à ce
propos parmi les Doléances des vrais catholiques
captifs et asservis eîi la ville d'Angers ' : « Le
dimanche de Pâques est fait commandement par ce
détestable (le duc d'Aumont) à tous prédicateurs
d'exciter le peuple à recommander le roi et louanger
sa débonnaireté qui est nulle ; qui fut cause que les
prédicateurs aimèrent mieux se taire que de fausser
leur conscience. Vrai est que Monsieur Charron,
duquel nous faisions grand état, nous trompa fort,
car il cxtolla jusqu'au tiers ciel le roi, d'Aumont et
les gouverneurs et remercia publiquement le prétendu
et supposé évéque Miron. Les autres se sont retirés
secrètement d'ici pour éviter les embûches qu'on leur
avait dressées. » Si Charron répugnait à la fuite, il
aurait cependant désiré quitter Angers ; mais sa
1. Paris, Guillaume Bichon, 1.589, petit iti-S^de 30 p., p. 16
(Bibliothèque iialiotiale, caijiiict des niaïuiscrits, CQllectjon
Fontanieu, t. 394j.
234 MONTAIGNE ET SES AMIS.
palinodie ne lui avait donné qu'une liberté relative :
celle de parler, non celle de partir. Il ne put sortir
d'Angers qu'à la fin du mois d'août ; auparavant, un
fait grave était survenu : par un retour des choses,
le meurtrier du duc de Guise périssait, le 5 août,
sous le poignard d'un assassin, donnant ainsi à la
Ligue une force et des espérances nouvelles.
Est-il possible de démêler, au milieu de ces évé-
nements si divers, les véritables sentiments de
Charron et les mobiles de sa conduite ? Si la fougue
de ses convictions le poussa dans la Ligue, il n'en
partagea jamais toutes les colères et n'en épousa pas
toutes les rancunes. La véhémence de son improvisa-
tion l'entraîna parfois à des écarts de langage dans
lesquels il sut ne pas persévérer outre mesure. Et,
en ce temps où la chaire catholique retentissait par-
tout d'imprécations et de menaces, il se peut ({ue,
malgré la chaleur de son débit, la parole de Charron
ait été l'une des plus modérées de celles qui se
faisaient entendre alors. Il reprit assez vite possession
de lui-même pour juger sainement les hommes et les
choses ; il distingue les violences des adversaires en
présence et elles l'oflusquent de part et d'autre. Le
libelle intitulé Le Martire des deux frères, que les
ligueurs lancent contre le roi, lui semble « assez
bien fait, mais trop injurieux. » Il apprécie aussi
nettement la Déclaration par laquelle le roi riposte
au duc de Mayenne, qu'il trouve encore « bien faite,
mais pleine de menteries grossières et impostures que
les chambrières y voient. » Ici, le ligueur montre
ce|)endant le bout de son oreille. Bientôt il se jugera
lui-même avec équité et confessera son erreur. « Un
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 235
temps a été, disait Charron en s'analysant dans une
lettre, adressée en avril 1589 à un docteur de Sor-
bonne et où il conchu qu'il n'est permis ni loisible
à un siojet, pour quelque caicse et raison que ce
soit, de se ligicer, bander et rebeller contre son roi,
un temps a été que je marchandais être de la Ligue
et y ai mis un pied dedans, car, en vérité, je n'en
fus jamais du tout, ni résolument ; voire leurs actions
m'ont outrément offensé. Ce qui m'y avait poussé
était principalement le fait de Bluis qui m'a fort
affligé, non pour une autre raison que pour le défaut
que je trouvais en la manière et procédure de l'exé-
cution. Or, ce grand bouillon de colère et indigna-
tion étant aucunement refroidi, là-dessus ayant ouï
parler des gens de toutes sortes, consultant à part
moi souvent de ce qu'en conscience il en faut tenir
et croire, enfin, je me suis aperru le bien changé,
car j'ai trouvé premièrement douteux, puis mauvais,
finalement horrible, puis abominable ce qui aupara-
vant me semblait non seulement tolérable, mais bon
et expédient, et suis venu à avoir grosse honte de
moi-même, pitié et compassion des autres que je
voyais encore tremper en mon erreur. Et recherchant
pourquoi je m'étais ainsi égaré, vu que je savais bien
auparavant ce qui m'a fait revenir et me dédire, j'ai
trouvé que c'était la passion et la rage et que j'avais
été en (|uel({ue opinion de ligue, j'étais toujours
comme en colère, en fièvre et émotion continue, dont
j'ai bien appris à mes dépens qu'il est impossible
d'être ému et sage tout ensemble. » Au surplus, les
sentiments religieux de Charron étaient, à ce moment
là, particulièrement éveillés. Cependant, persister
236 MONTAIGNE ET SES AMIS.
davantage dans la répulsion des huguenots eût été
tout-à-fait inexcusable de la part de celui qui avait
reçu des égards du roi de Navarre et qui savait
combien cet hérétique mettait de bienveillance et de
loyauté dans ses procédés. Témoin de tant de bonne
grâce, Charron ne pouvait pas voir d'un trop mau-
vais œil les succès du Béarnais, quitte, comme Mon-
taigne, à s'en confesser, plus tard, à son curé.
Mais le sentiment qui se fait le mieux jour alors
dans le langage de Charron, c'est la lassitude et le
désir de repos. « L'agitation publique m'afflige fort
telle qu'elle est, écrit-il à La Rochemaillet, j'ai envie
de me cacher en quelque coin ». Peut-être craignait-il
de s'élre compromis, car il éprouve le besoin de se
disculper et d'expliquer son état d'esprit. « Par la
grâce de Dieu, écrit-il encore en parlant des troubles
du temps, quant à mon particulier, j'en ai bon mar-
ché, au regard de tant d'autres ; mais les secousses
et atteintes qu'en reçoit et souffre mon imagination
sont telles que tout le reste qui est en moi en vaut
beaucoup moins. Il semble que ce n'est pas la raison
d'en être du tout exempt, si voudrais-je être caché
en quelque coin, pour n'entendre rien qu'après tout
fait, et puis que l'on m'en fit des comptes ».
Où Charron ira-t-il chercher cette solitude après
laquelle il soupire tant? Un véritable disciple de
Montaigne ne s'en fut guère embarrassé, car l'exemple
du maître était un modèle. Il se fut retiré aux champs,
en un logis clos aux bruits du dehors, et, faisant sa
compagnie habituelle de quelques livres et de lui-
même, lisant et méditant tour à tour, il eût regardé
fuir les heures dans un repos paisiblement occupé.
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLEMISTE. 237
Ce n'est pas à cela que Charron se résolut. Sans
doute l'existence agitée du prédicateur l'avait mal
préparé aux charmes de la vie solitaire et de l'ana-
lyse intime ; le développement oral des dogmes de la
religion, leur affirmation répétée avait, d'autre part,
exalté sa foi. Son état d'esprit était trop agité pour
que, partagé peut-être à cette heure entre sa raison
et sa croyance, il assistât sans déchirement à ce
combat. Aussi, loin de choisir la retraite sereine du
penseur et du sage, Charron, par une sorte de mou-
vement oratoire, voulut embrasser l'étal religieux ;
il crut que le calme ne pouvait se faire dans une àme
qu'en la soumettant aux rigueurs d'une règle monas-
tique qui domine la volonté en la supprimant. Lui
que la foule inspirait et dont la parole trouvait
devant le peuple assemblé toute son ampleur et toute
son éloquence, il chercha le repos, le silence, et,
par amour du contraste, il voulut qu'aux émotions
de la chaire succédât le calme du cloitre des Char-
treux ou des Célestins. Ce n'est assurément pas avec
de pareils soubresauts que Montaigne entendait la
vie. Il n'était nul besoin à sa sagesse de l'ascétisme
et de la règle commune. Charron n'avait pas compris
les leçons ni l'exemple du maitre. Penser ainsi à se
cloitrer après avoir lu les Essais et conversé avec
Montaigne est tout au moins inattendu et rappelle le
poète dont l'esprit, comme celui de Charron,
Va des foules aux solitudes
et qui s'écrie non sans ironie :
J'irai m'enterrer à la Trappe
En sortant des Variétés.
238 MONTAIGNE ET SES AMIS.
La Rochemaillet nous apprend, en effet, qu'en
quittant Bordeaux à la lin de 1588, Charron avait
le projet de se fixer désormais à Paris pour y ache-
ver sa vie et qu'il avait fait auparavant le vœu d'être
chartreux. C'est pour l'accomplissement de ce vœu
qu'après un premier séjour à Angers, Charron se
rendit à Paris et y vint voir Jean Michel, prieur de la
Chartreuse, auquel il soumit son désir. La Chartreuse
de Paris était un des plus vastes monastères de la
capitale et ses bâtiments ou dépendances couvraient
un espace considérable au sud du palais actuel du
Luxembourg, sur l'emplacement de l'avenue de
l'Observatoire. L'austérité, semble-t-il, y était plus
apparente que réelle et, en quittant le monde, les
religieux ne renonçaient ni à la société qui les venait
visiter, ni aux plaisirj intellectuels susceptibles de
charmer leur retraite. C'est cette existence que Char-
ron eût voulu mener jusqu'à la fin de ses jours, mais
il ne se dissimulait pas combien son entrée parmi
les Chartreux devait soulever d'obstacles, car il
s'adressa, en même temps, à un autre ordre, les
Célestins, dont le couvent, fort important lui aussi,
s'élevait sur un terrain situé aujourd'hui entre la rue
Saint-Antoine et le quai des Célestins. Charron n'épar-
gna ni ses efforts ni ses démarches pour réaliser son
dessein dans l'un ou l'autre de ces deux ordres. Les
temps étaient si troublés qu'il dut quitter Paris avant
d'avoir obtenu une réponse formelle et, d'x\ngers où
il retourna, il ne cessa alors de solliciter une solution
par l'entremise de La Rochemaillet. On ignorait,
avant la i)ublication des lettres de Charron à La
Rochemaillet, combien ce projet avait tenu au cœur
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 239
de celui qui le forma, et quelle ténacité, quelle opi-
niâtreté il mit pour l'exécuter. Il dépêche La Roche-
maillet tantôt aux Chartreux et tantôt aux Célestins,
se réjouissant quand il entrevoit quelque espoir. « Je
vous montre que je suis fort votre serviteur, lui
mande-t-il pour excuser son insistance, puisque je
vous importune et emploie si hardiment et familiè-
rement ; et puis, si j'y entre, vous aurez part à ce
peu de bien que j'y ferai ». Mais toutes ces démar-
ches demeurèrent stériles.
Apparemment que les religieux jugèrent mieux que
lui-même de sa vocation, car Charron échoua d'une
et d'autre part. On refusa de l'admettre à cause de
son âge, — il avait alors de quarante-sept à quarante-
huit ans, — et parce qu'il ne s'était pas accoutumé
dès sa jeunesse à supporter les austérités. Ce fut là
tout au moins la raison avouée du refus, mais il est
vraisemblable aussi que les religieux se défièrent de
cette décision brusque et de l'âme mobile de Charron.
« De sorte, nous dit son biographe, qu'ayant fait tout
ce qui était en lui et ne tenant à lui que son vœu
n'eût été accompli, il fut assuré par MM. Faber, doyen
de la Sorbonne, Tyrius, jésuite écossais, et Feuardent,
cordelier, très doctes théologiens, qu'en conscience
il était quitte d'un tel vœu, et que librement il pou-
vait demeurer au monde comme séculier, et qu'il
n'était obligé d'entrer en autre ordre de religion ».
Pourtant Charron n'a pas perdu tout espoir. Avant
de quitter Angers, il écrit à La Rochemaillet, le
47 juillet 1589, une lettre qui montre la ténacité de
ses illusions. « Je m'en retourne fâché de ce que je
n'ai pas pu exécuteile dessein que j'avais. Si l'injure
240 MONTAIGNE ET SES AMIS.
du temps ne m'eût empêché, j'espérais en venir à
bout, nonobstant le refus que l'on m'a fait à Paris,
et, s'il plaît à Dieu nous donner le temps, je pourrai
revenir encore. Si vous allez dans ces maisons des
Chartreux et Célestins, et que la commodité y soit,
je vous prie m'entretenir en leur mémoire et grâce,
et, s'il advenait qu'il y eut temps calme et qu'ils vou-
lussent favoriser mon dessein, me le mander, car je
ne faudrais incontinent de revenir. En cela vous
feriez œuvre dont Dieu et les hommes vous sauraient
gré, et tâcherais de le reconnaître tous les jours de
ma vie ; mais j'ai grand peur que n'oubliez et moi
et mon affaire, et vous êtes seul dedans Paris qui le
savez ; par quoi, vous n'y faisant rien, tout est
arrêté pour moi. Vous êtes homme de vertu et de
Dieu ; ne perdez la commodité de faire un si bel
œuvre : il ne vous coûtera que des pas et des paroles,
et le fruit en sera grand ». Puis, revenant à son
projet par une dernière allusion, dans un billet pos-
térieur en date. Charron s'écrie encore : « S'il plaît
à Dieu nous gratifier d'une paix, ils me verront
bientôt à leurs portes ! »
Contrairement à son altcnle. Charron n'y revint
pas frapper, soit parce que l'horizon politique de la
France ne se rasséréna pas assez vite, soit plutôt
parce qu'en vieillissant il découvrit, à côté du renon-
cement du religieux abîmant dans sa foi son esprit
et sa chair, une sagesse plus calme et plus humaine,
faite de la modération des désirs, dirigeant la raison
sans la supprimer et regardant sans trouble l'inconnu.
Montaigne avait trouvé tout naturellement l'expres-
sion de cette sagesse, porté qu'il était vers elle par
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 241
la pondération de son humeur et de ses sens. Au
contraire, Charron, plus mal en équilibi-e, n'y vint
qu'après bien des détours, après avoir cherché
ailleurs cet apaisement vers lequel il tendait. En
quittant Angers, à la fin d'août 1589, Charron re-
tourna à Bordeaux. Il allait y retrouver Montaigne et
c'est surtout alors qu'il vécut dans l'intimité du grand
homme. En proie chaque jour davantage aux atteintes
de la maladie, Montaigne sentait venir la fin, et,
revoyant son œuvre, la faisait plus familière et plus
souriante. Son isolement, rendu plus pénible par
l'âge, n'était ni moins studieux ni moins tranquille ;
devant la disparition prochaine, il suivait du même
œil lucide les pensées des autres et les siennes pro-
pres. Sans doute Charron comprit auprès du grand
esprit qui vieillissait ainsi sans amertume et s'étei-
gnait sans effroi cette leçon de calme dont son àme
avait besoin. Rien, par malheur, dans le peu de
lettres que nous avons de Charron ne fait allusion à
sa liaison particulière avec Montaigne. Nous ignorons
au juste quels liens rattachèrent le prêtre au philoso-
phe, ce que fut leur amitié et quel plaisir ils trouvè-
rent à ce commerce mutuel. Le biographe de Charron
nous dit simplement qu'il « vécut fort familièrement
avec Messire Michel de Montaigne », qu'il « faisait un
merveilleux cas des Essais », et que, en retour, « le
sieur de Montaigne Taimait d'une affection récipro-
que ». Si bien que, « avant que mourir », Montaigne
permit à Chari'on par son testament « de porter après
son décès les pleines armes de sa noble famille, parce
qu'il ne laissait aucun enfant mâle ». Mais, sur ce
point, aucun document authentique ne vient confîr-
MONTAIGNB II. 16
242 MONTAIGNE ET SES AMIS.
mer la parole de La Rochemaillet, qui est le seul à
mentionner ce fait dont on ne trouve de traces nulle
part ailleurs.
Quoi qu'il en soit, être, trois ans après qu'on a
voulu s'enfermer dans un cloître, le légataire d'un
penseur aussi modéré que Montaigne, hériter de ses
armes, comme plus tard on lui prendra sa devise,
prouve tout au moins qu'on ne s'est pas trop mal
accommodé de retourner au monde. Est-ce alors
aussi que Charron, devenu trop philosophe au gré du
P. Garasse, scandalisa Bordeaux par l'étrangeté de
son costume ? Le fougueux jésuite nous le montre
« vêtu durant sa vie suivant le flot de ses humeurs
quinteuses, aujourd'hui de noir, demain de blanc, un
jour en soutane, l'autre en pourpoint, et souvent avec
une longue soutane de taffetas gris, un long manteau
de même étoffe et couleur par dessus, et un castor
en tête. Mille personnes l'ont ainsi vu marcher dans
Bordeaux, tout ecclésiastique qu'il était, non sans
scandaliser des gens d'honneur* ». Sans prétendre
qu'il y ait dans cette conduite autant de malice que
semble en trouver le P. Garasse, il est certain qu'elle
dénote une liberté d'allures qu'on ne s'attendait pas
à rencontrer chez un néophyte. C'est un manque fla-
grant aux règles de la discipline ecclésiastique. Au
temps de la primitive Église, Eustathe de Sébaste
avait été déposé par le Concile de Césarée pour s'être
ainsi montré en public couvert de l'habit d'un phi-
losophe et non de celui qui convenait à sa dignité.
1. Apologie du P. François Garassus, de la Compagnie de
Jésus, pour son livre contre les athéistes et libertins de nostre
siècle. Paris, 1624, p. 136.
CHARRON PREDICATEUR ET POLEMISTE. 243
Il est un autre changement, dans la vie de Char-
ron, auquel il importe de prendre garde. C'est alors
qu'il commence à écrire et il semble que, dans la
réllexion, sa pensée ait pris chaque jour davantage,
avec la conscience d'elle-même, le sens de la pondé-
ration et de la sagesse humaine. Renonçant à la pa-
role ou lout au moins n'y ayant plus exclusivement
recours, Charron crut devoir défendre par la plume
le catholicisme comme il l'avait précédemment soute-
nu par ses sermons. Mais les procédés d'argumenta-
tion changent et il n'est pas impossible que le calme
du raisonnement solitaire succédant aux agitations de
la chaire et aux exagérations de la dialectique ora-
toire n'ait pas peu contribué à apaiser l'homme et à le
mettre sur la voie plus unie qu'il allait suivre désor-
mais de préférence. C'était le temps où l'abjuration de
Henri IV jetait le désarroi parmi les huguenots.
Montaigne l'avait jadis prédit au roi de Navarre :
« Les inclinations des peuples se manient à ondées ;
si la pente est une fois prise en votre faveur, elle
l'emportera de son propre branle jusqu'au bout ».
Voici que le courage du nouveau roi, sa générosité
après la bataille avaient créé autour de lui une sym-
pathie générale. Pourtant il restait un dernier obsta-
cle que ce large courant ne pouvait réussir à sur-
monter. Montaigne l'avait encore prévu. S'expliquant
un jour avec Agrippa d'Aubigné, il avait fait la
remarque « que les prétendants à la couronne
trouvent tous les échelons jusqu'au marchepied du
trône et |)etits et aisés, mais (jue le dernier ne se
pouvait franchir pour sa hauteur. » C'est ce qui
advenait à Henri IV : le peuple de France ne se
244 MONTAIGNE ET SES AMIS.
décidait pas à regarder comme souverain légitime un
prince valeureux, mais huguenot. Le roi le comprit
et abjura. Cette éventualité, qui attrista les réformés,
réjouit Charron et ne fut pas étrangère, ainsi qu'il le'
confesse, à la mise au jour d'un livre destiné à
« éveiller » ceux qui demeuraient dans l'hérésie, à
« les convier et instruire à en faire autant » que leur
prince.
En 1593, Charron publiait à Bordeaux, sous le
voile de l'anonyme, un ouvrage sur les Trois vérités
contre les athées, idolâtres, juifs, mahométans,
hérétiques et schismatiques ^ . Ce traité était divisé
en trois livres, qui devaient démontrer : le premier,
l'existence de Dieu et la nécessité de la religion ; le
second, la vérité du christianisme ; le troisième, la
vérité du catholicisme. Si les deux premiers étaient
purement dogmatiques, le troisième, au contraire, le
plus étendu et le plus important dans la pensée de
son auteur, était une œuvre de polémique, réfuta-
tion pressante du Traité de l'Église de Du Plessis
Mornay, publié quelque quinze ans auparavant. La
riposte était habile, car, bien que tardive, elle se
produisait à son heure, au moment où les réformés,
abandonnés par leur chef, se sentaient moins assurés
du succès. L'agresseur, il est vrai, ne s'était point
nommé, voulant, dit-il, se tenir « caché comme le
1. Les trois veritez contre les athées, idolâtres, juifs,
mahométans, hérétiques et schismatiques, le tout traicté en
trois livres, avec l'indice des principales matières. A Bour-
deaus, par S. Millanges, imprimeur ordinaire du Roy. 1593.
Petit in-8 de 16 p. lim. chiffrées et 533 p. de texte, plus
2 d'errata.
CHARRON PREDICATEUR ET POLÉMISTE. :245
bon Apelles derrière son ouvrage pour entendre ce
qu'en diraient les passants et amender sa besogne
selon qu'il en j)rendrait avis du jugement d'autrui. »
L'attitude était plus prudente que brave, aussi
Charron ne s'y tint pas longtemps.
Moins d'une année après l'apparition du volume,
l'imprimeur songeait à en donner une édition nou-
velle et Charron se mit à revoir son œuvre et à
l'améliorer. Il était occupé k ce travail quand il
reçut de La Rochelle une réponse que les huguenots
avaient faite à la troisième vérilé'. Charron suspen-
dit donc la réimpression de son livre, commencée
en juillet 1594, pour réfuter à son tour les allégations
de ses contradicteurs. Entre temps, il s'était fixé à
Cahors, où l'évéque, Antoine d'Ébrard de Saint-
Sulpice, séduit par sa renommée d'orateur et son
talent d'écrivain, l'avait appelle sans le connaitre
pour y prêcher les dimanches et fêtes. C'est là qu'il
prépara sa réplique, tout en vaquant aux devoirs de
sa charge. Les huguenots lui avaient fait un grief
1. D'après Brunet, cette réponse fut imprimée à La
Rochelle par Hiérosme Haultin (1594, petit in-8) et, d'après
liayle, elle fut réimprimée à Genève par Gabriel Cartier
(1595, in-8). Joly cite également dans ses Remarques sur le
dictionnaire de Baijle une Défense de la réponse faite à la
troisième prétendue vérité contre la réplique que l'auteur y
a faite en la seconde édition de son livre (Genève, Jacques
Chouel. 1597, in-8). Je n'ai pu voir aucun de ces ouvrages. Un
revanche, je puis y joindre un opuscule que le pasteur Jean
Gardesy (Gardesius) lança contre Charron sous ce titre :
Epislola Johannis Gardesii motitalhanensis ad Petruin
Charronium parisicnscin (Monlalbani, (jxcudebat Dionisius
IlaultinuS; typographus. 1597. Petit in-8 do ii-33 p.).
2J46 MONTAIGNE ET SES AMIS.
d'attaquer Du Plessis si longtemps après l'apparition
du Traité de V Église. Pour ne plus encourir un
semblable reproche, Charron se hàla cette fois-ci et,
le 20 octobre 1594, il envoie de Cahors à l'impri-
meur bordelais, Simon Millanges, la fin du manuscrit
de son ouvrage ainsi remanié'. Quelques mois plus
tard, au début de 1595, le liv-re était mis au jour une
seconde fois, sous le nom de l'auteur, « délibéré de
se nommer en cette seconde édition, car plusieurs
de ses bons seigneurs et amis s'étaient plaints à lui
de ce qu'il ne l'avait fait à la première, ne se payant
des raisons qu'il leur en alléguait. » Les deux pre-
mières parties du traité étaient telles que précédem-
ment. Quant cà la troisième, elle était imprimée à part,
avec une pagination séparée, formant, pour ainsi
dire, une nouvelle œuvre dans l'ouvrage, et chaque
chapitre était accompagné de la réponse de l'auteur
aux remarques que les protestants lui avaient adres-
sées.
Pour paraître donner plus d'autorité à sa voix,
Charron dédia cette nouvelle partie de son volume à
Henri IV lui-même. Précisément, le livre de Du
i. Les trois veritez, seconde édition reveiie, corrigée et de
beaucoup augmentée, avec un advertisseraent et bref examen
sur la Response faicte à la troisiesme vérité, de nouveau
imprimée à la Rochelle, par M. Pierre le Charron, Parisien.
A Bourdeaus, par S. Millanges, imprimeur ordinaire du Roy,
159.5, petit in-8, de 12 ff. lim. et 176 p. pour les deux pre-
mières vérités et de 4 ff. lim. et 77G p. pour la troisième.
Celle-ci a un titre séparé : La Vérité troisiesme, de toutes les
parts qui sont en la Ghretiensté, la Catholique romaine est la
meilleure, contre tous Hérétiques et Schismatiques. Au Roy.
A Bourdeaus. par S. Millanges. 1595.
CHARRON PREDICATEUR ET POLEMISTE. 247
Plessis avait été aussi dédié au roi de Navarre, l'es-
poir alors des aspirations huguenotes. Ainsi, lui disait,
à la fin d'un sonnet préliminaire, le théologien
réformé,
Ainsi quand le pêcheur, dans votre mer gasconne,
De son fer aiguisé la baleine harponne.
Elle écume, elle bruit, et choque maint bateau ;
Prince, ne doutez point, tendez-lui le cordage,
Un peu de patience, elle se vide en l'eau ;
Bientôt vous la verrez échouer au rivage.
L'avenir n'avait pas répondu à ces sentiments et
voici que, se recommandant du même patronage, un
théologien catholique présentait maintenant au même
monarque le remède comme jadis on lui avait pré-
senté l'erreur. Charron, d'ailleurs, le fait en termes
mesurés et empreints d'une certaine éloquence. « Je
ne saurais, sire, dit-il au roi, étant Parisien, que je
ne sois saisi d'admiration et ne change les larmes
de crainte et de peur en celles d'aise et de joie, pour
cette tant douce et gracieuse et en toutes façons tant
miraculeuse réduction de cette grande ville du monde
à l'obéissance de son vrai et naturel roi, à son devoir
et à son repos. Dont, pour rendre à Votre Majesté le
très humble service que je puis et dois en ma pro-
fession, comme votre plus ({ue très humble sujet, je
lui dirai, s'il lui plaît, ([ue comme Dieu vous a rendu
votre héritage sitôt (jue vous vous êtes déclaré vrai
fils aine de son épouse et vous y maintient miracu-
leusement en dépit de tous les méchants et malheu-
reux desseins, aussi requiert-il d<^ vous un plus exact
soin de sa maison et de ce qui lui appartient, et vous
248 MONTAIGNE ET SES AMIS.
tient obligé à regagner et tirer à votre suite les
plus mauvais de ce parti, par votre exemple et per-
suasion, leur faisant sentir au vif le fruit et le repos
que Votre Majesté y reçoit et le plaisir qu'ils vous
feront en vous suivant en un si bel exploit, afin que
la joie et la sérénité que vous avez apportées au ciel
et à la terre }»ar votre retour ne ternisse jamais, mais
plutôt se ravigoure et vienne à sa perfection par une
si belle suite, si glorieuse et douce conquête, au
grand contentement de tous les princes et autres
souverains vos alliés et confédérés, et que vos peu-
ples, qui sont presque tous catholiques, fassent
prières et louanges à Dieu encore plus ardemment. »
Si la controverse religieuse ne devait plus faire
répandre des flots de sang, elle allait au contraire
faire couler des flots d'encre. Le génie de Henri IV
avait bien pu proclamer la tolérance et commander
que les deux cultes ennemis vécussent désormais côte
à côte en bonne intelligence, mais il ne pouvait étein-
dre tout à fait les passions ni imposer silence à
l'esprit de prosélytisme. D'une part, les catholiques,
cherchant à parfaire une victoire qu'ils souhaitaient
complète, s'elïorçaient d'attirer les dissidents et les
combattaient sans merci; d'autre part, les huguenots,
jaloux d'une liberté dont ils goûtaient les premiers
charmes, se défendaient, ripostaient, attaquaient ou
réfutaient au besoin avec un zèle aussi infatigable
que leurs adversaires. Et c'étaient des deux côtés
d'opiniâtres querelles, des discussions interminables,
où la violence des convictions se faisait jour par des
écrits qui se répondaient l'un à l'autre comme les
passes d'armes d'un corps à corps. L'Estoile,. que sa
CHAKRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 249
curiosité poussait à collectionner tous les libelles qui
s'échangèrent, faisant plus tard l'inventaire de ses
cartons, trouvait qu'il y en avait beaucoup, même en
ôtant les « fariboles ». L'histoire éprouve le sentiment
du collectionneur. De cette masse de papier noirci,
elle ne voit émerger qu'un grand nom, se dressant
en face de celui du Pape des huguenots ; à Du
Plessis Mornay s'oppose victorieusement le cardinal
Du Perron, que L'Estoile appelle, non sans justesse,
« l'Atlas de l'Église catholique, apostolique et
romaine ». Véritable Atlas il fallait être, en effet, pour
porter sans faillir le poids de l'appareil théologique
dressé dans l'un ou l'autre camp !
Le livre de Charron se produisit au début de la
querelle et il trahit mieux l'état d'esprit particulier
de son auteur que celui de ses coreligionnaires. Il eut
cependant un grand succès, en Guyenne d'abord,
puis dans la France entière. En Guyenne, les passions
religieuses avaient été trop échauffées pour qu'on ne
s'intéressât pas à ces discussions de théologie natio-
nale. De là partirent bien des coups portés aux
réformés et surgirent bien des adversaires redoutables,
tels que Florimond de Raymond et Géraud Dupuy,
docteur en théologie, chanoine et chantre en l'église
cathédrale de P»azas, qui, encouragé par Arnaud de
Pontac et à l'exemple de Charron, combattit vigou-
reusement Du Plessis Mornay. Mais ces nouveaux
venus ne firent pas oublier le Traité des trois vérités,
qui eut plusieurs éditions en peu de temps et en
divers lieux. A peine la première édition avait-elle
vu le jour à Bordeaux qu'on la contrefaisait à Paris,
et la seconde fut également contrefaite à Lyon,
2o0 MONTAIGNE ET SES AMIS.
aussitôt après son apparition, tandis qu'à Bruxelles
le livre était mis en vente toujours à l'insu de son
auteur véritable et sous le nom d'un certain Benoit
Vaillant, avocat, personnage sans doute supposé et
qu'en tous cas Charron ne connaissait pas ^ Toutes
ces réimpressions faites en trois ans dans des locali-
tés éloignées montrent clairement que l'ouvrage,
venu à son heure, n'était pas passé inaperçu, si bien
que les huguenots, pour écraser définitivement un
adversaire trop vivace, crurent devoir le réfuter
encore une seconde fois par la plume d'un de leurs
1. Les trois veritez contre les athées, idolâtres, juifs, ma-
humétans. hérétiques et schismatiques. Le tout traicté en
trois livres par M. Benoist Vaillant, advocat de Saint-Foy.
Reveu, corrigé et augmenté de nouveau, avec Vindice des
principales matières. A Bruxelles, par Rutger Volpius, im-
primeur juré à l'Aigle d"or, Tan 1595. Avecq privilège de cinq
ans signé d'Enghien. In-8, de 333 p. L'approbation qui se
trouve à la suite ^p. 334) est signée par Tliomas Stapleton,
docteur en théologie, professeur d"écriture sainte à racadéraie
de Louvain.
C'est là une contrefaçon dont Charron ne connut l'existence
que tardivement, sans doute par La Rochemaillet. « Je m'es-
bahis bien avec vous, lui écrit-il de Condora, le 10 juin 1602,
de ce que les Trois veritez se trouvent produites sous autre
nom et ne puis deviner que c'est, si ce n'est qu'il les ait fait
latines et pour ce y ait rais son nom comme translateur. Vous
vous en prenez au libraire ou imprimeur ; il me semble que
c'est à ce Benoist Vaillant, advocat, qu'il s'en faut prendre
plutôt ». L'exemplaire de cette contrefaçon possédé par La
Rochemaillet vient précisément de passer en vente ces temps
derniers (Catalogue de la librairie Claudin, août-septembre
1893, n° 47,167). Il portait en tète la note manuscrite sui-
vante : « M. Pierre Charron, Parisien, est le vrai auteur de
ces Trois veritez- suivant la première édition de Bordeaux
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 251
théologiens les plus avisés, François du Jon ^ Malgré
cela, Charron ne s'avoua pas battu, car il se propo-
sait de rééditer son livre avec ses réponses aux
observations de Du Jon. Dans ce dessein, il avait
demandé au roi un privilège, dont il semble n'avoir
pas eu le loisir d'user, la mort l'en ayant empêché.
Mais il laissait son œuvre « revue et de beaucoup
amplifiée depuis l'édition de lo9o.» Le biographe de
Charron espérait même que ces travaux ainsi com-
plétés seraient « donnés au public et dédiés à
M. l'illustrissime cardinal de Joyeuse, auquel le sieur
Charron avait une singulière affection, quand il
plaira à son héritier universel, personnage d'honneur
et de mérite, qui a trouvé lesdits livres avec leur
augmentation et autre réplique à la seconde réponse
à la troisième vérité, en l'étude de la maison de
l'auteur, à Condom, tous prêts à mettre sous la
presse. » Mais ce vœu ne s'est pas réalisé. Tandis
que La Rochemaillet, exécutant à Paris les dernières
chez Millanges en Tan 1394, où l'auteur ne mit son nom, et
M. Benoist Vaillant, advocat de Saint-Foy, est un nom pris à
plaisir et supposé pour avoir privilège en Flandres.» — Il y
avait alors, en effet, dans le nord, une véritable fabrique de
contrefaçons et Thomas Stapleton — peut-être est-ce encore
un nom supposé, — semble en avoir été le principal agent. Il
a approuvé ainsi une édition de la Semaine de Du Bartas,
accommodée dans le sens catholique, qui parut à Douai en
lo84 (De fimprimerie de .lean Bavard, im|)rinieur juré, à la
Hible d'or.
1. Amiable confronlation de la simple vérité de Dieu,
comprise es Escritures saifif.es, avec les livres de M. Pierre
le Charron, parisien, qui sont intitules, l'un les Trois véri-
té/, etc., l'autre La réplique sur la réponse faite sur sa troi-
sième vérité. Leyde Pierre de Saint-André, 1-^99, in-4".
252 MONTAIGNE ET SES AMIS.
volontés de Charron, y taisait paraître, après bien
des déboires, une édition nouvelle du traité de la
Sagesse, au contraire Thibaud de Camain, conseiller
au Parlement de Bordeaux et héritier de Charron en
Guyenne, n'ayant trouvé aucune indication à cet
égard dans le testament de celui-ci, ne se crut sans
doute pas suffisamment autorisé à éditer de nouveau
les Trois vérités dans l'état où leur auteur en laissait
le manuscrit.
Nous ne saurions indiquer ici les différents points
de philosophie ou de théologie développés dans cet
ouvrage ni résumer les objections qui y furent faites
alors. Il convient de noter simplement la clarté de
l'argumentation de Charron et la netteté de sa pensée.
Les raisonnements qu'il déduit ne sont ni subtils, ni
obscurs, et il traite avec familiarité, il humanise
pour ainsi dire, les questions auxquelles il touche et
qui sous d'autres plumes que la sienne restent
embrouillées et inintelligibles à force d'abstractions.
C'est un reproche que les huguenots ne manquèrent
pas de lui faire et que, plus tard, les catholiques
eux-mêmes reprirent à leur compte. Ses adversaires
l'accusaient d'alléguer trop fréquemment à l'appui de
sa thèse l'autorité des auteurs anciens et païens.
Charron ne s'en défend pas, « car c'est une très belle
manière d'argumenter quand c'est par comparaison
du plus petit au plus grand pour faire honte aux
chrétiens ». Revenant ailleurs sur le même grief, il
s'en explique encore davantage. « Il est bien malaisé,
dit-il, de traiter un même sujet que d'autres ont traité
auparavant, et ne rien dire de ce qu'ils ont dit. J'ai
tiré plusieurs raisons de plusieurs bons auteurs, que
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLEMISTE. 253
j'ai coté à la marge, et lesquelles j'emploie non par
autorité de ceux qui les disent ains par leur propre
force naturelle... C'est à quoi par jugement je ne me
suis point occupé en cette première vérité, car ayant
à combattre les athées, les allégations d'autrui ont
peu de crédit d'autant que celui qui a secoué l'auto-
rité universelle du monde donnera aisément du nez à
toutes les particulières autorités de Trismégiste,
d'Homère et autres : une raison naturelle et claire a
bien plus de poids en tel cas que toutes les allégations
des dires d'autrui ». Il y a en tout ceci un resouvenir
évident des procédés de Montaigne, et — mutatis
mùtandis, — c'est sa manière de raisonner appliquée
à un sujet qu'il n'aurait jamais traité.
A vrai dire, l'œuvre de Charron se compose de
deux parties seulement, les deux premiers livres des
Trois vérités ne formant qu'une seule et même partie,
sorte de préliminaire à la discussion avec les hugue-
nots. Le dessein de l'auteur avait été tout d'abord de
n'entamer que cette discussion, à savoir d'établir à
rencontre des réformés la vérité du catholicisme
romain ; puis, se ravisant il crut devoir faire précéder
cette démonstration de la preuve de la nécessité d'une
religion, qui ne pouvait être que la religion chrétienne.
De là deux parties assez tranchées, l'une à peu près
exclusivement dogmatique, l'autre de polémique pure.
Cette dernière fît le succès du livre auprès des con-
temporains. Pour nous, au contraire, la première
nous intéresse davantage, car elle expose mieux la
filière des opinions philosophiques et religieuses de
Chairon ; là se montre plus à nu que dans sa polé-
mique la vraie nature d'esprit de l'écrivain. A pren-
254 MONTAIGNE ET SES AMIS.
dre les choses en gros, c'est ce que Sebonde avait
prétendu faire et c'est aussi ce que Montaigne, repre-
nant le projet de son prédécesseur, avait essayé de
faire à son tour : montrer la faiblesse de la raison
humaine et la nécessité d'une doctrine supérieure
suppléant à notre infirmité. Mais si Montaigne avait
sapé avec entente les bases de la raison, il n'avait
rien reconstruit sur le terrain ainsi préparé ; pour
toute conclusion, il se contente de s'incliner devant
le christianisme, en faisant une de ces bonnetades
dont il n'est pas avare. Charron va plus loin : il se
complaît moins à la critique de l'homme qu'il ne tend
à la démonstration de la nécessité de la foi. Il ne
démolit qu'avec la pensée bien arrêtée de rebâtir.
Marchant ici à la suite de Montaigne traducteur et
apologiste de Raymond de Sebonde, Charron débute
dans la carrière d'écrivain par un traité de théologie
naturelle, sorte d'acte de foi mitigé par l'examen de
la raison. Mais la différence des deux intelligences
s'accuse bien vite. Charron prétend faire avant tout
œuvre de théologien et non de philosophe. Le piquant
est qu'un prêtre, appelé par ses fonctions mêmes à
enseigner la doctrine par des arguments d'ordre
abstrait ait aussi volontiers recours au témoignage
des sens et de la raison. Le piquant est aussi, — et
on ne saurait s'en étonner, — que si Charron prouve
avec force, comme il l'entend, la faiblesse naturelle à
l'homme, sa démonstration de la nécessité de la foi
est au contraire faible et lâche. C'est ainsi que le
disciple de Montaigne a le pas, et de beaucoup, sur
le chanoine théologal.
Comment Charron s'efforce-t-il, en effet, de démon-
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLEMISTE. 255
trer la nécessité d'une religion ? D'abord, par des
raisons politiques, comme il dit, c'est-à-dire en
exposant « combien elle sert à l'établissement, con-
servation et entretien de la vie commune des hommes,
quelle qu'elle soit, économique ou politique ». Puis,
il énumère les raisons morales, et les arguments
surnaturels ne viennent qu'à la suite, prenant sous
la plume qui les expose un air de méthode et de
réserve, car c'est un trait caractéristique de Charron
d'être toujours pondéré, dans son dogmatisme comme
dans sa polémique. Bayle a déjà fait la remarque
qu'il n'énerve nullement les objections auxquelles il
va répondre ; il les présente même avec tant de
force que sa propre argumentation semble parfois
faible à côté. Avant Pascal, il reconnaît que l'athéisme
« ne peut loger qu'en une âme extrêmement forte et
hardie », et « qu'il faut autant et peut-être plus de
force et de roideur d'àme à rebuter et résolument se
dépouiller de l'appréhension et créance de Dieu,
comme à bien et constamment se tenir ferme à lui ».
Puis, après avoir développé tous les arguments en
faveur de celte créance. Charron conclut encore qu'il
ne peut y avoir aucun danger à croire en Dieu, tan-
dis qu'il peut y en avoir à n'y pas croire. « Bref, au
pis aller, dit-il, il n'y peut avoir aucun danger à
croire un Dieu et une providence, car, quand bien
l'on se serait mécompte, quel mal en peut-il advenir?
Qui nous en peut faire repentir, s'il n'y a aucune
souveraine puissance au monde à qui il faille après
rendre compte ni qui se soucie de nous ? Mais, au
contraire, quel hasard court celui qui mécroit, et, en
mécroyant, quelle horrible punition à celui qui se
236 MONTAIGNE ET SES AMIS.
mécompte ? Sa faute demeure tant grande, grosse et
entière qu'elle peut être ; elle n'a aucune excuse, car
toutes choses lui disent, crient et prêchent de le
croire, honorer et servir, et rien ne l'en détourne
que sa malice ». L'argument est spécieux et le parait
bien plus dans la bouche sensée et raisonneuse de
Charron qu'au service de la foi inquiète et haletante
de Pascal.
Charron procède encore de la sorte, quand il passe,
en particularisant, de la religion en général au
christianisme. Ce qu'il voit toujours le mieux et qu'il
met le mieux en lumière, c'est l'action morale du
christianisme, l'excellence de sa doctrine. Il y a telle
page sur les qualités de la vraie religion et de la
vertu chrétiennes, tel passage sur l'enseignement de
son fondateur, qui est d'une éloquence mâle et forte,
malgré la symétrie trop voulue du raisonnement.
Mais là encore Charron n'a garde d'affaiblir les ob-
jections. Bien au contraire, il remarque que « la
religion chrétienne qui, étant la seule vraie au monde,
la vérité révélée de Dieu, devrait être très une et unie
en soi, comme n'y a qu'un Dieu et qu'une vérité »,
est, au contraire, « déchirée en tant de parts et
divisée en tant d'opinions et sectes contraires qu'il
n'y a article de foi ni point de doctrine qui n'ait été
débattu et agité diversement et n'y ait eu des hérésies
et sectes contraires ». Puis, comme Montaigne
dénombrant les incertitudes de la raison humaine
pour l'incliner, mollement, il est vrai, devant une
autorité supérieure. Charron, lui aussi, se plaît à
énumérer toutes ces hérésies, pour conclure de leur
multiplicité et de leur divergence à la suprématie du
CHARRON PRÉDICATEUR ET POLÉMISTE. 2o7
catholicisme qui, selon lui, n'a pas varié. L'argument
de Montaigne se prolonge, pour ainsi dire, au delà
de ce que celui-ci avait prévu, et Charron reste
sceptique de méthode en insistant sur les contradic-
tions humaines. Poussant plus avant sa pensée, il
proclame même que le doute est salutaire et en fait
la première étape de la sagesse et de la foi. Ne pas
se prononcer est, selon lui, un excellent état prélimi-
naire à la croyance, à la condition de se soumettre
et de se conformer, en attendant, à ce qui semble le
meilleur et le plus vraisemblable. C'est Montaigne
obéissant à la coutume, parce que la raison commune
a moins de chance d'errer que la raison isolée. Et
l'esprit, ainsi débarrassé de toute affirmation exa-
gérée, connaissant sa propre incapacité, mais y
suppléant autant qu'il est en lui par le bon sens
général, est mieux à même d'accueillir la foi et la voix
d'en haut. Cela résulte d'un passage très significatif
déjà cité par Sainte-Beuve ' :
« Il semble que, pour planter et installer le chris-
tianisme en un peuple mécréant et infidèle comme
maintenant est la Chine, ce serait une très belle mé-
thode de commencer par ces propositions et persua-
sions : Que tout le savoir du monde n'est que vanité
et mensonge ; que le monde est tout conflit, déchiré
et vilaine d'opinions fantasques, forgées en son pro-
pre cerveau ; que Dieu a bien créé l'homme pour con-
naître la vérité, mais qu'il ne la peut connaître de soi,
ni par aucun moyen humain et qu'il faut que Dieu
même au sein duquel elle réside et qui en a fait venir
1. Causeries du lundi, t. XI, p. 243.
MONTAIGNE II. 17
258 MONTAIGNE ET SES AMIS.
l'envie à l'homme, la révèle comme il l'a fait, etc.,
etc. Ayant bien battu ce point et rendu les hommes
comme Académiciens et Pyrrhoniens, il faut proposer
les principes du christianisme comme envoyés du
ciel et apportés par l'ambassadeur et parfait confi-
dent de la divinité, autorisé et confirmé en son temps
par tant de preuves merveilleuses et témoignages très
authentiques. Ainsi cette innocente et blanche sur-
séance et libre ouverture à tout est un grand prépa-
ratoire à la vraie piété, et à la recevoir comme je
viens de le dire, et à la conserver, car avec elle il
n'y aura jamais d'hérésies et d'opinions triées, par-
ticulières, extravagantes ; jamais Pyrrhonien ni
Académicien ne sera hérétique ; ce sont choses oppo-
site»... »
La méthode de Charron est ici tout entière à nu,
ainsi que Sainte-Beuve en a déjà fait la remarque :
chrétien par raison et même orthodoxe, mais païen
d'imagination et sceptique par nature d'esprit. Char-
ron dégage de la sorte le fil conducteur qui part des
Essais et qui aboutit à la Sagesse à travers les Trois
Vérités.
CHAPITRE II
CHARRON PHILOSOPHE.
La dernière partie de la vie de Charron est beau-
coup moins agitée que la première ; les quelques
années dont elle se compose s'écoulèrent seulement
dans deux villes, Cahors et Condom, sauf divers sé-
jours à Bordeaux ou à Paris. Charron ne semble plus
alors être saisi de cette ardeur de prosélytisme qui le
poussait jadis de chaire en chaire et il essaie de se
ménager maintenant une existence tranquille, plus
conforme aux besoins de son âge et de son esprit
apaisé. S'il prêche encore, et parfois même trop fré-
quemment à son gré, il n'est plus exclusivement
orateur et livré lout entier aux emportements de l'é-
loquence. Entre temps, il s'est découvert écrivain et
le succès qu'a obtenu son premier livre a donné à
son activité intellectuelle une autre direction. La
plume a été, pour ainsi dire, le balancier de sa pensée ;
c'est elle qui en réglera l'allure et la gardera des
exagérations. Charron a pris goût à la préparation
solitaire des livres et il s'y abandonnera plus volon-
tiers qu'aux éclats de la parole publicjue, séduisante
mais trompeuse. Cependant, il ne renonce pas à
celle-ci, soit par métier, soit par inclination secrète.
Mais l'orateur fait place, en lui, au philosophe, et la
260 MONTAIGNE ET SES AMIS.
transformation est trop importante pour qu'il ne soit
pas utile de la signaler nettement dès le début.
Ainsi que nous l'avons dit, Antoine d'Ebrard de
Saint-Sui|)ice, évèque et baron de Cahors, ayant lu la
première édition anonyme des Trois vérités, avait
voulu en posséder l'auteur auprès de lui. Il se l'était
attaché en qualité de vicaire général et de théologal
de son église, et c'est à Cahors que Charron, tout en
vaquant à ses fonctions de prédicateur, avait préparé
cette seconde édition des Troi9 Vérités avec réponse
aux huguenots dont il a également été question aupa-
ravant. A peine avait-il achevé cette révision depuis
quelques mois — il en adressait le manuscrit le 24
otîlobre io94 à son imprimeur, Simon Millanges, de
Bordeaux, et le livre parut au commencement de
1595 — que Charron était député à l'assemblée géné-
rale du clergé de France qui devait se tenir à Paris,
à la fin de cette même année. C'était la première fois
que le clergé catholique se réunissait ainsi sous le
règne de Henri IV. Dix ans auparavant, le roi Henri
III en avait accordé d'avance la permission pour le
25 juillet 1595, mais les troubles qui agitaient encore
certaines provinces n'avaient pas permis d'exécuter
ce projet à sa date précise. Dans l'intervalle, les pas-
sions se calmèrent et le pape, en donnant l'absolu-
tion au roi, leva le dernier obstacle qui s'opposait à
la réunion du clergé. Les députés purent donc s'assem-
bler, le lundi 6 novembre 1595, au couvent des
Augustins de Paris et nul ne devait s'étonner de trou-
ver Charron parmi eux pour représenter sa province
ecclésiastique. Par son livre, en effet, Charron s'était
efforcé de contribuer à l'union des Français sous le
CHAKRON PHILOSOPHE. 261
pouvoir d'un prince brave et généreux, au sein d'une
religion modérée et large, et on a eu raison de dire
que l'ouvrage, à sa manière et sous sa forme grave,
avait servi la même cause que la Ménippée, celle de
la restauration royale et du rétablissement de l'auto-
rité. A ce titre, la place de l'écrivain était marquée
auprès des prélats qui allaient examiner les affaires
du clergé de France.
L'assemblée connaissait assurément et appréciait
les mérites de Charron, car, deux jours après son
ouverture, le 8 novembre, dans sa séance de l'après-
midi, elle le désignait pour le premier de ses secré-
taires. De ce moment commença pour le nouveau
secrétaire une vie fort occupée, non qu'il paraisse
avoir joué, dans la réunion, un rôle prépondérant,
mais il s'acquitta avec scrupule des fonctions qu'on
lui avait confiées et tâcha de mettre dans leur exer-
cice les qualités d'assiduité qu'on attendait de lui.
L'assemblée avait fort à faire et tenait le plus souvent
deux séances par jour. Bien des questions de disci-
pline ou d'administration ecclésiastiques sollicitaient
son attention ; il lui fallait essayer de porter remède
aux abus, mettre un terme aux irrégularités, assurer
pour l'avenir l'exacte observation des règles et, en
particulier, la perception des décimes. Charron prit
consciencieusement sa part de toutes ces besognes.
« Nous sommes affolés d'affaires matin et soir et
entrons à six heures du matin », écrit-il à son ami
l^a lîochemaillet, alois (jue U^s séances touchent déjà
à leur fin. En sa qualité de secrétaire, il devait en
effet dresser les procès-verbaux de l'assemblée et en
résumer les décisions. L'exactitude était pour cela le
262 MONTAIGNE ET SES AMIS.
premier des devoirs et elle semble n'avoir pas fait
défaut à Charron.
Nous apprenons par une quittance du 15 juin 159G,
portant reçu des sommes qui lui avaient été allouées,
que Charron se mit en route pour Paris le 15 sep-
tembre 1595, qu'il assista à l'assemblée tout entière
jusqu'à la clôture, le 3i mai 1596, et qu'ensuite il
resta huit jours encore « pour achever de faire signer
et expédier les procès-verbaux, mandements et autres
expéditions d'icelle assemblée ' ». Tout cela formait
un total de 283 jours de présence, y compris le
voyage tant à l'aller qu'au retour, pour lesquels
Charron toucha une indemnité de 1420 écus, à raison
de 5 écus par jour. Ajoutons que Charron fut chargé,
en sa qualité de secrétaire, de transmettre au pape
l'épitre latine que les membres de l'assemblée lui
adressèrent avant de se séparer. Telles étaient en
résumé les fonctions multiples et absorbantes
auxquelles il dut se livrer pendant plusieurs mois.
Elles ne le prirent pourtant pas au point de lui ôter
tout loisir. Se retrouvant dans la ville qui avait vu
ses débuts d'orateur, Charron ne put résister au
plaisir de faire entendre de nouveau sa voix dans
I une de ces églises de Paris où jadis elle avait été
goûtée. Il prêcha à Saint-Eustache le jour et le sur-
lendemain de la Toussaint de 1595, puis, heureux
sans doute du succès retrouvé, il prêcha le Carême
suivant. Ce furent là ses derniers sermons à Paris
et peu après l'orateur regagnait sa province, non
1. Bibliolhèque nationale, Cabinet des titres, Pièces origina-
les, vol. 689, dossier Charron, pièces 19 et 20.
CHARRON PHILOSOPHE. 263
sans incident, car, à Orléaiis, son valet lui déroba
son avoir et le laissa « sans un liard », si bien que,
pour continuer sa route, il dut recourir à la bourse
d'un de ses collègues à l'assemblée du clergé, Jac-
ques Des Aiguës, conseiller clerc au Parlement de
Bordeaux, qui cheminait avec lui.
Si Charron ne trouva pas tout à fait à Cyhors
l'existence qu'il souhaitait, il revint du moins dans
un milieu assez favorable pour que ses goûts litté-
raires pussent s'y développer à l'aise. Vieille cité
d'aspect archaïque, enserrée par le Lot à peu près
de toutes parts et dominée par des rocs abrupts et
nus, Cahors conserve encore la physionomie agreste
et rude que Charron dut lui connaître, avec sa
gigantesque tour du Pape, sa vieille église des Corde-
liers, son pont de Valentré flanqué de tours carrées.
La partie basse de la ville, celle qui s'était groupée
autour de la cathédrale, de l'évéché, de l'université,
subsiste encore telle qu'il y a trois siècles, gardant
ses maisons à terrasses, hautes, massives et sombres,
ses ruelles étroites et enchevêtrées, ses badernes, son
pittoresque et son charme frustre d'autrefois. Mais
le ciel, bleu et pur, est d'une douceur singulière dans
cet endroit où, comme le dit Marot,
Le soleil non trop excessif est,
Par quoi la terre avec honneur s'y vêt
De mille fruits, de mainte fleur et plante ;
Bacclnis aussi sa bonne vii^ne y plante
Par art subtil, sur montagnes pierreuses,
Rendant liqueurs fortes et savoureuses :
Mainte fontaine y murmure et ondoie.
Et en tout temps le laurier y verdoie
264 MONTAIGNE lîT SES AMIS.
Près de la vigne, ainsi comme dessus
Le double mont des Muses, Parnassus ;
Dont s'esbahit la mienne fantaisie
Que plus d'esprits de noble poésie
N'en sont issus.
Ici Marot, se trompe, car durant le siècle qui s'ache-
vait au moment où Charron vint l'habiter, cette terre
avait été aussi fertile que nulle autre en poètes fran-
çais ; c'étaient, sans compter Marot lui-même le plus
gracieux et le plus renommé, Hugues Salel le tra-
ducteur d'Homère, le délicat et pénétrant Olivier de
Magny, le caustique Guillaume Du Buys. La science
elle aussi était honorée à Cahors, depuis que le pape
Jean XXH, cadurcien d'origine, y avait installé, deux
siècles auparavant, un important foyer d'instruction,
en érigeant en ISSâ, une université dont il fixa lui-
même les privilèges et les statuts. Les études juridi-
ques en particulier y brillaient, au xvi'' siècle, d'un
éclat fort vif, enseignées comme elles l'avaient été
successivement par des jurisconsultes tels que Guil-
laume Benedicti, Nicolas de Gimont, Antoine de
Gouvéa, Cujas ou François Roaldès. Ce voisinage était
donc fort propre à stimuler l'ardeur littéraire de
Charron. Si c'est là ce qu'il cherchait, il l'y trouva.
Mais l'accomplissement de ses devoirs profession-
nels ne laissait guère de liberté à Charron. H s'en
plaint à son ami La Hochemaillet presque aussitôt
après son retour de l'assemblée du clergé, «s. Je n'ai
point encore eu le loisir d'écrire, dit-il le 4 septem-
bre 1596, tant j'ai trouvé ici de besogne taillée; et
Monseigneur qui me charge sur les épaules tout le
soin de son clergé ! » Pourtant ces occupations, du-
CHARRON PHILOSOPHE.
265
rent devenir moins absorbantes, car peu après on
voit Charron annoncer avec allégresse à son corres-
pondant qu'il s'occupe à faire un livre. « Je me suis
mis depuis peu de jours, écrit-il de Cahors, le 8
mars 1597, à mon livre que je compose avec plaisir.
Je me persuade qu'il plaira à certaine humeur de
gens; il s'appellera la Sagesse et il y aura trois livres.
Le premier sera tout achevé avant Pâques et le se-
cond avant la Pentecôte ». Dans l'entrain du début,
Charron se fait illusion en ceci. Les choses allèrent
beaucoup moins vile qu'il l'espérait et il mandait en-
core à son correspondant, le 4 juin 1598, plus d'un
an après le commencement de son labeur : « Mon
livre est fort avancé ; les deux tiers et plus sont ache-
vés et en l'automne j'espère qu'il sera bien près de sa
fin. Étant fait, je vous l'enverrai, si vous le trouvez
bon, pour puis aviser ce qui sera à propos ». Main-
tenant Charron ne s'abuse plus en prévoyant la fin
prochaine de son œuvre. Un mois après, le 28 juillet,
il se préoccupe de savoir à qui il le dédiera. « C'est
chose très assurée et n'en doutez que je vous enver-
rai mon livre sitôt qu'il sera at;hevé et j'espère qu'il
le sera dedans trois ou quatre mois. Je crois que
pour avoir privilège et permission de le faire impri-
mer (ce sont deux choses), il le faudra montrer à M.
de Bourges. Je n'ai point encore résolu à qui le dé-
dier et ne sais si, pour ce qu'il y a trois livres, je le
dédierai à trois divers ou tout à un. J'ai bien en ma
tète d(; prendre ou ledit sieur de Bourges (mais il s'en
va mourir et nemo occidentem solem adorât), ou la
comtesse de Guissen, ancieiuic maîtresse du roi, car
elle me connaît fort, ou M. le marquis de Pisany, goUf
266 MONTAIGNE ET SES AMIS.
verneur du petit prince, ou M. d'Épernon. Bref je
suis inoertain ; mais il n'y a point de hâte ». Finale-
ment c'est à ce dernier que le livre fut dédié, et il ne
porte en tète ni le nom de l'archevêque de Bourges,
Renauld de Beaune, qui, soit dit en passant, vécut
plus longtemps encore que Charron, ni celui du mar-
quis de Pisany, gouverneur du jeune prince de Condé,
ni môme, — la chose eût été plus piquante, — celui de
la comtesse de Guissen, celte belle Corisande ({ue
Montaigne choyait jadis en lui adressant quelques
sonnets amoureux de La Boétie, et ((ue Charron, pé-
dant et malhabile, songeait à convier aux leçons de
sa Sagesse raisonneuse maintenant (jue le plaisir
fuyait avec la jeunesse.
Le manuscrit de l'ouvrage était prêt. « L'on met
au net mon livre et je vous l'enverrai, » annonce
Charron à La Rochemaillel, le :2o novembre 1598.
Cependant, le 28 avril de l'année suivante, il revient
sur sa promesse et explique pourquoi il ne peut la
tenir. « Mon livre est achevé, mais je suis bien em-
pêché à vous l'envoyer tant pour n'avoir homme
assez assuré qu'aussi je n'en ai qu'une copie bien
correcte et au net, et ne sais, vous l'ayant envoyé,
quand je le pourrai bien recouvrer pour y mettre les
additions que je fais tous les jours. Je ne le recou-
vrerais pas quand je voudrais, et, si je le perdais, je
serais à mon pain querre. Bref, j'appréhende fort de
l'envoyer. J'attendrai encore quelque commodité. »
D'ailleurs, Simon Millanges qui avait publié les Trois
vérités s'était déjà occupé de ce nouveau livre et le
demandait à l'auteur : « L'imprimeur de Bordeaux,
Millanges, m'a parlé de l'imprimer ; je lui réponds
CHARRON PHILOSOPHE.
26-
qu'il faut voir auparavant que n'en répondre > (février
1599). Il fallait aussi, avant de commencer la beso-
gne, s'assurer au préalable la permission de l'auto-
rité ecclésiastique et, pour sauvegarder les intérêts
de l'auteur et de l'imprimeur, obtenir ensuite un
privilège du roi, ce qui, dans l'espèce, demanda
encore un assez long temps.
Quand les choses furent à même d'être utilement
traitées, Charron vint faire un séjour à Bordeaux pour
s'entendre définitivement avec son imprimeur. Il s'y
trouvait au mois de mars IHOO et y demeura sans
doute quelques mois. Précisément un courrier allait
se rendre de Bordeaux auprès du roi, alors occupé à
sa campagne contre le duc de Savoie. Charron en
profila pour essayer d'obtenir de la sorte le privilège
qui lui était nécessaire. « Il est allé un homme en
cour de Bordeaux, écrit-il le 6 mai 1600 à La Ro-
chemaillet, qui a promis de me recouvrer un privi-
lège général, et Millanges, notre imprimeur, désire
imprimer mes petites fantaisies. Voilà pourquoi
j'attends encore. Si je ne puis recouvrer ce privilège,
je vous enverrai tout pour le faire imprimer ». En
effet, avant la fin de l'année (12 novembre 1600),
Charron mandait à son correspondant : « J'ai recouvré
mon piivilège enfin et ne fut qu'hier; bientôt je ferai
mettre la main à la besogne et en saurez les nou-
velles ». Ainsi que Charron le demandait, le roi lui
avait accordé un privilège général par lettres-paten-
tes datées de Chambéry le 27 septend)re 1600. (I
était dit : « Maître Pierre Charron nous a fait
remontrer qu'avec plusieurs labeurs et frais il a
composé aucuns livres concernant la foi, relij^ion
268 MONTAIGNE ET SES AMIS.
catholique et autres œuvres et écrits moraux et
chrétiens, et entre autres les trois livres des Trois
vérités déjà imprimés, et sept (?) livres de la Sagesse,
et plusieurs discours chrétiens et homélies qui n'ont
été imprimés ; il désirerait faire imprimer et mettre
à lumière par tel ou tels imprimeurs ou libraires que
bon lui semblera pour conduire et diriger plus utile-
ment et soigneusement ce qui se présentera sur le
fait de l'impression, débit et vente desdits livres
sans qu'autre que celui ou ceux que ledit Charron
donnera pouvoir et permission puissent imprimer et
mettre en vente ses dits livres et écrits pendant et
durant le temps et espace de dix ans, nous suppli-
ant très humblement lui vouloir octroyer sur ce nos
lettres de provision nécessaires ». Le roi accorda
toutes ces autorisations et permit à Charron de faire
imprimer et mettre en vente tous ces ouvrages
« en telles marges et caractères et par tel ou tels
imprimeurs ou libraires que bon lui semblera, sépa-
rément ou conjointement ». Et Charron, ainsi nanti
d'un privilège tel qu'il l'avait souhaité, s'empressait
de le faire enregistrer par le Parlement .de Bordeaux
le 16 novembre 1600'.
L'imprimeur n'eut plus qu'à commencer la beso-
gne de publier ce que l'auteur appelait ses « petites
fantaisies », et plusieurs volumes virent successive-
ment le jour à brève échéance. C'était d'abord un
livre intitulé VOctave cojitenant huit discours du
Saint-Sacrement, avec un autre discours de la
1. Archives historiques du département de la Gironde,
t. XXVI, p. 2o.
CHARRON PHILOSOPHR. 269
communion de.-i saiyits^. Charron y donna même
bientôt une suile en recueillant une seconde partie
des Discours chrétiens, et montrait ainsi nettement
que l'orateur cédait le pas en lui à l'écrivain, puisque
celui-ci prenait à tâche de refondre les œuvres de
celui-là. Enfin, le 30 juin 1601, les presses de Mil-
langes achevaient d'imprimer, en un élégant volume
comme l'habile typographe savait les faire, l'ouvrage
qui devait établir la réputation de son auteur 2.
1. L'octave contenant huict discours du S. Sacrement,
avec un autre discours de la communion des Saints, par
M. Pierre Charron, Parisien. A Bourdeaus, par S. Millanges,
imprimeur ordinaire du Roy. 1600. Petit in-8, de 204 p.
L'achevé d'imprimer est du' 10 octobre 1600. — La seconde
partie a pour titre : Discours chrestiens de M. Pierre Charron,
Parisien, chantre et chanoine théologal de l'église cathédrale
de Condom. Seconde partie. A Bourdeaus, par Simon Millan-
ges, imprimeur ordinaire du Roy. 1681. Petit in-8, de vn tf.
lim. et 194 p. L'achevé d'imprimer est du 6 février 1601 . Quel-
ques-uns des sentiments particuliers de Charron se font jour
dans la dédicace à Jean Du Chemin et on y voit que, tout en
imprimant ses ouvrages de théologie, l'auteur songeait à
l'autre livre qu'il allait mettre au jour. « Qui méprise le monde
est de lui méprisé ; qui fait cas du monde et s'accommode de
lui, le monde lui fait de même ; mais les esprits sublimes et
francs ne se peuvent tant baisser et captiver que faire cas
de ce qu'ils n'estiment point, et n'en sont pourtant en peine,
car ils trouvent chez eux de quoi se contenter, qui est l'effet
et le fruit de sagesse. « C'est ainsi que l'orateur devenait
philosophe et que Charron vieillissant en arrivait, après
bien des détours, à la modération résignée dont Montaigne
lui offrait le pariait exemple.
2. De la Sagesse, livres trois, par M. Pierre Le Charron,
Parisien, chanoine théologal et chantre en l'église cathédrale
de Condom. A Bourdeaus, par Simon Millanges, imprimeur
270 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Renonçant au développement des préceptes reli-
gieux et à la défense de la foi, Charron voulait main-
tenant tracer le portrait de la sagesse purement
humaine, en dégager les traits et les leçons, et bien
que le tableau fut austère et trop symétrique, il plût
tellement à ceux qui le virent alors qu'il illustra le
nom du peintre.
Aujourd'hui, quand nous lisons la Sagesse après
les Trois vérités, nous sommes surpris et quelque peu
scandalisés de ces manifestations si diverses de la
pensée de Charron. Nous accuserions volontiers
celui-ci de duplicité, jugeant qu'il y a contradiction
entre sa théologie et sa philosophie. Aussi n'est-ce
point de la sorte qu'il convient de procéder ; loin de
faciliter l'intelligence de la doctrine de Charron, l'or-
dre chronologique ne sert au contraire qu'à la faire
plus mal apprécier. C'est la route inverse qu'il faut
suivre et aller de la Sagesse aux Trois vérités, re-
monter de Charron philosophe à Charron théologien.
On ne saurait l'oublier, en effet, celte sagesse humai-
ne, dont Charron cherche à déterminer ici les condi-
tions et dont le scepticisme est la base la plus sûre
parce qu'il est fondé sur l'exacte connaissance de
l'homme, n'est qu'un état préparatoire, une sorte
d'acheminement vers une sagesse supérieure, procé-
dant de la révélation et de la foi, ou, tout au moins,
un état qui, s'il n'implique pas nécessairement la foi,
n'implique pas davantage l'incrédulité. Charron a
pris soin de s'expliquer lui-même à cet égard :
ordinaire du Roy. 1601. Petit in-8 de 16fî. lim. (dont 2 blancs)
et 772 pp. (La réimpression de même date a 676 pp.). L'achevé
d'imprimer est du « dernier jour de juin 1601 ».
A
CHARRON PHILOSOPHE. 271
« Noire dessein en cette œuvre de trois livres, dit-il,
est premièrement enseigner l'homme à se bien con-
naître et l'humaine condition, le prenant en tous sens
et le regardant à tous visages, — c'est au premier
livre ; — puis, l'instruire à se bien régler et modérer
en toutes choses, ce que nous ferons en gros par avis
et moyens généraux et communs au second livre ;
et particulièrement au troisième par les quatre vertus
morales sous lesquelles est comprise toute l'instruc-
tion de la vie humaine et toutes les parties du devoir
et de l'honnête. Voilà pourquoi cette œuvre, qui
instruit la vie et les mœurs à bien vivre et à bien
jnourir, est intitulée Sagesse, comme la nôtre précé-
dente qui instruisait à bien croire a été appelée Véri-
té ou bien les Trois vérités, y ayant trois livres en
celle-ci comme en celle-là ». L'ensemble du plan de
Charron se montre ici, bien que la symétrie de la
composition y soit plus apparente que réelle. Dans la
Sagesse, le dernier en date de ses ouvrages, celui
ui nous semble au contraire maintenant contenir la
prélace de sa doctrine, le philosophe montre l'incapa-
cité de l'homme à saisir la vérité pure parce qu'elle
est au-dessus de ses facultés et qu'elle « loge dans le
sein de Dieu ». Pourtant, et malgré tout, il ne saurait
y avoir de vraie théologie, selon Charron, sans l'étu-
de de l'homme, car « l'homme est l'échelle de la di-
vinité, et c'est en soi-même qu'il trouve plus de
marques et de traits de Dieu qu'en tout le reste ».
Aussi Charron asseoit-il sa propre théologie sur cette
étude capitale et, s'il analyse l'homme, c'est autant
pour connaître celui-ci que pour apprendre, de lu
sorte, à connaître Dieu.
272 MONTAIGNE ET SES AMIS.
On a dit de Charron qu'il a été le secrétaire de
Montaigne. Gela est vrai surtout de sa psychologie,
et la Sagesse n'est, à cet égard, que la coordination
des Essais. Montaigne écrivait de lui-même : « Je n'ai
point d'autre sergent de bande à ranger mes pièces
que la fortune ; à même que mes rêveries se présen-
tent, je les entasse. » Il se défend aussi de prétendre,
en étudiant ses humeurs personnelles, en les décri-
vant et en les dénombrant, tracer autre chose que
son propre portrait. Il donne son avis, non comme
bon, mais comme sien, et ne songe guère à indiquer
à ses semblables une règle de conduite conforme à
son propre exemple. Dans les Essais, point de pré-
ceptes trop généraux, point de sentences moralisan-
tes ; si la leçon se dégage d'un fait particulier, c'est
d'elle-même, pour ainsi dire, parce que le fait a été
si exactement observé et décrit qu'il apporte avec
lui sa véritable signification et que l'esprit du lecteur
la tire naturellement et sans effort. Au contraire,
Charron a la prétention de dogmatiser, de rattacher à
des idées d'ensemble des exemples assez dissembla-
blés, de dégager des faits qu'il rapporte un enseigne-
ment dont la portée soit générale. Il semble qu'il ait
voulu devenir le « sergent de bande » de Montaigne,
et, resserrant les Essais, en faire découler des con-
clusions précises devant lesquelles son maître avait
tout au moins hésité.
Certes, s'il y avait de l'esprit de système dans une
pareille prétention, il y avait aussi de la maladresse.
C'était un projet assez intempestif que prétendre
ranger en bel ordre des réflexions dont le désordre
apparent n'était pas le moindre attrait, sans se ren-
CHARRON PHILOSOPHE. 273
(ire compte combien la disposition première cache
d'art et combien l'imprévu de la rencontre ajoute de
prix à l'observation : aiguisé par une main sûre, le
trait frappe d'autant mieux qu'il est lancé inopinément
au moment favorable. Mais Charron semble toujours
être demeuré assez insensible à ces considérations
d'art. Orateur mâtiné de logicien, il a l'ordre qui fait
la clarté ; mais il n'a ni la souplesse qui fait le char-
me, ni Ponction qui fait la grâce. J'ignore de quel
œil Montaigne eût vu le dessein de son disciple. Il
eût trouvé sans doute que les amis ont parfois des
façons bien malavisées de témoigner leurs sentiments ;
il se fut souvenu apparemment que Justin admirait
Trogue Pompée quand il le résumait en des morceaux
choisis, et que la lourde composition du premier avait
fini par supplanter l'élégante latinité du second. Ce
sont là des perspectives qu'on n'aime guère à voir
ouvertes devant ses propres ouvrages, si gentilhom-
me qu'on se pique d'être. Charron, lui, agissait sans
scrupule : « Ce que j'ai pris d'autrui, avoue-t-il
ingénuement, je l'ai mis en leurs propres termes, ne
le pouvant dire mieux qu'eux. » Et il pille Montaigne
avec la même désinvolture bicri intentionnée qu'il
prend à Cicéron le plan d'un livre ou à Sénèque les
éléments d'un chapitre de son traité, (ju'il s'approprie
les considérations politiques de Juste-Lipse ou la
théorie des passions de Du Vair. Il est vrai que
l'esprit de classification de Charron peut se donner
librement carrière parmi les pages si touffues de son
maitre : il range les propositions, les aligne au cor-
deau, résumant la suite de ses pensées en des tableaux
synoptiques dont il aime à orner le début de ses dis-
MONTAIGNB 11. 18
274 MONTAIGNE ET SES AMIS.
serlations. Les Essais réduits en tableaux synopti-
ques ! voilà certes une innovation que Montaigne
n'avait pas prévue ! Charron l'y apportait avec
sécurité, car il avait en cela tout son temps pour
complice. Loin de faire au disciple un grief de son
audace, les contemporains lui savaient gré de mettre
de la régularité dans ce désordre, au risque de le
rendre ennuyeux. C'était l'époque où la littérature
française, balayée et mise au net, s'essayait à pren-
dre des airs de cuisine flamande sans cesse récurée
par des mains soigneuses, avec, en évidence, des
ustensiles brillants placés à leur rang, comme il
convient. Le règne de la personnalité primesautière
était fini pour longtemps, car on commençait à trou-
ver sot le projet que Montaigne avait eu de se pein-
dre, et le traité de la Sagesse remplaçait sans effort
les Essais dans la faveur publique.
Il y avait surtout de la maladresse, de la part de
Charron, à trop préciser ses propositions, à rappro-
cher ses conclusions, car les défauts du système,
ainsi mis en relief, allaient devenir bien plus appa-
rents. On ne conçoit guère le scepticisme que sou-
riant ou douloureux; il faut que le doute, « doutant
même s'il doute », soit, comme celui de Montaigne,
l'oreiller de repos d'une tête bien faite, ou qu'effrayé
par le vide qu'il sent autoui- de lui, comme celui de
Pascal, il s'élance à corps perdu vers la certitude
là où il pense la trouver. Le doute de Charron est
entre les deux et tient de l'un et de l'autre ; aussi
paisible que celui de Montaigne, mais c cathédrant
et dogmatisant », il cherche à conduire les hommes
au même but que celui de Pascal, par des chemins
CHAURON PHILOSOPHE. 273
nettement dessinés, nullement raboteux ou embrous-
saillés. Il est vrai que, dans sa vie. Charron eut
quelques-unes des heures de trouble de Pascal et
qu'il voulut, comme lui, se jeter au pied de la croix,
en y abîmant sa raison ; mais rien de tel ne se
retrouve dans ses livres et de semblables ardeurs
étaient mortes en lui alors qu'il les écrivit. Charron,
— et ce n'est pas là sa moindre inconséquence, —
représente comme transitoire et préliminaire un état
qu'il décrit avec émotion comme procurant cette
tranquillité d'àme, cette perfection et ce bonheur,
ce imix et peic qui forme, dit-il, une harmonie très
mélodieuse. Pourquoi, s'il en est ainsi, se demande-t-
on involontairement, quitter une telle retraite et
abandonner un pareil repos? Et d'autre part, si le
scepticisme n'est qu'une étape pour aller ailleurs,
pourquoi le parer avec tant de complaisance ? Charron
n'y regarde pas d'aussi près et son amour de la
rectitude lui cache ce que le raisonnement a de
captieux. Il n'est pas mieux avisé quand, au lieu
d'exprimer son doute sous forme d'une interrogation
prudente, comme Montaigne l'avait fait, il l'énonce
en une proposition affirmative. Que sais-je ? se
demandait l'un. Je ne sais, déclare l'autre, et ici
encore l'affirmation est bien hasardée. On compren-
drait aisément qu'il fut fait ainsi table rase de la
raison humaine pour établir les fondements de la foi
sur ce terrain nettoyé. Mais, se contredisant encore.
Charron n'hésite pas à reconnaître bientôt dans
l'homme un mobile intérieur qui peut le guider et le
guider sûrement : « C'est la loi de nature, c'est-à-
dire l'équité et la raison universelle qui luit et éclaire
276 MONTAIGNE ET SES AMIS.
en un chacun de nous. » Pourquoi nier alors si
délibérément la portée de l'esprit humain; puisque,
malgré ses faiblesses et malgré ses lacunes, il est
encore capable d'aboutir à un pareil résultat ?
Tel est Charron, pétri de contrastes ou même de
contradictions. La chose ne serait guère piquante
s'il ne se vantait d'avoir « arrangé et agencé avec
jugement et à propos » ce qu'il a pris aux autres.
Au reste, rattacher, comme le prétendait Charron, la
raison à la foi est une ambition trop séduisante pour
ne pas comprendre qu'on y succombe, trop péril-
leuse pour ne pas excuser les hardiesses qu'elle fait
entreprendre. Est-il besoin de le dire ? Charron n'y
réussit pas plus que tout autre ; il est vrai que moins
que tout autre il y apporte ce qu'il faut pour réussir.
Sa logique est en façade, une logique de sermon-
naire coupée de divisions et de subdivisions, parse-
mée de définitions et de distinctions qui égarent
l'esprit sans le convaincre. Charron traite un peu
trop chaque point de doctrine comme s'il était isolé
et n'avait pas de lien le rattachant à l'ensemble. Il
se sent surtout à l'aise dans un cadre étroit, grâce
sans doute à ses habitudes d'orateur, là où il peut se
donner carrière sans trop s'éloigner et sans se perdre.
Il n'en est plus de même quand l'horizon s'élargit :
alors les points de repère lui manquent et il ne sait
plus diriger sa marche sans fléchir. Ses ouvrages
ont l'air de dissertations juxtaposées, solides en elles-
mêmes mais insuffisamment reliées entre elles. Soit
erreur, soit calcul, Charron n'apporte pas toujours
dans l'exposé de sa doctrine l'inflexible rigueur qu'on
est en droit d'attendre d'un esprit loyal et convaincu.
CHARRON PHILOSOPHE. 277
Il n'est pas rare de le voir accepter ce qu'il rejetait
ou rejeter ce qu'il acceptait, selon qu'il parle en
philosophe ou en théologien. Les Discours chrétiens,
que Charron réunissait et mettait au jour presque en
même temps qu'il publiait la Sagesse, ont des ten-
dances fort dissemblables. Là, les divergences écla-
tent nettement. Bien que le point de départ soit le
même dans l'un et l'autre cas, — l'incapacité de
l'homme d'arriver par lui-même à la certitude, —
les conclusions sont très éloignées, car, tandis que
Charron raisonne d'une part en philosophe, il argu-
mente de l'autre en théologien. La partie où la fai-
blesse humaine est analysée se trouve être la même
dans les deux livres, sauf quelques différences assez
notables, qui montrent clairement que Charron savait
au besoin reprendre d'une main ce qu'il avait aban-
donné de l'autre, pour sauver sa mise.
Le rapprochement de ces deux livres, la Sagesse
et les Discours chrétiens, écrits à peu près à la même
époque mais dans un esprit très divers, s'impose
donc pour connaître exactement les idées de Charron.
Aussi bien, la comparaison serait fort instructive et
montrerait ((ue sur des points essentiels l'écrivain ne
fut pas toujours d'accord avec lui-même. Disons
seulement que c'est sur une base moins indépen-
dante de la foi religieuse qu'on ne l'a cru com-
munément, que Charron a assis le fondement de sa
sagesse et de sa morale. Car si la parole de Dieu peut
seule donner la foi religieuse, il est |)Ossible d'acqué-
rir par des moyens purement humains la sagesse
philosophi(pie et de déterminer les régies d'une
morale détachée de tout dogme. Là est le mérite le
278 MONTAIGNE ET SES AMIS.
plus nouveau de la Sagesse: elle présenta aux esprits
éclairés de ce temps un système coordonné de conduite
qui fit fortune et qui rendit célèbre le nom de Charron.
A tout prendre, ce système n'est pas trop relevé:
l'indifférence en matière de religion et l'égoïsme en
matière de sentiment, voilà à peu près à quoi il
aboutit. Ce n'était cependant pas un mince mérite
qu'essayer de réconcilier les partis dans une philoso-
phie purement morale et, laissant les discussions sur
le dogme, vouloir que les esprits les plus élevés,
protestants ou catholiques, s'entendissent au moins
pour pratiquer une vertu abordable et large. Ainsi
comprise, la conception de la Sagesse a le tort de ne
s'adresser qu'à une élite; elle n'est pas moins en
progrès sur les mœurs ordinaires du siècle et quicon-
que s'y serait conformé alors eût dépassé en valeur
morale la plupart de ses contemporains.
La première règle que Charron nons propose,
après Montaigne, c'est de nous défendre de rien
affirmer. Suspendons notre jugement et ne prenons
parti pour aucunes des opinions qui partagent le
genre humain. On est mal venu, je le sais, de
prétendre donner, après une semblable déclaration,
un principe solide aux obligations morales. Si l'on
évite d'émettre une proposition positive, de quel
droit essaiera-t-on d'établir l'autorité d'une règle
morale ? Il y a contradiction involontaire à déterminer
et à définir, comme Charron, après avoir tout mis en
doute, une sorte de raison universelle, source de la
certitude et origine des devoirs. Mais aussi, avec de
pareilles dispositions, on évite les écarts de l'intolé-
rance et les exagérations du fanatisme ; on est d'autant
CHARRON PHILOSOPHE. 279
plus accommodant qu'on affirme moins et d'autant
plus pratique qu'on a moins d'illusions sur l'homme,
ses inconséquences et ses faiblesses. La seconde
règle que Charron propose, toujours après Montaigne,
c'est de se tenir libre de toute affection et de tout
attachement un peu vif. « Et pour ce faire, dit-il, le
souverain remède est de se prêter à autrui et de ne
se donner qu'à soi, prendre les affaires en main,
non à cœur, s'en charger et non se les incorporer,
ne s'attacher et mordre qu'à bien peu et se tenir
toujours à soi. » La vertu est ainsi réduite, pour celui
qui la pratique, à des limites étrangement person-
nelles. Sous la plume de Charron, de semblables
propositions prennent même un air de dogmatisme
égoïste qui en augmente la sécheresse. Il est vrai
que, manquant en cela encore une fois à son parti
pris, il détaille avec complaisance les différents
aspects de la vertu, en décrit l'action sociale, vante
la modération des désirs et la sagesse positive et
calme. N'était-ce rien de trouver ainsi, au milieu des
discordes du temps, des esprits qui, en paix avec
eux-mêmes, n'apportaient dans leurs rapports avec
les autres que la pondération, la retenue, l'égoïsme,
si l'on veut, mais un égoïsme qui venait à son heure
alors qu'on s'occupait trop encore des croyances du
voisin? Charron, à cet égard, fut moins complet que
Montaigne et son exemple est parfois en désaccord
avec ses préceptes. C'était assurément un compagnon
moins affable (jue son maître et qu'on n'eût guère
souhaité, suivant l'expression de M""' de Sévigné,
avoir pour voisin de campagne. Le mot (pie Charron
lui-même dit sur son rôle pendant la Ligue semble
i280 MONTAIGNE ET SES AMIS.
bien résumer toute cette existence et pourrait lui servir
d'épigraphe : « J'ai bien appris à mes dépens qu'il est
impossible d'être ému et d'être sage tout ensemble. »
L'exemple de Charron prouve qu'il est tout au moins
fort difficile de mener de front la parole publique et la
méditation solitaire, l'éloquence et l'analyse intime,
et qu'un orateur devient malaisément un philosophe.
La sagesse se prête mal à de tels partages et le calme
acquis ainsi semble toujours troublé, hanté de souve-
nirs étrangers et échauffé de passions mal éteintes.
Le corps de doctrine que Charron présentait de la
sorte au public était donc assez disparate et composé
d'éléments divers. Grâce au talent de composition de
l'auteur, à une faculté réelle d'assimilation et au don
de repenser, pour ainsi dire, ce qu'il empruntait à
ses prédécesseurs, Charron sait cependant donner à
l'ensemble de l'harmonie en même temps que de la
solidité. Le style sobre et grave convient bien à
l'expression d'une prudence si pratique. Charron
couvre son œuvre entière de la même teinte neutre
dont il enveloppe sa propre pensée. Rien de saillant
qui tire l'œil ni dans la conception ni dans l'expres-
sion ; pourtant les observations fines abondent et
l'écrivain trouve alors aisément le tour de phrase
propre à mettre le mieux en relief ce qu'il veut dire.
Esprit solide assurément, mais peu puissant, Charron
est l'image assez fidèle de la science de son temps,
avec ses puérilités et ses aspirations. Comme on en
a très judicieusement fait la remarque, il a l'instinct
de la psychologie et l'on s'aperçoit à le lire que
Descartes n'est pas loin. En cela il diffère formelle-
ment de Montaigne, analyste plus subtil, plus
CHARRON PHILOSOPHE. 281
ingénieux, mais moins méthodique, observateur
avisé, mais fantaisiste, de soi-même et des autres,
recueillant surtout le détail sans esprit de système,
pour obéir à sa curiosité et non au besoin d'ordon-
nancement. Au contraire, la psychologie de Charron
est aussi nette et aussi bien ordonnée qu'elle pouvait
l'être alors. On trouve dans la Sagesse et dans ceux
des Discours chrétiens qui étudient l'homme une
analyse rigoureusement conduite de sa personnalité.
Charron a soin de distinguer les trois facultés
intellectuelles de l'àme : l'entendement, la mémoire
et l'imagination. Il s'efforce même d'édifier sur cette
base une classification des connaissances humaines,
comme Bacon le fera plus tard avec plus de succès.
Mais c'est là une ambition élevée, honorant l'esprit
qui l'a conçue, alors même qu'il n'a réussi qu'impar-
faitement à la réaliser.
Le traité de la Sagesse fut en entier composé à
Cahors et nous savons qu'aucun milieu ne pouvait
être plus favorable à l'éclosion de cette œuvre. Mais
Cahors ne semble pas avoir été pour l'écrivain le
séjour souhaité, où l'on s'installe à demeure avec
l'espoir de s'y fixer jusqu'à la fin. Pourtant il s'y
accommoda du mieux qu'il put : « Je vis ici en grand
repos et joie avec ma nièce, — sans doute Nicole
Callot, qui habitait encore avec son oncle lors du
testament de celui-ci ; — je voudrais bien que vous
fussiez de l'écot », écrit-il à La Rochemaillet, dont
l'existence était au contraire pleine de chagrins
domestiques. Mais ce repos que Charron vante ainsi
à son ami était surtout fait d'égoïsme. Tandis qu'il
vivait de la sorte, il apprend la mort de son frère
282 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Jean Charron, l'imprimeur, « qui fut défunt de la
contagion », comme le dit l'acte de décès ; et, dans
la même semaine, par une coïncidence pitoyable,
trépassait la fille de ce dernier, « défunte de la
même maladie' ». Pierre Charron ne s'en alarme
pas, tant s'en faut ! « L'accident de mon frère et de
sa fille ne m'a guère fâché, écrit-il à son correspon-
dant ordinaire, étant tel qu'il était, il est mieux hors
de ce monde que d'y être. » Et il ajoute, avec une
sécheresse peu séante à un prêtre : « Je voudrais
que ce qui reste des siens fut avec lui. » Il est vrai
qu'il s'écrie : « Mais ce sont désirs vains, puisque
Dieu le veut. »
Au milieu de la préparation de son livre. Charron
songeait même à quitter Cahors et il l'eût fait, n'eût
été la difficulté de colloquer ses bénéfices et les biens
qu'il possédait dans le Midi. Il avait thésaurisé et sa
richesse primitive l'embarrassait maintenant pour se
déplacer. « La plus grande difficulté en mon remue-
ménage, avoue-t-il, est de traîner ou charrier vingt-
cinq- mille livres que j'ai en deniers. » Sans cela.
Charron se fut transporté auprès de La Rochemaillet,
pour lequel il se sentait de plus en plus pris de
sympathie et dont les difficultés de famille le peinaient
un peu. « Je vous suis bien obligé, écrivait Charron
à La Rochemaillet, de Cahors, le 8 mars 1597, de
l'honneur que me faites de m'aimer et désirer que
nous puissions vivre ensemble. Sur quoi, je vous
dirais deux mots : l'un est que je suis en vérité en
1. Jal, Dictionnaire critique de biographie et d'histoire.
Nouvelle édition, 1872, v° Charron.
CHARRON PHILOSOPHE, 283
celle même volonté, encore que je ne me sois tant
déclaré que vous et que je n'en fasse tant de mine,
et me courrouce contre ma fortune et condition de
ce (ju'elle n'y consent pas ; l'autre est qu'ayant hon-
nêtement amassé du bien qui croit tous les jours et
tout ce qui m'appartient étant presque mort, je ne
sais à qui donner et faire part de ce que j'ai. Je
désire un tel homme que vous auquel je puisse me
credere viventem et puis omnia re'inquere. Je désire-
rais que vous fussiez conseiller à Angers ou aliquo
honesto titulo, habitant de là et moi auprès de vous.
Gela soit dit par forme d'ouverture. » Et ce sentiment
n'est pas une boutade passagère. Plus tard, Charron
y revient encore aussi chaleureusement (10 juillet
1399) : « Il n'y a aucun doute ni exception si petite
qu'il n'y ait une entière et parfaite amitié entre nous
deux, car jugeant de vous comme de moi, je m'en
assure. Mais la difficulté est aux moyens de l'exercer,
la jouir et venir aux effets plus souvent. J'y pense
|)lus que vous n'y pensez et peut-être qu'enfin s'y
trouvera quelque remède, s'il plait à Dieu. » Tous
ces beaux projets ne se réalisèrent point. Charron
n'alla point se fixer à Angers où l'appelait l'évèque,
Charles Miron. « Son affection le portait de choisir
l'Anjou, qu'il estimait être le plus beau et le plus
plaisant séjour de France ; toutefois, il fut empêché
d'y demeurer, parce que cette province n'était lors
paisible, ains fort travaillée de la guerre civile, ainsi
que la Bretagne, sa voisine. » Telle est la raison que
La Rochcmaillet en a fourni lui-même. Pourtant, les
troubles étaient apaisés, lorsque Charron exprimait
ses vœux de la sorte ; peut-être craignait-il, sans
284 MONTAIGNE ET SES AMIS.
l'avouer, que le souvenir de ses incartades passées ne
contribuât à rendre son séjour difficile en Anjou.
Quoi qu'il en soit, s'il n'alla pas à Angers, il ne
demeura pas davantage à Cahors. Au moment où la
composition de la Sagesse éiah achevée, le prolecteur
de Charron dans cette ville, l'évéque Antoine d'Ebrard
de Saint-Sulpice, s'affaiblissait de plus en plus. En
proie à de fréquents accès de goutte, il fut emporté
parce mal, le 27 juillet IGOO. Charron perdait en
lui un appui solide, et la prévision de ce fatal événe-
ment le décida sans doute à. abandonner Cahors. Il se
souvint qu'il était depuis longtemps chanoine et
chantre en l'église de Condom où l'appelait un autre
savant prélat. C'est là qu'en définitive il songea à se
fixer.
Auparavant, Charron séjourna à Bordeaux autant
qu'il était nécessaire pour mettre au jour les ouvrages
qu'il se proposait de publier, el, prêchant ou faisant
diligence pour imprimer ses livres, il passa ainsi
quelques-uns des premiers mois de l'année 1600. Le
25 mars de cette année, jour de l'Ascension, il jirit
la parole devant le cardinal de Sourdis, dans l'église
Saint-Seurin de Bordeaux et développa « l'analogie
et rapport qui est entre les deux mystères de
l'Incarnation du fils de Dieu et du Saint-Sacrement. »
Puis, peu près, il reprit ce discours et l'inséra dans
l'un des volumes qu'il préparait. « La dignité du
sujet vous ayant fort agréé, Monseigneur, dit Char-
ron au cardinal de Sourdis, vous me commandâtes
de le mettre par écrit et vous le présenter. » Et
Charron n'était pas homme à laisser passer une
semblable invitation. A ce sermon, il en ajouta sept
CHARRON PHILOSOPHE. 285
autres sur des sujets analogues, composant ainsi un
Octave du Saint-Sacrement, et ne manqua pas de
placer en tête de son ouvrage une dédicace au
prélat qui lui faisait « très bonne chère. » « Je
m'estime heureux, déclarait Charron, de pouvoir par
là témoigner en public que je participe à la joie et
contentement que tous les gens de bien de cette
province ont de votre promotion à la dignité et
prélalure de cardinal et d'archevêque et plus parti-
culièrement la ville de Bordeaux et votre église
métropolitaine où j'ai autrefois eu l'honneur de tenir
rang de chanoine et de maître d'école. »
Mais c'était" un pur oflice de courtoisie auquel
Charron se soumettait d'autant plus volontiers qu'il
savait se ménager les dispensateurs des grâces ecclé-
siastiques. Sa détermination d'habiter désormais
Gondoni était déjcà prise, et, dés le "21 mars, il
l'annonçait cà son ami La Rochemaillet : « Je m'en
vais demeurer à Condom où je suis chanoine et
chantre. * L'évéque Jean du Chemin l'y attirait, en
effet, et venait de lui octroyer de nouveaux bénéfices
dans le chapitre de son église épiscopale. Charron
nous l'apprend lui-même par la dédicace à Jean du
Chemin dont il fit précéder la seconde partie de ses
Discours chrétiens, publiée à la même époque.
« Ayant à vous remercier, dit-il à l'évéque, et rendre
quelque témoignage de reconnaissance de ce qu'il
vous a plu me gratifier de la chanoinie théologale en
votre église (en laquelle je tenais jà depuis quelques
années l'oflice de chantre) pour me convier à y venir
résider, j'ai choisi de plusieurs discours que j'avais
prononcés quelques-uns plus prêts lesquels appar-
286 MONTAIGNE ET SES AMIS.
tiennent au saint mystère de la Rédemption (propre
et péculier de la chrétienté), pour vous les présenter
et mettre au jour sous votre nom, avec ceux du Saint-
Sacrement que je viens d'offrir à M^"" l'illustrissime et
révérendissime cardinal de Sourdis, notre archevê-
que, afin qu'ensemble ils fassent un juste livre. »
Maintenant que cette décision est prise, Charron se
préoccupe de s'installer de son mieux dans sa rési-
dence nouvelle et, dès que le souci de ses livres ne
le retiendra plus à Bordeaux, il s'empressera de
gagner un poste qui lui agrée. « J'achète, écrit-il dès
le 6 mai IGOO, une maison en la ville de Condom, qui
est assez près de Bordeaux, et m'y veux accommoder.
Lieu sain, beau. Mes plaisirs sont dans ma maison :
livres, devis avec mes amis qui me viennent voir, et,
pour ce, j'étudie de rendre ma maison plaisante. »
Charron revient encore, quelques mois après, sur
l'existence qu'il a su se ménager de la sorte. « Nous
sommes ici, écrit- il le 7 février 1601 à La Roche-
maillet, M. Garnier et moi, et vivons en paix et joie.
Plût à Dieu, y fussiez-vous ! Nous vous ferions rire
encore que ne voulussiez pas ; mais vous aimez mieux
voir les royautés et grandeurs du monde, et rire
moins. Celui-là est vanité et celui-ci est substance et
vérité. »
C'est, en effet, par la douceur de vivre en ce
climat facile que Charron semble être pris maintenant.
Son premier biographe ne s'y est pas trompé : « Il
acheta une maison qu'il fit bâtir de neuf et la meubla
de beaux et précieux meubles en intention d'y passer
le cours de sa vie plus joyeusement et gaillardement
et d'éviter à son pouvoir les incommodités que la
CHARRON PHILOSOPHE. 287
vieillesse apporte ordinairement avec soi. » Certes,
Condom était un centre de culture fort vif, comme
l'étaient bien des petites villes, en. ce temps d'activité
intellectuelle. Pourtant il ne pouvait rivaliser avec
Cahors. Autour de l'évèque, Jean du Chemin, poète
et humaniste, rimant et pétrarquisant à ses heures,
se groupaient quelques hommes, dont la société avait
de l'agrément et au premier rang desquels il faut
placer un au(re chanoine du chapitre de Condom,
Gérard-Marie Imbert, poète habile et helléniste dili-
gent. Mais ce n'est pas, semble-t-il, ce commerce
avec des esprits aimables qui charma le plus Charron.
Le célibataire vieillissant devenait surtout sensible
aux commodités, aux agréments de la vie. Et le pays
qu'il habitait maintenant était bien fait pour s'aban-
donner ainsi au repos des sens, à l'existence calme et
facile. Pittoresque, mais non agreste, Condom, assis
sur les rives gracieuses de la Baise, est le centre
d'un terroir fertile et plantureux, d'un paysage
agréable à l'œil, principalement sur les bords de la
petite rivière aux eaux vives et fraîches. Devant cet
horizon apaisant, Charron oublia pour un moment
ce désir d'être ailleurs qui fit souvent changer sa
vie ; il s'y installa avec allégresse et s'y trouva
ensuite assez à sa convenance pour ne pas souhaiter
d'en partir aussitôt. Charron se complaît évidemment
dans cette résidence et, plus tard, quand on lui offrira
de s'en aller, il hésitera et, finalement, préférera
ménager son repos que courir après les aventu-
res. Comme Montaigne, il prend goût à la solitude
paisible et occupée et y trouve des charmes qui le
séduisent ; cependant, à l'enconlre de Montaigne,
288 MONTAIGNE ET SES AMIS.
ce n'est pas la solitude qui l'a conduit à la philoso-
phie, c'est à l'inverse, la philosophie qui le conduit
à la solitude.
Il est vrai que cette solitude, si l'on en croit quel-
ques contemporains, était fort animée et même peu
convenable à un homme de l'àoe et du caractère de
Charron. Le P. Garasse est formel à cet égard ; mais
sa violente animosité contre l'auteur de la Sagesse ne
permet pas d'accepter sans réserve son témoignage.
Selon Garasse, « Charron en chaire et Charron en
écrits sont deux hommes bien différents. » 11 parait
même que Charron se gardait de mettre en pratique
ce qu'il prêchait aux autres. « Charron était ecclé-
siastique, dit encore Garasse, mais grandement dé-
bordé en ses mœurs ; la maison ordinairement pleine
de garçonnaille, et on l'a ouï prêcher publique-
ment qu'il n'y avait ni mal ni offense en tout ce
qui se fait entre quatre rideaux ; Condom et Cahors
retentissent encore de ces blasphèmes. » Et ailleurs,
le révérend père fait application à Charron il'un trait
rapporté par saint Augustin et singulièrement sug-
gestif. « Saint Augustin raconte en quelqu'un ^de ses
sermons, s'écrie Garasse, qu'il y eut un prédicateur
de son temps homme grandement débordé et notam-
ment sujet à l'avarice, lequel, désirant faire un
faux contrat pour attraper une somme d'argent qui
ne lui était pas due, alla trouver un notaire pour le
prier de l'assister de son seing et faire avec lui la faus-
seté ; ce que le notaire ayant refusé de faire, le prédi-
cateur monte sur l'heure même en chaire de vérité ;
il dit d'or, Ut un fort beau sermon auquel il redit et
inculqua souvent : Bene agite, faites bien, soyez
CHARRON PHILOSOPHE. 289
gens de bien, vivez selon Dieu. Et là-dessus saint
Augustin fait une digne réflexion touchant la puis-
sance de la parole de Dieu ; elle est si forte que les
méchants qui la prêchent ne la peuvent démentir. »
Que faut-il croire de tout ceci^ Et dans quelle mesure
faut-il en faire application à Charron ? Par ses rela-
tions, Garasse était fort à même de bien connaître
Charron et son humeur. Il avait vécu assez longtemps
à Bordeaux pour y apprendre à déterminer le carac-
tère exact de celui qu'il détestait tant et quelques
traits de cette peinture s'appliquent au véritable
portrait de Charron. Mais le zèle intempestif qui anime
le jésuite le pousse à de tels écarts de langage et à
de telles exagérations de pensée (ju'il est bien diffi-
cile de prendre au mot tout ce qu'il dit. Garasse
aurait dû se rappeler que l'injure est toujours sans
excuse et que la courtoisie, à défaut de la charité,
réprouve de semblables procédés de discussion ; la
grossièreté de l'expression ne saurait être amoindrie
par la prétention de la faire servir à soutenir le bon
combat.
Quoi qu'il en soit de pareilles accusations, il est
certain que la vie de Charron ne fut pas aussi édi-
fiante que sa qualité de théologal pouvait le faire
supposer. Le futur historien Scipion du Pleix, qui le
connut alors à Condom*, le représente comme un
« homme plus signalé par la pureté de son style que
par celle de sa croyance » et peu digne d'être imité
ni « en ses mœurs, ni en sa doctrine. » L'âge n'avait
1. Le 2 juin 1602, on voit Charron figurer à côté de Scipion
Du Pleix comme administrateur de l'hôpital de Condom.
MONTAIGNE II. 19
290 MONTAIGNE ET SES AMIS.
pas refroidi l'ardeur de Charron et, en chaire, il
perdait parfois le sentiment de la mesure qui aurait
dû présider à ses discours. Un jour même, il se laissa
aller ainsi à des attaques contre les habitants qui
émurent le corps de ville. « En lajurade particulière,
tenue le 11 septembre 1602 par les consuls, disent
les registres ^ où étaient convoqués les jurats, aux-
quels par lesdits sieurs consuls a été remontré que
M. Charron, chanoine théologal en l'église cathé-
drale de cette ville, préchant dimanche dernier,
offensa fort les habitants de ladite ville, sans excepter
personne, les appelant ignorants, bétes et qu'ils
étaient sans foi, et qu'il n'était point prêcheur que
du chapitre, et aurait proféré plusieurs autres propos
indignes. De quoi MM. les officiers du siège présidial
de celte ville sont grandement offensés et désirent
que la ville avec eux poursuive la réparation de ce
que ledit sieur Charron a dit, priant à ladite assem-
blée de leur donner leur avis là-dessus. M. d'Anglade
vieux a dit avoir été présent, lorsque ledit sieur
Charron prêcha, lequel injuria grandement lesdits
habitants desdites injures et autres fort atroces et est
d'avis que lesdits sieurs consuls avec une partie de
MM. les jurats fassent plainte à M. de Condom, afin
d'avoir réparation publique dudit sieur Charron,
comme il a offensé publiquement, et conférer es dits
i. Je dois la communication des extraits concernant cette
affaire à l'obligea née de iM. J. Gardère, bibliothécaire de la
ville de Condom. Voy. aussi Léonce Couture. Trois poètes
condomois du XVI^ siècle, Jean du Chemin, Jean-Paul de
Labeyrie, Gérard-Marie Imhcrt (1877, p. 42) et Revue de
Gascogne, 1895, p. 370.
CHARRON PHILOSOPHE. 291
sieurs officiers de ce que faudra faire en cas où ledit
sieur Charron ne ferait pas ladite réparation,... Sur
quoi, après que tous les susdits en ont opiné, d'une
commune voix et accord, a été arrêté que lesdits
sieurs consuls avec aucuns de MM. les jurais s'en
iront trouver M. de Condom et lui représenteront que
le corps de la ville a dû s'offenser des paroles inju-
rieuses proférées par ledit sieur Charron avec passion,
avec mépris des habitants, et le requérir de faire en
sorte que, dimanche prochain, il monte en chaire et
fasse réparation et satisfaction desdits mots injurieux;
et, où ledit sieur de Condom n'ordonnerait que ledit
Charron fera la susdite réparation, a été arrêté qu'on
en fera informer, ainsi (ju'il en sera avisé par
conseil. »
Les choses n'allèrent pas aussi loin qu'on pouvait
le supposer après cela. Charron était fort agréable
à son évéque, qui, au contraire, entretenait des
rapports assez tendus avec l'autorité municipale de
sa ville épiscopale. Auparavant, Jean du Chemin,
voulant obtenir l'assistance des consuls pour sa visite
des églises, avait dû leur en faire présenter requête
par Charron lui-même et ceux-ci n'avaient pas
apporté trop d'empressement à y donner satisfaction.
C'était souvent, de part et d'autre, un échange de
procédés discourtois ; aussi l'évéque ne se montra-t-il
pas fâché, l'occasion s'offrant, de payer les officiers
municipaux de pareille monnaie. Il répondit par une
demande reronventionnelle, comme on dit au palais,
qui réduisit bientôt les plaignants au silence. On en
trouve la trace huit jours après dans le registre des
délibérations de la jurade. Celle-ci s'étant assemblée
292 MONTAIGNE ET SES AMIS.
le 18 septembre, apprend que l'évéque « a répondu
avoir parlé audit sieur Charron, lequel lui a dit qu'il
n'avait proféré aucune parole pour injurier aucuns,
mais que c'avait été de zèle et d'affection qu'il avait
dit quelques paroles, que la ville se devait contenter
de ce, et d'en avoir d'autre réparation n'en fallait
espérer... Aussi ledit sieur évéque a consigné les
tailles dues pour les biens que M. de Maniban avait en
la juridiction de la présente ville pour l'année passée
et présente et s'est opposé à la main-levée, si l'on
doit poursuivre l'exécution que la ville a fait faire. »
Le moyen réussit pleinement. Le procès-verbal en
fait foi et l'on apprend ainsi que, dans la même
séance, « par la plus grande voix a été arrêté que
pour le fait de M. Cliarron on n'en remuera plus,
qu'on parlera à M. de Condom pour avoir la main-
levée de M. de Maniban. »
Au reste, cet ennui n'était ni le seul ni le plus
grave. Charron allait bientôt être assailli de préoc-
cupations plus pressantes qui devaient accaparer ses
dernières années et hâter sa fin. Le livre de la Sagesse
avait eu du succès ; mais il avait aussi soulevé bien
des critiques. Charron ne l'ignorait pas. « Je sais
que ce livre est diversement piis, écrivait-il le 10
mars 1602 à son confident ordinaire; il y a des
choses un peu hardiment dites ; c'est pourquoi je
l'ai revu et corrigé et, en plusieurs endroits, adouci. »
Dans le premier feu de la composition, il était
échappé à l'auteur quelques propositions téméraires,
des termes hasardés, comme il lui en échappait
parfois dans l'improvisation de ses discours. Lui-
même en convenait et il espérait qu'en faisant
CHARRON PHILOSOPHE. 293
disparaître ces imprudences, tout le monde serait
content. « J'ai tout revu, corrigé, augmenté mon
livre, écrit-il à La Floçhemaillet le 1" octobre 1602 ;
maintenant, s'il n'y a de la malice, on ne trouvera
point de quoi s'offenser. » Charron se trompait en
cela : le dissentiment ne tenait pas à quelques termes
plus ou moins choisis, à quelques affirmations plus
ou moins orthodoxes, mais au principe même du
livre, c'est-à-dire au dessein d'établir une morale
indépendante de toute sanction théologique, de tout
dogme religieux. Le philosophe avait pris soin, il est
vrai, de présenter son système comme une voie
conduisant l'homme au dogme ou tout au moins ne
l'en éloignant pas. Une religion ne saurait accepter
sans une sorte d'amoindrissement, une capitis dinii-
nutio maxima, qu'on détache ainsi d'olle-méme, de
son enseignement, de sa doctrine, la morale tout
entière et qu'on la construise, qu'on l'impose à l'aide
d'arguments purement humains. ^ C'était un malen-
tendu capital entre Charron et ceux qui le combat-
taient ; ni les atténuations, ni les réserves ne le
pouvaient faire disparaître, car il se trouvait à
l'origine même de l'œuvre incriminée ; il faisait le
fond de la pensée de son auteur. Aussi, loin de
s'apaiser avec le temps, les dissentiments ne firent-ils
que s'accroître, à mesure que le catholicisme, après
avoir échappé en France aux attaques des réformés,
reprenait mieux conscience de sa force et devenait
intolérant en devenant incontesté.
*.. Albert Desjardins. Les moralistes français du XVl« siè-
cle, p. 406.
2*4 MONTAIGNE ET SES AMIS.
. [1 ne pouvait que déplaire grandement au catho-
licisme de voir ainsi accepter communément comme
suffisante et efficace une morale basée sur le simple
déisme et échaffaudée par les moyens de la logique
humaine. Là est le secret de l'antipathie contre
Charron, se faisant jour à coté d'un engouement
assurément exagéré. Si l'on ajoute à cela que ce
philosophe était un ecclésiastique, on ne s'étonnera
plus de voir le P. Garasse se plaindre avec tant
d'amerlume « qu'on lut la Sagesse comme un livre
dévot ». Les esprits avaient évolué et l'antinomie
apparaissait maintenant clairement aux yeux des
docteurs (\Tlholiques. Quel(|ues années après l'appa-
rition de la Sagesse, saint François de Sales, loin de
pn'îtendre donner à un nombre restreint de person-
nes d'éliie, ainsi que le voulait Charron, des leçons
d'une philosophie dont le moindre défaut était de se
mettre trop hors d'atteinte du vulgaire, essayait, au
contraire, de montrer combien la vertu était à la
portée de tous et savait prêter à la dévotion tous les
charmes d'une humeur enjouée, les séductions d'un
style souriant et imagé. De ce moment, l'action de
la Sagesse et de Charron est singulièrement amoin-
drie : le christianisme l'emporte définitivement sur
le renouveau de l'esprit païen de la Grèce et de
Rome, sur l'essai de restauration de la philosophie
antique, qui avait inspiré la morale du siècle précé-
dent. Ceci explique encore (jue des esprits indépen-
dants, mais chrétiens, tels, par exemple, que le P.
Mersenne, aient attaqué Cliarron avec violence et
parti pris. C'est le moment où la réputation de
Charron souffro le plus : mal vu des catholiques que
CHARRON PIIILOSOPHK. 295
certaines de ses idées effraient, mal vu aussi des
protestants qui n'ont point oublié ses attaques de
jadis, il est seulement lu et défendu par (juelques
libres intelligences, se tenant volontiers en dehors
des opinions communément admises. La lignée intel-
lectuelle de Charron se confond alors, comme c'était
justice, avec celle de Montaigne ; ce sont Huet, qui a,
sans l'avouer, tant de traits de ressemblance avec
Charron, Ogier, Saint-Évremont, La-Molte-le-Vayer
et Bayle. Il est vrai que ces admirations sont chau-
des, maladroites même, dans leur enthousiasme : tel
Gabriel Naudé qui déclare naïvement Charron supé-
rieur à Socrate, « parce qu'il a le premier réduit en
art les principes de la sagesse elle-même, avec une
méthode, une science, un jugement tout à fait admi-
rables. » Naudé retrouve dans la Sagesse Aristote (?),
Sénèque et Plutarquo et qiKïlciuo chose de plus divin
que dans aucun auteur ancien et moderne !
A force de mettre ainsi intempestivement dans ce
livre tant de prétentions qui n'y étaient pas et qui ne
pouvaient pas y être, on défigurait et l'ouvrage et
l'auteur. Charron devenait suspect aux uns pour
avoir écrit la Sagesse et sympathique aux autres
pour la même raison. Mais tout le monde oubliait,
dans le succès de ce dernier livre, le sens et la porléc
des autres ouvrages de l'écrivain et son ensei-
gnement théologitjue. Charron ne parait pas avoir
nettement soupçonné cette transformation qui s'opé-
rait, et, après avoir amendé sa prose, il se croyait
sincèrement en règle avec l'opposition des mécontents.
« M. do Boulogne — Claude Dormy, évécjue do
Boulogne, qui, séduit par la Sagesse, avait fait des
296 MONTAIGNE ET SES AMIS.
avances à Charron sans le connaître autrement', —
M. de Boulogne el vous, écrit Charron à La Roche-
maillet en parlant de son livre, le pouvez voir et
faire voir, et en obtenir l'approbation de quelques
docteurs, s'il est possible ; mais n'en faut faire bruit,
car quelque malicieux se pourrait susciter qui dégoû-
terait et empêcherait ladite approbation : il y a de la
malice et de l'envie partout. » Le mauvais vouloir
persista, en effet, et si Charron recevait volontiers
quelques approbations privées pour son écrit, il lui
était fort difficile d'en obtenir une officielle de la
Sorbonne, comme il le désirait, «s Je remets toute la
conduite de cette impression au jugement de M. de
Boulogne et au vôtre, écrit-il à ce sujet à La Roche-
maillet. Ces additions et corrections tendent à éclaircir
et fortifier et en quelques lieux adoucir. Aucuns de
mes meilleurs amis de deçà, gens clairvoyants et
nullement pédants, en sont bien édifiés et satisfaits
et sans cela ne le sont pas. Je désire fort une appro-
bation de deux docteurs pour arrêter toute malice,
censure, opposition ou condamnation publique ; car
1. Si l'on en croit L'Estoile, la recommandation de Claude
Dormy ne pouvait pas avoir grand effet. « Sur la fin de ce
mois (juin 1604), lit-on dans les Afémoires-journaux de
Pierre de L'Estoile, t. VIII, p. 160), Tévêque de Boulogne,
accusé d'avoir fait quelques charmes et sorcelleries contre la
vie et état du roi, fut mis prisonnier en la Bastille, avec une
damoiselle nommée Montpelier et sa fille, qu'on disait aussi
s'en mêler. Mais leurs maisons et cabinets fouillés et leurs
papiers inventoriés, on n'y trouva que des poulets d'amour,
qui était la magie que l'évèque et les damoiselles exerçaient ;
tellement qu'à faute de preuve furent, peu après, élargis et
mis dehors ».
CHARRON PHILOSOPHE. 297
les particulières, par écrit ou autrement, je les
dédaii;ne et me seront un passe temps. > Puis, reve-
nant dans un post-scriptum sur le même sujet.
Charron s'en explique encore plus nettement. « Ledit
sieur (de Boulogne) ne sera pas peut-être de cet avis
de mettre aucune addition ou correction à mon livre,
car il me fait assez sentir par sa dernière qu'il ne le
trouve pas bon. D'autre part, je connais qu'il est fort
expédient, pour fermer la bouche aux malicieux,
contenter les simples, faciliter une approbation des
docteurs, de mettre celles que je vous envoie, lesquel-
les, sans rien altérer du sens et de la substance,
servent beaucoup à ces trois fins. C'est pourquoi je
vous veux prier de tenir la main que mesdites addi-
tions et corrections soient insérées en cette seconde
édition, nonobstant l'avis contraire dudit seigneur,
auquel vous pourrez remontrer les raisons susdites,
et nonobstant que je m'en remets à son bon avis et
jugement ; bien consentirai-je que, suivant son avis,
l'on ne mette point en la face du livre ces mots
ordinaires : Revu, corrigé et augmenté. »
Toutes ces concessions demeuraient inutiles. En
vain Charron amendait-il son livre en le revoyant et
s'efforçait- il d'en expliquer la portée véritable dans
une préface nouvelle, la Sorbonne demeurait inflexi-
ble et se refusait à patronner ce traité. « Puisque
l'on ne peut obtenir approbation des docteurs sor-
bonriistes, confesse Charron à La Rochemaillet
(7 avril 1003), je me contenterai fort bien qu'il y
ait approbation de quelque ou quelques prélats, elle
sera encore plus authentique des prélats que des
théologiens, et, au pire pire, le faudra imprimer sans
298 MiJNTAIGNE ET SES AMIS.
approbation. » Mais c'était là une résolution extrême
à laquelle Charron ne pouvait se décider. « Je
voudrais, s'écrie-t-il (27 avril 1603), quand il me
coûterait cinquante écus, qu'il y eut approbation de
deux sorbonnistes en mon livre ; ce n'est pas pour
moi qui n'estime guère tout cela, mais pour autrui. »
Charron serait même déterminé à venir solliciter en
personne ce qui lui tient tant à cœur, mais il se défie
de son humeur bouillante el craint de reculer ses
affaires au lieu de les avancer par quelque démarche
inconsidérée. Il s'en explique avec son ami La
Rochemaillet (Condom, 15 juillet 1603). < Je ne suis
maintenant à Paris ; je vous ai mandé la raison, en
kuiUL'lle je suis encore plus ferme maintenant, ayant
vu par celle de M. de Boulogne les difliculiés, les
bruits et les paroles qui ont été à cause de cette
approbation. Je ne me saurais tenir q>ie je ne fisse le
fou aussi bien qu'eux, encore que ce ne fut si docto-
ralement, par profession et préciput comme eux. Il
me faut laisser passer ce feu, cette tempête, et non en
ma présence souffrir ces affronts. Il me semble que
cette approbation se devait mener, pratiquer et
soigner secrètement et sans bruit, car j'en suis
presque maintenant au désespoir. Ce bruit advenu
les aura effarouchés, échauffés, irrités. Les ani-
maux sauvages se doivent avoir par finesse plutôt
que par force. »
Charron ne put se cunlenir ainsi longtemps: deux
mois après, il se mettait en route pour Paris, espé-
rant sans doute que ses démarches amèneraient le
résultat qu'il souhaitait. D'ailleurs, bien des raisons
l'appelaient à Paris. D'une part, l'évéque de Boulo-
CHARRON PHILOSOPHE. 299
gne, désireux de rapprocher de lui un écrivain dont
il faisait si grand cas, offrait à Charron une chanoinie
théologale dans son église et des avantages accessoi-
res, notamment une maison. De plus, à peu d'inter-
valle de la Sagesse et, pour corriger en partie l'effet
de cette œuvre profane, Charron désirait mettre au
jour de nouveaux Discours chrétiens sur la Divinité,
destinés à rattacher son système philosophique à son
enseignement théologique. L'évéque de Boulogne
poussait même Charron à publier ce dernier livre
avant l'autre, persuadé qu'il aiderait ainsi à l'appro-
bation des docteurs. « Mondit sieur, écrit Charron
(5 août), désire que la Divinité précède la Sagesse,
afin de faciliter son approbation ; ce que je trouve
bon et y consens. Mais cela s'entend de la publication
et n'empêche que la Sagesse, qui est plus prête, ne
se puisse mettre sur la presse la première, car la
Divinité ne s'y peut mettre que je n'y sois présent. »
Mais, s'étant décidé peu après à se rendre à Paris,
Charron change d'avis à l'égard de l'impression de
ses livres. Il recommande de hâter ses Discours
chrétiens et de suspendre au contraire la Sagesse.
« Si le livre de la Sagesse n'est point encore sur la
presse, il le faut arrêter et attendre que je sois là,
car, depuis huit jours, il m'est venu en l'esprit une
transposition de chapitres et une grande addition à
mettre au premier livre qui me consolera du long
délai de l'imprimer ; de quoi il me fâchait. >
Charron se met alors en route et quitte Condom
vers la mi-soptembre 1G03. Lui-même nous a retracé
son voyage dans une lettre qu'il adressait de Poitiers,
le 1" octobre, à son ami La Rochemaillet. « Me voici
300 MONTAIGNE ET SES AMIS.
à Poitiers, grâces à Dieu, plus qu'à demi-chemin de
vous voir. Ne pouvant sitôt arriver que ce porteur à
Paris de trois ou quatre jours (car je n'espère pas y
être avant jeudi 9 octobre), je vous ai bien voulu
écrire ce mot pour vous dire qu'il n'y a plus de
remise ni de doute que je ne vous voie bientôt, s'il
plait à Dieu. Je m'en irai droit à vous pour vous voir,
entretenir, et puis m'habiller et me mettre in habitu
et tonsurd pour puis aller voir M. de Boulogne. Ce
seront deux ou trois jours après mon arrivée que je
ne le verrai point, si ce n'est que vous soyez d'autre
avis, lequel je suivrai en tout et partout, car il faut,
s'il vous plaît, que vous soyez mon tuteur et curateur
tant que je serai à Paris. Il y aura demain quinze
jours que je suis en chemin parti de Condom, ayant
seulement séjourné à Bordeaux trois jours et demi,
et ici deux jours pour attendre le messager. Je parti-
rai d'ici demain : si vous voyez mon dit sieur, vous
le pourrez assurer de ce que dessus. M. le marquis
de Villars, étant ici arrivé hier soir, me vient d'en-
voyer convier pour souper par un gentilhomme,
comme j'écrivais ceci : je ne l'ai point vu, ni lui moi,
que je sache. Le plus humble et serviable ami, com-
père et serviteur, Charron. >
Arrivé à Paris le 9 octobre, ainsi qu'il l'espérait,
Charron « se logea chez un libraire, nommé Pierre
Bertrand, au mont et à la paroisse Saint-Hilaire, à
l'Étoile couronnée, pour être plus proche de Denis
du Val, maître imprimeur, qui devait imprimer, pour
la seconde édition, ses livres de Sagesse. * Un de ses
premiers soins fut d'aller remercier son nouveau pro-
tecteur, Claude Dormy, évêque de Boulogne, de tous
CHARRON PHILOSOPHE. 301
les bons procédés dont il l'avait honoré. Celui-ci
renouvela à Charron l'offre d'une chanoinie théolo-
gale dans son église ; mais Charron ne crut pas devoir
accepter. Le Midi l'avait conquis et le théologal de
Condom ne se souciait pas, même devant les propo-
sitions avantageuses qui lui étaient faites, de quitter
cette région pour les brumes du Nord. « J'accepterais
assez volontiers la théologale qu'il me veut donner,
disait-il à La Rochomaillet, en parlant de l'évéque de
Boulogne, mais l'air, le climat de Boulogne, froid,
humide, obscur, couvert, non seulement est mal
plaisant et triste à mon humeur et naturel, mais mal-
sain, catharreux, rhumatique. Je suis solaire du tout:
le soleil est mon Dieu sensible, comme Dieu est mon
soleil insensible ; par quoi je me crains que je ne
pourrai m'accommoder ni habituer à Boulogne, non
sainement, ni plaisamment, ergô nullement. »
Charron se sentait vieillir, et, bien qu'il ne fut pas
fort avancé en âge, les incommodités commençaient à
l'éprouver. Jusqu'alors, il est vrai, il s'était bien
porté, sanguin seulement et cholérique. La Roche-
maillet nous le dépeint ainsi : « 11 était de médiocre
taille, assez gros et replet ; il avait le visage toujours
liant et gai et l'humeur joviale, le front grand et
large, le nez droit et un peu gros par le bas, les
yeux de couleur perse ou céleste, le teint fort rouge
et sanguin et les cheveux et la baibe tout blancs. »
Son caractère n'était pas plus porté à la mélancolie
que son tempérament à la maladie. « 11 ne se plai-
gnait d'aucune incommodité de la vieillesse, ajoute
La Hochemaillet, lors qu'environ trois semaines
avant de mourir, il sentait parfois en cheminant une
302 MONTAIGNE ET SES AMIS.
douleur dans la poitrine avec une courte haleine qui
le pressait, et cette douleur lui passait sur le champ,
après qu'il avait respiré une bonne fois à son aise et
qu'il s'était un peu reposé. »
C'étaient là les premières atteintes de l'apoplexie
qui devait bientôt après terrasser Charron, car les
préoccupations qui hantaient son esprit firent faire
au mal de terribles progrès. Consulté à ce sujet, le
célèbre médecin Marescot ne s'y était point mépris.
Il avait prédit à Charron que le sang le suffoquerait,
s'il ne prenait la précaution de se faire saigner. C'est
ce qui advint un mois environ après l'arrivée de
Charron à Paris. « Le dimanche 16 novembre 1G03,
nous apprend La Rochemaillet, environ une heure
après midi, étant sorti de sa maison pour aller en
ville, il descendit jusques au bas de la rue Saint-Jean
de Beauvais, et, étant au coin de ladite rue, près
d'entrer dans celle des Noyers, il dit à ses gens qu'il
se trouvait très mal et qu'ils prissent garde à lui, et,
étant soutenu par eux, il tomba sur ses genoux, et,
ayant les mains jointes et levées en haut et la face
tournée vers le ciel, il expira sur-le-champ et rendit
son àme à Dieu, sans aucune apparence de douleur,
étant suffoqué d'une apoplexie de sang, les vaisseaux
d'icelui s'étant tout-à-coup débordés, dont il ne put
être garanti par aucun secours humain. »
Une mort aussi soudaine frappa vivement ceux qui
en furent témoins. Curieux comme il l'était des par-
ticularités anecdotiques, le chroniqueur parisien
Pierre de L'Estoile nous en a conservé quelques-unes
sur cet événement. « Le lendemain, comme on était
près d'enlever le corps, Tévèque do Beauvais passant
CHARRON PHILOSOPHE. 303
par là, l'empéclia et dit qu'il voyait bien (et toutefois
il ne voit goutte) qu'il n'était pas mort. Aussi les
médecins y étant appelés dirent tous d'une voix qu'il
l'était et que c'était une apoplexie qui l'avait suffo-
qué en un instant. Devant ce jugement des médecins,
on faisait courir le bruit, en l'Université, que l'évê-
que de Beauvais avait ressuscité un mort i. » Les
choses allèrent même plus loin que L'Estoile ne le
dit. Le lendemain du décès de Charron, le lundi 17
novembre, le corps du défunt fut apporté à l'église,
suivant un renseignement fourni ailleurs incidem-
ment par La Rochemaillet et confirmé par le P. de
Sainl-Romuald % mais là on trouva que le décès n'était
pas assez rigoureusement démontré et on retira le
cadavre du tombeau. Des signes irréfragables de la
mort étant apparus dès le lendemain, Charron « fut
enterré honorablement et eu belle compagnie en
l'église Saint-Hilaire, le 18 dudit mois de novembre,
au sépulcre où ses père et mère et plusieurs de ses
frères et sœurs et autres parents avaient été aupa-
ravant ensépulturés. Et le jour de ses obsèques, il
eut le visage découvert et fut revêtu d'habits sacerdo-
taux, comme s'il eût été prêt à célébrer le saint
sacrifice de la Messe, et ce suivant son intention et
déclaration qu'il en avait autrefois faite en présence
de ses gens, pourvu qu'il ne parut rien de difforme
en son visage après sa mort ». L'extrait des registres
mortuaires de la paroisse de Saint-Hilaire constatant
\. Pierre do VEsioWe, Mémoires-journaux, t. VIII, p. 107.
2. Le F. de Saint-Romuald. Trésor chronologique. Paris,
vers 1643, in-folio, t. I, p. 714, noie C.
304 MONTAIGNE ET SES AMIS.
ce décès et cette inhumation a été publié par M, Jal i ;
mais il n'y est fait aucune allusion aux circonstances
particulières de cet événement.
La fin de Charron aurait pu, semble-i-il, calmer
l'ardeur des théologiens officiels. Quand il mourut,
trois ou quatre feuilles de la nouvelle édition de la
Sagesse avaient déjà été imprimées. Son ami La Ro-
chemaillet ayant voulu poursuivre ce projet et le
conduire à bonne fin, les empêchements surgirent
aussi nombreux et aussi graves que par le passé.
Mais La Rochemaillet n'était pas homme à se laisser
abattre, et de fait, il les surmonta. « On voulait empê-
cher l'impression, nous dit-il, nommément de ses
livres de Sagesse, et, pour cet effet, on y employa
l'autorité du recteur de l'Université et d'aucuns doc-
teurs de Sorbonne, même de MM. les gens du roi
tant au Parlement qu'au Chàtelet, en outre on y fit
intervenir Simon Millanges, imprimeur à Bordeaux,
pour son intérêt particulier. Il en fut fait plainte en
divers lieux, au Chàtelet, aux Requêtes de l'Hôtel, en
la cour de Parlement et au Privé Conseil, et même
elles vinrent jusqu'aux oreilles du roi. On saisit par
trois diverses fois les feuilles qui en étaient impri-
mées et la minute de l'auteur. » Tout cela fut inutile,
car, en homme prévoyant, La Rochemaillet avait
gardé par devers lui plusieurs copies. « Finalement
MM. les Chancelier et Procureur général du roi les
firent voir (ces livres) à deux docteurs de Sorbonne
qui baillèrent par écrit ce qu'ils trouvèrent à redire
1. Dictionnaire critique de biographie et d'histoire.
Nouvelle édition, 1872, v" Charron.
charron" i'hilosophe. 305
en ces livres, qui ne parlaient que de la sagesse humaine
traitée moralement et philosophiquement. Kt tout fut
mis entre les mains de M. le Président Jeannin, per-
sonnage des plus judicieux et expérimentés de ce
temps, qui les ayant vus et examinés dit haut et clair
que ces livres n'étaient pour le commun, ains qu'il
n'appartenait qu'aux plus forts et relevés esprits d'en
faire jugement et qu'ils étaient vraiment livres d'état ;
et, en ayant fait son rapport au Conseil privé, la
vente d'iceux en fut permise au libraire qui les avait
fait imprimer, et (!Ut entière délivrance et main-levée
de toutes les saisies qui avaient été faites, après qu'on
eut remontré et justifié que ces livres avaient été
corrrgés et augmentés par l'auteur de la première
impression. »
Le traité de la Sagesse put de nouveau circuler
librement, revu et amendé, orné d'un frontispice
allégorique imaginé par Charron lui-même ^ Mais la
\. De la Sagesse, trois livres par Pierre Charron, Parisien,
Docteur es droicls. Seconde édition reveiie et augmentée.
1604. A Paris, cliez David Douceur, libraire juré, rue Sainct
Jacques à l'enseigne du Mercure arresté. In-8 de 10 ff. lim.
et 742 pp., plus 1 f. final non chiffré. Le titre, gravé par Léo-
nard Gaultier, représente la figure allégorique imaginée par
Charron pour expliquer la sagesse ; il est tiré sur une feuille
qui, en se repliant, forme le f. x dont le v" est occupé par un
beau portrait de Charron par le même Léonard Gaultier.
Au dessous, quatrain français de N(icolas) R(apin), P(oitevin).
F. vin v°, cession de son privilège par Charron à David
Douceur auquel il « a fait transport de tout le temps de son
privilège pour s'en servir contre ceux qui y contreviendront,
comme il appert par contrat de ce passé par devant Fardeau
et de Saint- Vaast, notaires au Chatellet, le 20 octobre 1603. »
liONTAIGNB II. 20
306 MONTAIGNE ET SES AMIS.
rancune des théologiens n'avait pas désarmé : la
Sagesse ne continua pas moins à figurer parmi les
livres prohibés par l'autorité ecclésiastique et finale-
ment fut mise à l'Index. Il est vrai que les admirateurs
de Charron, soucieux de posséder sa pensée dans son
intégrité originelle, ne tardèrent pas à suivre, pour
les nombreuses réimpressions de la Sagesse qui se
succédèrent, le texte de la première édition de Bor-
deaux *.
En même temps que la Sagesse, les Discours
chrétiens voyaient le jour, affirmant les sentiments
religieux de leur auteur-. Le volume se composait de
quatre parties dont les deux dernières étaient for-
mées par les discours sur la rédemption et le Saint-
Sacrement précédemment publiés à Bordeaux et dédiés
au cardinal de Sourdis et à Jean du Chemin. Les deux
1. De la Sagesse, trois livres par Pierre Charron, Parisien,
docteur ès-droits. Dernière édition, en laquelle pour le con-
tentement du curieux lecteur a esté adjousté à la fin tout ce
qui pouvait avoir esté retranché aux précédentes impressions,
plus un éloge véritable ou sommaire de la vie de l'autheur,
Texplicalion de la figure qui est au frontispice de ce présent
livre, avec une table des matières principales. Paris, David
Douceur. 1607. In-8, de xvni ff. lim., plus le frontispice et le
portrait, 802 pp. et ix ïï. non chiffrés à la fin pour la table et
le privilège.
2. Discours chrestiens de la divinité, création, rédemption
et octave du Saint-Sacrement, par M' Pierre Charron,
Parisien, docteur théologal, chanoine en l'église de Condom.
Paris, Pierre Bertault. 1604. In-8° de 6 ff. lim. pour la table
et la dédicace à Claude Dormy, 268 pp. (pour les Discours
de la divinité), 188 pp. (création; dédié à Philippe Desportes) ;
356 pp. (Rédemption et Eucharistie); plus 10 ff. de tables
L'achevé d'imprimer, au v" du dernier f., est du 2 avril 1604.
CHARRON PHILOSOPHE. 307
premières parties, an contraire, étaient mises en
lumière pour la première fois et traitaient l'une de la
divinité, l'autre de la création. C'étaient des travaux
fort importants destinés bien évidemment à rattacher
entre elles les opinions philosophiques de Charron et
ses croyances religieuses. Le premier recueil était
dédié à l'évéque de Boulogne et le second à Philippe
Desportes, abbé de Tiron et de Bonport, prélat
aimable et poète élégant, alors à l'apogée de sa répu-
tation et de son influence. Enfin, quelques mois avant
de mourir. Charron avait i^omposé « un petit traité
de Sagesse contenant un sommaire de son livre, et
une apologie et réponse aux plaintes et objections
qu'on faisait contre icelui ». Dévoué jusqu'au bout à
la mémoire de son ami, La Rochemaillet n'estima sa
mission achevée qu'après avoir fait imprimer ce libelle
explicatif, en 1606, chez David le Clerc, et l'avoir
dédié, suivant l'intention de l'auteur, à Achille de
Harlay, premier président du Parlement de Paris*.
De la sorte et grâce à la vigilance d'une affection qui
ne s'était pas démentie un seul instant, Charron se
présentait à la postérité comme il l'avait souhaité et
1. Traité de Sagesse composé par Pierre Charron, Parisien,
docteur es droits, chantre et chanoine théologal de Condom ;
plus quelques discours chrestiens du mesme autheur, qui ont
esté trouves après son deces ; le tout dédié à Monseigneur de
Harlay, premier président. Paris, David Le Clerc, 1600, in-8.
C'est alors que vit le jour pour la première fois, parmi les
Discours chrétiens de cet opuscule, un petit traité de Charron
qui a été réimprimé plusieurs fois séparément et qui a pour
titre : Discours chrestien qu'il n'est permis ni loisible à un
subject, pour quelque cause et raison que ce soit, de se
liguer, bander et rebeller contre son Roy.
308 MONTAIGNE ET SES AMIS.
ses ouvrages pouvaient faire foi de ses véritables
sentiments.
Si la mort avait brusquement terrassé Charron, elle
ne l'avait pas pris au dépourvu. Près de deux ans
auparavant, le 30 janvier 1602, il avait écrit son
testament, qu'il déposait le 18 février entre les mains
d'un notaire, et, « sachant qu'il n'y a rien plus
certain que la mort ni plus incertain que l'heure
d'icelle », il avait procédé à la dévolution de ses
biens ^ Faisant deux parts de son patrimoine, il
laissait celle qui provenait de sa famille à ses héritiers
naturels et ne disposait que des biens qu'il possédait
dans le Midi et qui étaient le fruit de son épargne.
Nous ne saurions mentionner ici tous les legs de
Charron à ses parents, à ses amis, au chapitre, aux
couvents et aux pauvres de Condom. Disons seule-
ment que Charron choisissait, après toutes ces dispo-
sitions, pour héritier universel Thibaud de Camain,
conseiller au Parlement de Bordeaux, « son singulier
ami » et beau-frère de Montaigne. « Je donne, lègue
et laisse, disait expressément Charron, à demoiselle
Léonore de Montaigne, femme du sieur de Camain, la
bonne sœur du feu sieur de Montaigne, chevalier des
ordres du roi, et ma commère, la somme de cinq
cents éous ». Léonore de Montaigne et Charron
avaient, en effet, dû tenir ensemble sur les fonts
baptismaux une jeune bordelaise, fille de Mathieu
Gaillard, bourgeois de Bordeaux, et qui figure elle
aussi parmi les légataires de son parrain. Enfin,
Charron eut, en testant, une inspiration que nous
1. Archives historiques de la Gironde, t. xxiv, p. 229.
CHARRON PHILOSOPHE. 309
rapporterons ici dans les termes mêmes où il l'expose.
« Je donne, lègue et laisse, disait-il, aux pauvres
écoliers et pauvres filles à marier la somme de deux
mille quatre cents écus, laquelle somme sera mise
en bonnes et assurées mains, à raison du denier
douze, par mes héritiers et exécuteurs sous-nommés,
et que la moitié du revenu de ladite somme, qui est
cent écus, soit employée à l'entretènement de trois
ou quatre ou cinq pauvres enfants aux études,
lesquels seront choisis par mesdits héritiers et
exécuteurs et entretenus trois ou quatre ou cinq
années et autant que mesdils héritiers et exécuteurs
trouveront être bon, et à mesure qu'ils en feront
sortir quelqu'un en feront en même temps rentrer un
autre ; et l'autre moitié du revenu, qui est aussi cent
écus, sera employée à marier tous les ans trois ou
quatrc-ou cinq pauvres fdies qui seront aussi choisies
par mesdits héritiers et exécuteurs, et par eux arbitrée
ia part qu'il leur faudra donner considérant leur
nécessité et le parti qu'elles trouveront ».
Cette suprême initiative fut encore fort mal inter-
prétée. Loin de savoir gré à Charron de cette
dernière largesse, le P. Garasse, exprimant sans
doute en cela les sentiments de son ordre, — le
recteur des jésuites de Bordeaux était au nombre des
exécuteurs testamentaires de Charron, — s'écrie
aigrement en appréciant ce legs à des enfants :
< Assurément il le pouvait bien faire, car il en^avait
bien mis au monde et à l'hôpital ; le moins qu'il
pouvait faire était de les tirer de là ».* Celte nouvelle
1. Apologie du P. François Garassus, p. 140.
310 MONTAIGNE ET SES AMIS.
attaque réussit quelque temps, comme avaient réussi
les attaques contre la Sagesse. Aussitôt après la J
liquidation des affaires de Charron, les personnes ■
que celui-ci avait désignées s'étaient assemblées, le
o mars 1604, pour aviser aux moyens d'exécuter
leur mandat. Cette exécution fut assurée tant que
vécut Thibaud de Camain, mais, après la mort de
celui-ci, les fonds ayant été compromis par une
mauvaise gestion de son successeur, les héritiers des
administrateurs primitifs durent s'assembler pour
s'entendre à nouveau et empêcher cette fondation de
s'éteindre. C'est ce qu'ils tirent, le 18 février 1647 ;
imis, le 2~ avril de la même année, les anciens et
les nouveaux administrateurs des fonds légués prirent
entre eux les mesures propres à assurer à l'avenir
l'exécution des volontés du testateur. Les registres
des notaires constatent de 1647 à 1734, c'est-à-dire
pendant une période de 87 ans, que 331 tilles
pauvres, ont reçu sur le legs de Charron des dots
variant de 15 à 150 livres. Quant aux écoliers
pauvres, le registre qui les concerne ne commence
qu'en 1655 et s'arrête en 1711, eir.brassant une
période de 56 ans seulement. La comptabilité en est
encore |)lus mal tenue et on peut constater que les
pensions était fort irrégulièrement réparties. Il résulte
surtout de l'examen de ces registres que les admi-
nistrateurs des fondations de Charron furent très
éloignés d'employer intégralement les sommes léguées
par celui-ci aux usages qu'il leur avait assignés ^
i. Les pièces concernant cette succession ont été publiées
par M. Léo Droiiyn dans les Archives histgriqucs du départe-
ment de la Gironde, t. xviii, pp. 463-472.
CHARRON PHILOSOPHE. 311
Telle que Charron l'avait établie, son institution
pouvait rendre des services qu'elle ne rendit pas.
Soit incurie, soit mauvaise volonté, ses commettants
ne se conformèrent pas à ses intentions. Ce n'est pas
une raison suffisante de frustrer sa mémoire du
témoignage de gratitude auquel elle a droit pour le
bien que Charron avait espéré faire après lui.
i
LIVRE VII
M^LLE DE GOURNAY (1565-1645)
A M. Ph. Tamizev de Larroque,
Correspondant de l'Institut.
LIVRE VII
MELLE DE GOURNAY (1565-1645)
CHAPITRE I"
VIE DE M'"' DE GOURNAY
Aux yeux de la postérité comme à ceux de ses
contemporains, M*"* de Gournay a eu le tort grave
de vivre longtemps et de paraître vieille prématu-
rément, A vrai dire, par ses goûts, ses humeurs,
son langage, la nature de son esprit, elle ne fut
jamais tout à fait de son époque. Si l'on joint à cela
qu'en France, en aucun temps, avant comme après
Molière, on ne se montra tendre pour les femmes
qui affichèrent trop volontiers leur savoir, il ne sera
pas difficile de trouver les véritables causes de l'espè-
ce de ridicule qui s'attacha à elle de son vivant et
que son nom semble encore traîner après lui. On
s'accoutuma de bonne heure à la considérer comme
une radoteuse, parce qu'à l'âge où les audaces sont
de mise, elle se fit résolument le défenseur des tra-
ditions et des souvenirs, et que les ardeurs de sa
jeunesse se manifestèrent seulement dans la vivacité
de la polémique, l'impétuosité de l'attaque ou de la
316
MONTAIGNE ET SES AMIS.
riposte, la chaleur des convictions. Quand on com-
mence dés le début à retarder de la sorte sur ses
contemporains, il est fatal que ce retard s'accentue
en se prolongeant et que le malentendu finisse par
devenir énorme. Du pas que marchait M"^"" de Gour-
nay, elle devait singulièrement rester en arrière et
bientôt elle fit l'effet à tout le monde d'une sorte de
représentant préhistorique des modes et des façons
de jadis, une Sibylle — c'est le mot dont on usait —
attardée à pester contre tout ce qui s'éloignait d'un
idéal immobile. Au surplus, la bizarrerie de son hu-
meur, souvent fantasque, ne servit guère à adoucir les
boutades d'un naturel trop personnel pour n'avoir
pas de défauts et trop franc pour les cacher. Un peu
plus de circonspection eût sans doute fort amélioré
les choses, M*""* de Gournay n'était guère femme à se
contraindre. Elle préféra batailler inutilement, pres-
que seule contre tous, que transiger ou déposer les
armes ; et la lutte dura longtemps, pleine d'escar-
mouches heureuses, viclorieuse parfois sur quelques
points secondaires, mais maladroite dans l'ensemble
des plans de campagne, stérile en dépit de l'entrain
et du courage des passes d'armes. En résumé, qu'y
avait-il au fond de ce différend entre M"" de Gour-
nay et ses contemporains ? Quelles divergences sépa-
raient, au juste, les adversaires ? C'est ce que nous
essaierons de dire, après avoir retracé le plus nette-
ment possible le cours d'une existence aussi longue et
aussi diversement employée que le fut celle de celte
savante fille.
Bien que M''"" de Gournay se complaise, à l'exemple
(Je Montaigne, à donner sur son propre compte des
VIE DK M*"* DE GOURNAY. 317
détails circonstanciés, elle n'a précisé nulle part la
date de sa naissance. On peut cependant déterminer
exactement cette date si, comme le dit une de ses
épitaphes, la docte fille mourut le 13 juillet 1645
« âgée de 79 ans, 9 mois et 7 jours *. Elle était donc
née le 6 octobre loGo et, ainsi qu'on en a fait la
remarque, celle qui devait être plus tard la fille d'al-
liance de Montaigne eût pu parfaitement être sa fille
selon la nature, car c'est le temps où le philosophe
prenait femme et épousait Françoise de La Chassaigne.
Marie de Jars de Gournay vit le jour à Paris, ainsi
qu'elle nous l'apprend elle-même, et fut l'ainée des
enfants de Guillaume de Jars et de Jeanne de Hacque-
ville. Le père tirait son nom et son origine du bourg
de Jars, prés de Sancerre en Berry, et remplit l'office
de trésorier de la maison du roi, en même temps qu'il
avait la capitainerie et le gouvernement des châteaux
de Rémy, Gournay et Moyenneville. « Il y avait eu
des charges beaucoup plus belles, nous dit sa fille,
mais d'autant que c'était par commission seulement,
nous ne nous amuserons point à les noter. La maison
de la mère était noble aussi, mais plus florissante,
toutes deux apparentées et alliées de plusieurs bonnes
et honorables familles en France et toutes deux catho-
liques ». Guillaume de Jars mourut jeune, laissant à
sa veuve six orphelins en bas âge, et les guerres qui
ravagèrent alors le pays vinrent réduire singulière-
ment les ressources de la famille.
Pour vivre moins difficilement, la mère se retira
en Picardie, à Gournay-sur-Aronde, et c'est là, « en
ce lieu reculé des commodités d'apprendre les sciences
par enseignement ni par conférence », que Marie de
318 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Gournay, seule, sans guide et sans maître, commença
son instruction. Au surplus, sa mère ne l'encoura-
geait guère à pareille besogne qu'elle trouvait inutile
et dangereuse ; mais la curiosité d'esprit de la jeune
fille était telle, sa force de volonté si grande que,
dénuée de toutes ressources, elle apprit le latin sans
grammaire, « à des heures pour la plupart dérobées,
confrontant les livres de cette langue traduits en
français contre les originaux ». Grâce à l'énergie de
l'écolière, cette méthode réussit, parait-il, du moins
pour le latin, car, pour le grec, Marie de Gournay
dut renoncer à l'apprendre, bien que quelqu'un lui
en eût montré la grammaire. Elle lut avidement tout
ce qu'elle avait sous la main, sans choix et sans
méthode, et c'est ainsi qu'elle lut les Essais. Le livre
de Montaigne était alors en sa fleur de nouveauté,
plus alerte sinon plus profond qu'il devait être par la
suite, et le succès, bien qu'éclatant, ne l'avait pas
encore rendu populaire. Marie de Gournay le lut par
hasard, et, comme elle était à l'âge des grands enthou-
siasmes, elle fut éblouie par cette philosophie si hardie
et si sensée à la fois, par cette langue colorée, chaude,
captivante par ses images et par ses ressauts. Non
seulement elle mit les Essais « à leur juste prix, trait
fort difficile à faire en tel âge, et en un siècle si peu
suspect de porter de tels fruits, mais elle commença
de désirer la connaissance, communication et bien-
veillance de leur auteur plus que toutes les choses du
monde ; tellement que, sur la fin du terme de deux ou
trois ans qui se passa entre la première vue qu'elle
eut du livre et celle de l'auteur, ayant reçu, comme
elle lui voulait écrire, un faux avis qu'il était mort,
VIE DE M*'" DE GOURNAY. 349
elle en souffrit Uii déplaisir extrême, lui semblant
que toute la gloire, la félicité et l'espérance d'enri-
chissement de son àme étaient fauchées en herbe par
la perle de la conversation et de la société qu'elle
s'était promise d'un tel esprit ». C'est elle-même qui
fait ainsi, trente ans après, le récit de ses appréhen-
sions et la confidence est trop bonne pour ne pas la
reproduire ici intégralement.
Le bruit était heureusement faux. Non seulement
Montaigne vivait, mais il se disposait à venir à Paris
surveiller une nouvelle édition de son livre. Marie de
Gournay apprit la nouvelle avec transport et, comme
elle-même avait suivi sa mère à Paris pour y passer
quelque temps au moment où le philosophe s'y
trouvait, elle ne manqua pas de l'envoyer saluer et
lui fit « déclarer l'estime qu'elle faisait de sa personne
et de son livre ». Montaigne ne pouvait guère
demeurer en arrière d'une semblable démarche. « 11
la vint voir et remercier dés le lendemain, lui présen-
tant l'affection et l'alliance de père à fille : ce qu'elle
reçut avec tant plus d'applaudissement, de ce qu'elle
admira la sympathie fatale du génie de lui et d'elle,
s'étant de sa part promis en son cœur une telle alliance
de lui depuis la première inspection de son livre, et
cela sur la proportion de leurs âges, et l'intention de
leurs âmes et de leurs mœurs. » Ainsi se noua cette
liaison qui devait charmer les dernières années du
philosophe.
Au reste, il ne déplaisait pas à Montaigne que
l'amitié débutât ainsi brusquement. Ne s'était-il pas
donné tout entier, d'un seul coup, à l'affection de
celui qui embellit sa jeunesse et la raffermit ? Mainte-
330 MONTAIGNE ET SES AMIS.
nant que la vieillesse était venue et que la fin
approchait, l'enthousiasme jeune et ardent d'une
admiration mal contenue ne pouvait qu'agréer au
sage qui se voyait disparaître sans trouble sinon sans
regret. Lui-même établissait sans doute dan? son
esprit ([uelque comparaison entre ces deux amitiés
dont l'une avait fait la joie de ses premières années et
dont l'autre devait faire la consolation des dernières.
«Je sais bien, écrivait Montaigne en 1588, songeant à
La Boétie, avant de connaître Marie de Gournay, je
sais bien que je ne laisserai après moi aucun répon-
dant si affectionné de bien loin et entendu en mon
fait comme j'ai été au sien, ni personne à qui je
voulusse pleinement compromettre ma peinture : lui
seul jouissait de ma vraie image et l'emporta ; c'est
pourquoi je me déchiffre moi-même si curieusement ».
Plus tard, cette phrase un peu triste a disparu des
Essais : entre temps, le philosophe avait rencontré
celle qu'il devait nommer sa fille d'alliance et, grâce
à elle sans doute, il se prenait à espérer que son sou-
venir serait mieux défendu qu'il ne l'avait cru un
moment.
Les attentions de Marie de Gournay autant que le
désir de ne pas séjourner outre mesure dans une
ville aussi agitée que l'était alors Paris amenèrent
même Montaigne à Gournay-sur-Âronde, en Picardie,
dans le logis familial de la jeune fille. Là, leur
amitié devint plus intime et plus forte. « Il y séjourna
trois mois, en deux ou trois fois, avec tous les hon-
nêtes accueils que l'on pouvait souhaiter », nous
apprend Estienne Pasquier, et Montaigne lui-même
fait allusion à ce déplacement. En outre, nous avons.
VIE DE M""* DE GOURNAY. 321
grâce à M'"** de Gournay, un écho des entretiens qui
s'échangèrent alors entre elle et son maître. « Vous
entendez bien, mon père, lui mandait-elle de Gournay,
le 26 novembre 1588, en lui adressant le manuscrit
d'une histoire romanesque intitulée le Proumenoir
de M. de Montaigne, vous entendez bien que je nomme
ceci votre Proumenoir parce qu'en nous promenant
ensemble, il n'y a que trois jours, je vous contai
l'histoire qui suit, comme la lecture que nous venions
de faire d'un sujet du même air (c'est des accidents
de l'amour en Plutarque) m'en mit à propos. L'occa-
sion qui m'émut à le coucher maintenant par écrit et
l'envoyer depuis votre partement courir après vous,
c'est afin que vous ayez plus de moyen d'y recon-
naître les fautes de mon style que vous n'eûtes en
mon récit qui passa soudain. » Et la docte fille
s'empresse de saisir l'occasion d'expliquer les senti-
ments qui l'unissent à celui qu'elle a choisi pour
modèle. « Si vous ne m'excusez, vous excuserez mon
âge, la bienveillance que vous me portez lui concé-
dera son pardon si la raison lui refuse. Certes si
quelqu'un s'ébahit de quoi n'étant père et fille que
de titre, cette bienveillance-là qui nous allie ensemble
surpasse néanmoins celle des vrais pères et enfants,
nous lui dirons que la nature s'attribue le sceptre
entre les bétes, mais qu'entre les hommes la rai-
son le doit tenir. C'est pourquoi les affections natu-
relles ont plusieurs fois manqué, les frères se sont
entrefait la guerre, voire les pères et enfants. Mais
la dilection très sainte de Pithias et de Damon, que
la raison avait appariés par le mérite de leur suffi-
sance et de leur vertu, fut inviolable. Il faut entrer
MONTAIGNE II. 21
322 MONTAIGNE ET SES AMIS.
en l'amitié par la porte de la vertu qui veut être bien
assuré de n'en sortir que par celle de la mort. »
Comme on le voit, des idées aussi hautes avaient
de quoi séduire Montaigne, et il s'abandonnait à une
affection qui l'entourait si pleinement, lui et les siens.
« Or je voudrais, continuait sa fille d'alliance, vous
pouvoir aller donner deux ou trois heures de ma
lecture pour vous faire rire moi-même du vrai emploi
que j'ai fait ici de quelques soirées, mais une page
en aura la commission en ma place, afin de vous
garder l'un de ses soirs après souper de travailler
votre àme à des occupations plus sérieuses. Je baise
les mains à madame et madamoiselle de Montaigne,
ma soeur, et à messieurs de La Brousse et de
Mattecoulon, vos frères, et qui me font cet honneur de
se dire les miens — quant à monsieur d'Arsac, je
crois qu'il n'est point avec vous ; — qu'ils ne se
moquent pas de la chétiveté de cet ouvrage, si
monsieur de Mattecoulon ne veut que je me plaigne
de ce qu'il n'a point employé le crédit que sa très
fameuse vaillance lui prête chez Minerve, pour obte-
nir qu'elle me donnât une aussi bonne plume qu'elle
lui donna une bonne épée. Notre père, recevez ici
l'adieu de votre fille glorifiée et béatifiée de ce titre. »
Oui, certes, elle était glorieuse de ce titre, autant,
dit-elle quelque part, « qu'elle le serait d'être mère
des Muses même ». Et, pour joindre à cette liaison
principale d'autres liens plus minces mais plus
nombreux, qui devaient la rattacher à toute cette
famille, elle terminait son livre par une série de
Quatrains sur la maison de Montaigne qui lui
donnent l'apparence d'un Panthéon domestique. On
VIE DE M''"'' DE GOURNAY. 323
y voit figurer la rnère du philosophe, sa femme, sa
fille, M"" de Péguillem, sa parente, M""" de Lestonnac
et de Camain, ses sœurs, ses frères d'Arsac, de La
Brousse et de Mattecoulon, son cousin de Bussaguet,
ses beaux-frères de Pressac, de Lestonnac et de
Camain ; si bien que la savante fille pouvait s'écrier,
en terminant, et s'adresser au très illustre nom de
Montaigne :
0 nom, mon livre tu termines
Et tu le commenças aussi ;
Par le grand Jupiter ainsi
Toute chose commence et fine.
Le nom de Montaigne n'est pas autrement mêlé à
l'histoire dramatique que conte M'"^ de Gournay, si
ce n'est qu'il paraît planer sur tout l'opuscule. C'est
un pur roman, imaginé par JVP"" de Gournay, l'un
des premiers qui aient été écrits en notre langue et
d'où semblent piocéder bien des interminables aven-
tures dont le siècle suivant fut si peu avare. Une
jeune ])rince3se perse, Alinda, s'enfuit avec un jeune
homme qu'elle aime, Léontin, au moment où elle
allait être mariée par sa famille à un roi étranger.
Mais Léontin ne reste pas fidèle à celle dont l'affec-
tion avait tout quitté pour le suivre. Il se laisse fian-
cer, dans le pays où les deux fugitifs s'étaient retirés,
à la sœur du seigneur de Thrace qui leur avait olfert
l'hospitalité et qui était subitement devenu lui-même
amoureux d'Alinda. « Loin de se plaindre d'être
sacrifiée, celle-ci feignit de prêter l'oreille aux solli-
citations d'Othalque — c'est le nom du ïhrace, —
324 MONTAIGNE ET SES AMIS.
qui venait lui renouveler l'offre de sa main. Elle le
flatta même de l'espoir d'un prompt bonheur ; seule-
ment elle réclamait de lui une complaisance : c'était
qu'il donnât l'ordre de luer dans son lit une vieille
servante, dont la langue téméraire, disait-elle, ne
l'avait pas épargnée. Il ne coûtait guère à un Thrace
d'accorder une telle grâce : l'exécution fut comman-
dée pour la nuit prochaine. Cependant une autre
victime s'apprêtait à périr. Après avoir écrit au per-
fide Léontin une lettre touchante qui devait lui
apprendre le lendemain pourquoi elle avait voulu
mourir, elle prit la place de celle qui avait été dési-
gnée aux coups de l'aveugle Othalque. Les satellites
regorgèrent effectivement : puis, s'apercevant de
leur méprise, ils s'enfuirent épouvantés. En ce
moment, le barbare accourait, impatient de savoir le
meurtre accompli, pour en porter à celle qu'il aimait
la première nouvelle ; à la vue de ce corps ensan-
glanté, quelle fut sa stupeur ! Léontin, au même
instant, troublé du message qu'il avait reçu, cherchait
de tous côtés Alinda. Attiré par les cris qui reten-
tissaient autour du cadavre, il se précipite, la recon-
naît, la serre dans ses bras, tente de la réchauffer
contre son sein, et presque aussitôt, lassé de ses
impuissants efforts, il tire son poignard et se punit,
en se perçant le cœur, du crime d'avoir causé ce
trépas. Un tombeau, élevé par les soins du Thrace et
de sa sœur désespérés, réunit les cendres des deux
amants ».
Telle est, en gros, la fable imaginée par M*"* de
Gournay. Par la variété des incidents, par la nature
des péripéties et le romanesque des aventures, elle
VIE DE M*"" DE GOURNAY. 325
était bien faite pour agréer au public, en un temps
où on ne demandait au roman ni la vérité des impres-
sions, ni la justesse des sentiments. Cet opuscule a
pour nous un tout autre avantage. D'aucuns, recher-
chant les origines de ce souci de vérité qui anime
toute la littérature moderne et voulant rattacher
quelque part un genre qui a pris de nos jours un si
grand développement, ont pensé que le père du
roman d'analyse pourrait bien être l'auteur des Essais,
celui qui en se déchiffrant lui-même montra comment
on pouvait mettre à nu les secrètes aspirations du
cœur humain. Montaigne fut-il, comme on l'a dit, le
premier des modernes ? est-ce lui qui, renonçant à
1 imitation trop servile, quoique parfois géniale, de
l'antiquité, donna en échange de l'illusion des chi-
nières l'attrait toujours puissant de la vie présente?
Peut-être. En ce cas, le roman de M''"" de Gournay,
composé sous les yeux du philosophe, sinon avec son
assentiment, doit figurer au début de cette longue
suite et peut montrer l'embryon du genre. Sans
doute, on y trouvera trop d'emphase, trop de rhéto-
rique, les personnages parlent trop, n'agissent et ne
vivent pas assez. On peut également reprocher à
l'auteur de les avoir bâtis tout d'une pièce, sans
indécisions ni défaillances de caractère, tels enfin que
la réalité ne saurait les montrer. Evidemment ce sont
là des défauts qu'on est tenté de reprocher tout parti-
culièrement à IVr"* de Gournay, d'autant qu'elle
s'éloigne fort en cela des leçons du maître analyste
qu'elle avait choisi pour guide. Mais il y a, d'autre
part, un certain feu d'imagination qui n'était pas pour
déplaire à Montaigne, lui qui s'attardait parfois aux
3^6 MONTAIGNE ET SES AMIS.
« livres simplement plaisants », que l'Arioste ravit,
que Rabelais charma et que Cervantes eût séduit sans
doute, s'il avait pu lire son immortel chef-d'œuvre.
A la façon de Montaigne, iP"^ de Gournay coupe son
récit de dissertations et de digressions, mais, outre
qu'elles sont moins variées que dans les Essais, elles
sont là moins en leur place, allongent inutilement le
récit et l'alanguissent par des propos hors de saison.
Ici l'élève se modèle trop sur le maître, mais il con-
vient d'ajouter qu'on ne savait guère se hâter vers
le dénouement et que la jeune romancière avait
tout son temps pour complice de ces longueurs qui
nous fatiguent et qui plaisaient alors.
Bref, si le Pmumenoir de Montaigne est une œuvre
de jeunesse, c'est aussi une œuvre de son époque et,
par ses défauts comme par ses qualités, elle satisfit
les lecteurs contem|iorains. Nous avons pour garants
de son succès les cinq éditions publiées de 1594 à
1607, trois par les soins de l'auteur même et deux
contrefaçons ^ Au surplus, cet accueil assez empressé
ne déplaisait pas à M'"" de Gournay, bien qu'elle
paraisse s'en défendre, lorsque plus tard des préoc-
cupations littéraires plus relevées absorbaient son
esprit. Elle n'a pas manqué de faire figurer cette
histoire romanesque dans tous les volumes de mélan-
1. Le Proumcnoir de M. de Montaigne par sa fille d'al-
liance. Paris, Abel Langelier. 1594 (privilège du 2 mai).
ln-18, dft 107 ff. et I f. blanc final. Autres éditions: Paris.
1.59.3; Cliambéry, 1398 ; Paris, 1607. Voy., à ce sujet, un arti-
cle du D"" Payen. dans le Bullelin du Bibliophile. 1860. p.
1283.
VIE DE M*"^ DE GOURNAY. 327
ges où, sous des titres divers, elle a rassemblé ses
œuvres variées. Elle la fit seulement précéder d'une
introduction aussi intéressante pour l'histoire du
roman en France que pour l'analyse des sentiments
de M"" de Gournay. Lorsque le Proumenoir était
réimprimé ainsi, trente-cinq ans après sa composi-
tion, on en voyait mieux les défauts, qui avaient
toujours été nombreux dans cette œuvre juvénile. On
reprochait celte histoire d'amour à la vieille fille
absorbée maintenant par des travaux de critique
littéraire. Celle-ci se défend en alléguant des exemples
fameux. « L'un des plus austères évéques de noire
temps, M. de Belley, n'a pas fait difficulté d'écrire
plusieurs livres, dignes de lui, sous des histoires et
narrations d'un amour mondain ; ni le Docteur Coeffe-
teau, évéque de Marseille, de faire un abrégé d'Arge-
nis, peu de jours avant son trépas ; ni les églises, de
leur part, ne font pas scrupule de laisser parfois
tendre chez elles des tapisseries où l'histoire d'Hé-
lène, d'OEnone et leurs semblables est représentée. »
La comparaison est jolie et juste : à cette heure où
la rhétorique païenne orne volontiers les livres des
docteurs chrétiens, on imagine aisément les œuvres
d'un Camus ou d'un François de Sales comme des
églises tendues de tapisseries profanes. Mais ce
n'était pas là le seul grief qu'on fit à M"'"' de Gour-
nay : on lui reprochait ses citations, ses allégations
continuelles d'auteurs anciens, ses dissertations
trop longues et hors du sujet. Là-dessus elle se
défend en digne élève de Montaigne, mais elle nous
fait coniiaitre aussi son sentiment sur quehjues
livres alors en faveur. « Toutefois, répartent mes
328 MONTAIGNE ET SES AMIS.
correcteurs, Héliodore n'a point de citations, ni de
digressions ou discours hors de la nécessité du sujet
et s'abstient aussi de ces vers et de ces passages
étrangers que vous souteniez naguères Les Grecs
l'ont suivi, ou environ, je l'avoue ; néanmoins a-t-il
empêché que les Latins, comme on dirait Arbiter et
l'Ane doré, livres que je puis estimer espèces de
romans, n'aient fait bande à part ? Davantage, lui et
eux ont-ils gardé Do7i Quichotte et Argénis de couper
encore chacun leur chemin à travers champs, ou
quelqu'un leur peut-il dénier le caractère de l'excel-
lence ? Quoi plus, la Diayie, autre roman de mérite
singulier pourvu qu'on en rabatte un peu de subtilité
pointue, si j'ai bonne mémoire, a-t-elle voulu que
les vieux ou les nouveaux eussent l'honneur qu'elle
suivit leur train ou leur portât la queue ? Et de même
cette Arcadie, qui vaut mieux que trente couronnes
des Arcades ? Sans nier pourtant qu'il n'y ait quelque
demi-douzaine de traits ou de jugements en Do7i
Quichotte qui ne me plaisent pas du tout et quelque
autre chose, bien que plus rare beaucoup, en cette
illustre Infante de Sicile et je ne sais quoi peut-être
encore en ces autres ouvrages, toutefois ces défauts
ne sont pas du côté que ces livres tracent leur voie
particulière. Mais quelle jalousie des destins sur les
entreprises magnifiques prévint la dernière main que
l'auteur devait à l' Arcadie ? Pour le regard de l'usage
assez fréquent des métaphores, que ces Momes
nouveaux reprennent au Proumenoir et en tous mes
écrits avec lui, je dirai seulement sur une si plaisante
vision qu'ils me font faveur de m'accuser du trop, vu
que j'étais en peine de m'excuser du peu. » M^"" de
VIE DE M*"* DE GOURNAY. 329
Gournay est tout entière dans ce trait final : lorsque
ses contemporains lui reprochent d'abuser d'une
chose, elle estime, elle, de bonne foi, qu'elle n'en
use pas assez. Le malentendu était trop capital pour
qu'il fut possible de s'accorder.
Composé près de quatre ans avant la mort de
Montaigne, le Proumenoir ne vit le jour que plus
d'un an et demi après la mort de celui auquel il
était consacré. — Le privilège est daté du 2 mai 1594.
— L'imprimeur avait soin de prévenir le lecteur
de cet écart : « Il y a quelques années que ce livret
fut envoyé à feu monseigneur de Montaigne par sa
fille d'alliance ; dont ayant été depuis son décès trouvé
parmi ses papiers, messieurs ses parents me l'ont fait
apporter, pource qu'ils l'ont jugé digne d'être mis en
lumière et capable de faire honneur au défunt, s'il
se peut ajouter quelque chose à la gloire d'un si
grand et si divin personnage. » Bien des événements
survinrent entre ces deux dates : la composition de
l'opuscule et son apparition. Les plus importants
furent sans conteste la mort de Montaigne et celle de
la propre mère de Marie de Gournay, décédée vers
1o91. Il semble que toutes les affections de la docte
fille lui manquent ainsi à la fois. Nous reviendrons
plus loin sur la mort de Montaigne. Parlons d'abord
de celle de M"'' de Gournay et de ses conséquences
pour ses enfants. Comme on le sait, la perte de leur
père avait été un coup fort rude pour les six orphelins
qu'il laissait avec do,?, ressoui'ces assez maigres, mais
exemptes de dettes. Au contraire, la mère avait dû
emprunter pour subsister pendant ces périodes de
troubles et aussi j)our faire face à des entreprises
330
MaNTAIGNE ET SES AMIS.
malheureuses. Aussi le patrimoine se trouva-t-il de
ce fait considérablement réduit. La majeure partie
revenait au fils aine qui faisait partie des armées
royales et une autre portion notable était due comme
dot à l'une des filles, mariée, du vivant delà mère, à
un gentilhomme voisin d'Etampes, le sieur de
Bourray. Toutes ces préemptions une fois faites, il ne
resta guère que deux mille quatre cent quelques livres
de revenus pour chacun des mineurs — ils étaient
trois, un garçon et deux filles, — et pour l'aînée de
tous, Marie de Gournay. Celle-ci prit ses cadets sous
sa protection et leur servit de mère. Elle plaça le
garçon comme page du maréchal de Balagny, à
Cambrai, tandis que la maréchale, Renée d'Amboise,
recevait dans son entourage une des filles qui ne
tarda pas à épouser le sieur de La Salle. La maréchale
de Balagny eût même gardé avec elle Marie de
Gournay, pour laquelle elle avait de la sympathie,
mais celle-ci ne voulut pas aliéner son indépendance.
Tandis que son autre sœur entrait en religion, elle
préféra vivre à sa guise, pauvre mais libre, des mai-
gres revenus qui avaient encore été considérablement
réduits par des arrangements plus avantageux pour
ses cohéritiers que pour elle-même et par des procès.
« Ces partages, dit-elle, payements de dettes natu-
relles et renonciation de notre sœur première mariée
s'achevèrent et se peuvent voir aux registres de La
Morlière, notaire, environ l'an ITiOfi, assez tôt après
mon retour du voyage de Guyenne, auquel la femme
et la fille de mon second père me convièrent après
son tiépas, afin d'essayer à nous consoler ensemble
par la présence et la parole et prendre possession de
DE GOURNAY. 331
la part que mutuellement il nous avait donnée à elles
en moi et à moi en elles. f> De nouvelles douleurs
morales venaient s'ajouter ainsi aux embarras pécu-
niaires parmi lesquels la vaillante fille se débattait si
généreusement.
M'"' de Gournay ne connut la mort de Montaigne
qu'assez longtemps après que l'événement se fut
produit. Le 2o avril 1593, elle écrivait de Cambrai
à Juste-Lipse une lettre de laquelle il résulte claire-
ment qu'elle croyait son père d'alliance toujours
vivant, bien qu'elle fut sans nouvelles de lui depuis
six mois, c'est-à-dire depuis qu'il était mort. Le
message qui devait lui annoncer une pareille perte
s'égara en chemin : il alla chercher Marie de Gournay
à Paris, tandis qu'elle était à Cambrai pour y établir
son frère et sa sœur à la cour du maréchal de
Balagny, prince de Cambrai. Mais, lorsqu'elle apprit
ainsi tardivement le coup qui la frappait, sa douleur
fut grande. « Il ne m'a pas duré que quatre ans,
non plus qu'à lui La Boétie, s'écrie-t-elle avec
mélancolie en songeant à ce qu'elle perdait. Serait-ce
que la fortune par pitié des autres hommes eût
limité telles amitiés à ce terme, afin que le mépris
d'une fruition si courte les gardât de s'engager aux
douleurs qu'il faut souffrir de la privation ? » Marie
de Gournay veut connaître aussitôt toutes les cir-
constances du malheur qui l'atteint. Il ne lui suffit
pas que Pierre Eyquem, sieur de La Brousse, lui
transmette le suprême adieu que son frère Michel
a laissé pour elle, ni que la famille du grand mort
lui envoie les Essais revus et augmentés d'une main
vieillissante pour les faire imprimer conformément aux
332 MONTAIGNE ET SES AMIS.
dernières intentions de l'auteur. Pour apprendre
les détails de cette fin mémorable, elle va jusqu'à
Chartres voir Raymond de Montaigne, seigneur de
Bussaguet, conseiller au Parlement de Bordeaux et
cousin germain de Michel, qui remplit diverses
missions auprès du roi Henri IV et devait s'y trou-
ver alors pour ces raisons. Mais Bussaguet n'avait
pas assisté à la mort de son cousin et ne put rien en
dire à Marie de Gournay. Celle-ci dut donc attendre,
pour savoir toutes les circonstances du trépas de
celui qu'elle chérissait de la bouche de ceux qui en
avait été les témoins. Le voyage qu'elle fit en
Guyenne le lui permit bientôt après. Marie de Gour-
nay demeura quinze mois auprès de la femme et de
la fille de Montaigne, mêlant ensemble leur douleur
et leurs larmes. Arrivée à Montaigne dans les derniers
mois de lo9o, elle y séjourna jusqu'à la fin de 1596,
prenant ainsi « entière et mutuelle possession de
1 amitié dont le défunt les avait liées les unes aux
autres ». Auparavant, Marie de Gournay avait publié
son Proumenoir, comme un hommage à Montaigne,
et surtout elle avait donné ses soins à la première
édition posthume des Essais, qui vit le jour en 1595.
Ce n'est pas le lieu de redire le travail minutieux
qu'exigea la préparation de cette édition ni le
moment d'examiner la part qu'y prit Marie de Gour-
nay. Ajoutons seulement que les relations nouées
ainsi entre la famille de Montaigne et sa fille d'alliance
ne se rompirent pas par le départ de celle-ci ; elles
continuèrent par des correspondances surtout avec
Léonor de Montaigne, qui chérissait Marie de Gour-
,jiay « plus que fraternellement et avait conçu
VIE DE M' ' DE GOURNAY. 333
, quelque amour des Muses et de leurs vertus ». Quoi
qu'en dise M*"* de Gournay, cet amour ne dut jamais
être bien fervent, si on en juge par le peu de souci
que l'héritière de Montaigne prit de garder pour elle
les livres que son père posséda. Mais M*"* de
Gournay est si ardente dans ses prédilections, qu'elle
n'hésite guère à prêter aux autres une part de ses
propres sentiments.
L'enthousiasme avec lequel Marie de Gournay
s'attacha à Montaigne, la soudaineté, l'impétuosité de
cette affection ont assurément de quoi surprendre
beaucoup et on ne manque pas de s'étonner qu'une
œuvre aussi tempérée que les Essais ait pu enflam-
mer de la sorte l'imagination d'une jeune fille, peu
faite assurément pour en mesurer toute la portée.
D'ordinaire, c'est sur les gens d'âge que la pensée de
Montaigne a le plus d'action, une action pénétrante,
mais discrète : on aime à savourer les Essais quand
on s'engage « dans les avenues de la vieillesse », et
leur sagesse souriante et modérée ravit alors l'enten-
dement. Mais on ne s'attendait guère qu'un langage
si mesuré, une philosophie si détachée, put entraîner
si vite et si loin l'imagination d'une fille d'une ving-
taine d'années. Peut-être a-t-on cru qu'en rapportant
les origines de sa liaison avec Montaigne M*"'" de Gour-
nay en avait exagéré la brusquerie. Je crois qu'il n'en
est rien. Nous l'avons déjà vu : même alors que la
générosité de son instinct la poussait le plus de l'avant
— et il en fut toujours ainsi, peu ou prou, — Marie
de Gournay garda de fortes tendresses pour le passé
et on peut dire sans ironie qu'elle le révérait d'autant
plus qu'elle le comprenait moins. D'ailleurs, nous
334 MONTAIGNE ET SES AMIS.
avons pour terme de comparaison, en ceci, une autre
liaison intellectuelle qui se noua aussi rapidement,
bien qu'elle ne fut jamais si intime, et dont nous
connaissons parfaitement les débuts. Ce sont les
rapports d'amitié avec Juste Lipse, auxquels il a été
fait allusion auparavant.
D'elle-même, sans le connaître, Marie de Gournay
écrivit à Juste Lipse, alors en pleine renommée, une
lettre qui surprit agréablement l'humaniste par son
ton délibéré d'admiration. Celui-ci y répondit, au
mois d'octobre 1589, et son épitre, qui nous est par-
venue, essaie manifestement de se mettre à la hauteur
de l'enthousiasme provoqué. « Qui es-tu toi qui
m'écris de la sorte? demandait Lipse dans ce latin à
la fois concis et brillant dont il était coutumier. Une
fille ? A peine parviens-tu à en convaincre. Est-il
possible que ce sexe, et en ce siècle-ci, possède, je ne
dirai pas ces lectures et cet esprit, mais bien cette
sagesse et ce jugement? Tu m'as ému, ô jeune fille,
et je ne sais si je me suis réjoui pour notre siècle ou
si j'ai été peiné pour notre sexe. Tu veux t'élever
jusqu'à nous, ou plutôt t'élever au dessus de nous.
Qu'il en soit ainsi, avec la faveur de Dieu et celle des
hommes, et certes avec la mienne aussi. Je t'aime
sans te connaître, d'une affection dont je ne suis pas
prodigue, et je t'admire. Quel jour pour moi que celui
où je pourrai te connaître de plus près ! Je ne dirai
pas plus parfaitement, tant il me semble te connaître
assez d'après quelques-uns de tes écrits, ou même
sans le secours de tes écrits. Eh quoi ? ne pourrais-je
pas te juger toi-même sur le seul jugement que tu as
porté de ce grand homme (Montaigne) ? Cela n'arrive
VIE DE M*"" DE GOURNAY. 335
qu'à celui ou à celle — tu nous forces à cette réserve,
— qui est lui-même vraiment grand. De même qu'une
àme conçoit seule une àme, un sage peut seul conce-
voir un sage. Quant à toi, aies courage et maintiens-
toi dans cette marche vers la Vertu et la Sagesse,
comme aussi dans ce jugement que tu redoutes en
vain de me voir modifier. Je le porterais tel si tu ne
l'avais déjà porté et je le désirerais plus développé
encore ; ou plutôt non, je ne le voudrais pas, tant tu
l'as expliqué toi-même de façon courtoise et savante.
Plaise à Dieu que souvent je sois compris d'un esprit
semblable au tien et que je parle un pareil langage.
Ne me demande donc plus ce que je veux y changer :
cela seulement, ta demande, ou bien aussi ce que
tu dis du lustre que je donne, selon toi, aux langues
grecque et latine. Pour le latin, je le possède en
partie ; mais retranche le grec. Je parle ingénument
à une femme ingénue. Ce que j'entends au grec ne
dépasse guère ce qu'on entend d'ordinaire, et cela
me suffit puisque j'en tire ce qui me sert pour l'usage
de mon esprit ou pour mes ouvrages. Mais toi,
écoute sérieusement ce qu'il va maintenant te falloir
réparer. Tu as eu tort de ne pas m'envoyer un plus
long fragment de ton livre. Pourquoi ? Si tu n'as pas
osé, pourquoi n'as-tu pas mis au moins l'argument
et l'analyse ? Car je suis curieux de savoir ce que,
par un prodige nouveau, va enfanter une vierge. J'ai
écrit, il y a un mois, à Michel de Montaigne, mon
ami, que tu appelles ton père. Je lui ai adressé ma
lettre par la voie d'Anvers et j'espère qu'il l'a reçue.
Dieu veuille que tu reçoives également celle-ci et que
tu y trouves le souffle de mon affection. Adieu, adieu.
336 MONTAIGNE ET SES AMIS.
toi qui seras, si tu vis, la véritable Théano de notre
siècle.^ »
C'était une bonne fortune que correspondre avec
Juste Lipse, car on pense bien que toute cette latinité
précieuse et contournée ne pouvait pas demeurer
lettres closes pour le public. Lipse n'oubliait pas de
se tenir en règle avec la postérité et il faisait impri-
mer lui-même ses épitres par séries de cent.
Précisément, l'année suivante, il allait en paraître
une nouvelle centurie et la réponse à Marie de
Gournay ne manqua pas d'y trouver place, à côté
des lettres adressées à Montaigne. C'était la première
fois que la jeune fille se voyait ainsi publiquement
louée et on imagine aisément l'effet que dut produire
sur elle l'opinion d'un homme aussi renommé. Elle
se garda bien de ne pas donner suite à un pareil
début et il en résulta un commerce épistolaire dont
nous avons gardé quelques échantillons. Répondant
à son tour à Juste Lipse, Marie de Gournay fait
assaut avec lui de concetti et de délicatesse préten-
tieuse ; elle s'efforce bien visiblement de mettre sa
prose française à la hauteur d'un latin si maniéré.
Ne nous étonnons donc pas outre mesure de la
rhétorique ampoulée qui s'épanouit pleinement dans
la longue lettre ci-dessous, écrite quatre ans plus
tard, à Cambrai, alors que Marie de Gournay s'y
trouvait pour les motifs que nous savons.
« Monsieur, je viens d'être avisée tout à cette heure
que nous n'étions qu'à deux journées l'un de l'autre,
1. Justi Lipsii Epistolarum centuria secunda. Lugduni
Batavorum, 1590, in-4, lettre 60.
i
VIE DE M^"*" DE GOURNAY. 337
au lieu que je vous estimais éloigné de plus de cent
lieues. J'en ai remercié la fortune, et si ai pensé
qu'elle balançait encore à donner la balotte noire
contre moi, puisqu'elle me maintenait en si bon et
si heureux voisinage : jaçoit que j'eusse ci-devant cru
qu'elle l'eût jà donnée du tout par deux ou trois arti-
cles de ses défaveurs. Vous jugerez combien les trois
ensemble peuvent peser, puisque l'absence de mon
père n'est comptée que pour un. Si vous connaissez
que j'aie une àme capable de quelque chose de bon,
vous ne doutez pas combien les tempêtes enragées de
notre pays et cet éloignement imaginé m'ont fait de
déplaisir en m'empéchant de vous rendre grâces à
point des lettres que vous m'écrivîtes, il y a plus de
quatre ans dés Noël passé. Je ne dis pas cela pour
ce que j'ai omis ce devoir, mais d'autant que je me
doute que vous n'aurez pas reçu celle que je vous
envoyai pour réponse par la voie de Sonnius* avec
un petit traité de l'alliance de mon père et de moi.
J'ai vu depuis ces lettres imprimées parmi votre
nouvelle centurie. Personne ne sait mieux que moi
à combien de nouveaux remerciements vous m'obli-
giez par là, mais j'ai été contrainte d'en demeurer
ingrate jusqu'ici, pensant n'avoir plus nul moyen de
vous aborder puisque le même Sonnius, recherché
plusieurs fois auparavant, m'avait mandé que le
commerce était du tout rompu. Je dirai donc que les
petits donnent les petites choses, et les grands dépar-
tent les grandes ; c'est pourquoi vous n'avez pas
1. Sans doute l'imprimeur et libraire parisien Michel Son-
nius.
MONTAIGNE II. 22
338 MONTAIGNE ET SES AMIS.
pensé qu'un présent fut digne de votre main s'il ne
portait quant et lui la gloire et l'immortalité. Dieu
m'a dénié ces grands mérites que vous m'attribuez :
mais il n'a pas pourtant pensé me laisser pauvre, me
donnant votre bonne grâce en compensation ; s'il lui
plaît un jour que ma jeunesse réussisse à quelque
succès, je confesserai tenir de vos louanges le cou-
rage qui m'y aura tait arriver. C'est par vous qu'on
me connaît et m'estime parmi les patriotes et les
étrangers, et si n'ai point de qualités en moi qui me
puissent faire mériter cela, si ce n'est l'estime que je
sais faire de vous. Quand me rendrai-je digne de vos
témoignages ? Certes le désespéré malheur de ce
temps s'oppose trop à la progression de mon âme
novice, s'opiniàtrant à la priver de la très heureuse
et salutaire présence de mon père, dont je ne fus
jamais en possession que deux ou trois mois seule-
ment. Misérable orphelinage ! si faut-il que je te
chasse à quelque prix que ce soit. Fut-il jamais un
malheur pareil au mien ? Il dédaignerait de s'amuser
à m'ôter si peu de choses que mes biens et le repos
public et particulier, s'il ne m'arrachait aussi (détour-
nant ce personnage de moi) les parcelles du seul
avantage ([ue Dieu se soit réservé par dessus les
hommes, la sagesse et l'entendement. Dieu nous
enseigne assez de combien cette mienne perte est plus
grande que ne serait celle d'un état ou d'une cou-
ronne à celui qu'on en dépouillerait, quand il préfère
de si loin l'intelligence à l'empire que d'estimer la
sapience digne de lui et les hommes dignes de la
monarchie. Outre cet inconvénient, je ne dis point à
un Lipsius ni au protecteur des Essais combien il est
VIE DE m'^'" de gournay. 339
grief d'être privée depuis tantôt cinq ans d'un tel ami,
et encore pour une âme si tendre et si pathétique que
la mienne ! Combien coùterait-îl de reserrer si lon-
guement tant de choses qui ne sont propres qu'à
l'oreille d'un ami, tant de conceptions à communi-
quer qui ne sont que de la capacité de celui-là (le
déplaisir de les réprimer n'est guère moindre que
celui d'une femme grosse que l'on contraindrait par
force de retenir l'enfant outre son terme , tant de
conseils à recevoir, tant de consolations, de discours
et de remontrances ? Enfin, celui qui peut porter en
patience l'absence d'un parfait ami, je trouve qu'il
est ou une béte ou un dieu. De ma part, il ne m'est
pas possible d'en connaître la présence et d'en patien-
ter l'absence : et combien moins, je vous prie, étant
en tel âge où je ne le puis perdre un an (moi misé-
rable) que je ne le perde peut-être la moitié de ce
qui lui reste à vivre ! Pardonnez-moi ces ennuyeux
discours ; je les vais laisser, pour vous prier de me
dire ce que vous avez jugé des derniers Essais. Je
voudrais qu'ils se fussent rendus plus clairs en quel-
ques lieux et qu'en quelques autres ils n'eussent pas
dit si brusquement des choses de dangereuse inter-
prétation si elles ne sont à plein éclaircies. J'enteniis
bien qu'ils se sont contentés de l'intelligence des
sages seulement, et ne les puis accuser d'avoir méprisé
celle des ignorants, puisqu'aussi bien ne les peut on
servir sans se faire tort. Mais il fallait avoir égard aux
esprits qui ont la volonté bonne et les forces médio-
cres. Ce livre n'est pas l'entretien des apprentis : il
s'appelle la leçon des maîtres. C'est le bréviaire des
demi-dieux, le contre-poison d'erreur, le hors-de-
340 MONTAIGNE ET SES AMIS.
page des âmes, la résarreciion de la vérité, l'hellé-
bore du sens humain et l'esprit de la raison. Ces
grands écrits de l'antiquité sont les plus beaux par
où ils lui ressemblent le plus ; mais le dernier tome
est la consommation et la perfection des deux pre-
miers. Au surplus, c'est un vin qui s'amende en
vieillissant. Je l'ai trouvé meilleur le quatrième an
que le premier jour, et ne l'ai pas si bien goûté au
boire comme au déboire. Changeant de propos, si
vous croyez que j'ai la capacité de vous connaître,
vous croirez aussi que j'ai le désir de vous voir, et
vous assure que si j'en puis attraper l'occasion, je
m'efforcerai de vous aller visiter et peut-être cet été.
Mon Dieu, combien est désirable la présence d'un
homme qui entend et qui juge ce que les autres
n'entendent ni ne jugent point ! Je préoccupe déjà ce
plaisir par mes lettres, vous disant tant de choses
qui me soulagent en les poussant dehors et néan-
moins ne peuvent être reçues avec pertinence par-
faite ailleurs que chez vous. Je sais bien, outre tout
cela, que je ne vous pourrai jamais aller voir que je
n'en revienne plus sage. Mais gardez cependant votre
santé, je vous supplie, comme le trésor de vos amis.
Que je sache aussi s'il y a longtemps que vous n'eûtes
des lettres de mon père ; il y a bien six mois que je
n'en reçus. S'elles tardent plus guère à venir, j'y
manderai messager exprès. Quant à vous, les meilleu-
res nouvelles que vous me puissiez mander par le
premier, c'est que vous vous portez bien et que vous
m'aimez. Ne craignez point, comme vous faisiez par
vos premières lettres, que je vous publie illustrateur
des lettres grecques, le livret où je disais cela ne
•
VIE DE M*"'' DE GOURNAY. 341
peut jamais se laisser voir au monde qu'il n'ait passé
par votre correction ; et pour ce que vous m'en
demandiez le titre, je vous écrivais par celle dont je
présage la perte, que c'était un traité sur les Essais.
Je vous envoie des vers qui sont faits il y a quatre
ans ; à l'aventure que je m'acquitterais à cette heure
avec plus d'ordre d'un tel dessein si je l'entreprenais,
j'entends, pourvu que je n'eusse pas l'esprit miné de
souci comme je l'ai. Faites moi ce bien de me mander
sincèrement si ces poèmes seraient dignes de voir le
jour, avec quelques autres, leurs frères, dont on
pourrait composer un petit livret. Je vous conjure de
n'y épargner point les ratures, si vous m'aimez. Vous
y verrez des inventions toutes miennes, car je n'aime
guère l'emprunt. Que s'il advient qu'ils soient du
tout méprisés de vous, ne laissez pas pour cela de
demeurer en bonne opinion de moi, car mon gibier
n'est pas la poésie ; je poursuis qtielque chose de
j)lus solide et les vers ne sont pas mon ouvrage, ils
sont seulement mon jouet. Vous en verrez deux feuil-
les. Vous adresserez votre réponse chez Simon Caulier,
à Douai, pour être baillée à son disciple Romain du
Feu. Adieu, monsieur; je suis trop heureuse si vous
m'aimez autant que je vous aime et honore ' ».
Par cette épitre, longue et un peu embrouillée,
Marie de Gournay se rattrape amplement de ses
(pialre ans de silence. Si nous l'avons, malgré tout,
reproduite en entier, c'est qu'elle est la preuve
irrécusable des sentiments enthousiastes et confus
1. De Cambrai, le 2.ï avril' lo9o. Publiée par lo D"" Payen
dans le Bulletin du bibliophile, 1862, p. 1296.
342 MONTAIGNE ET SES AMIS.
qui agitaient la jeune fille du vivant de Montaigne,
— ou, du moins, tant qu'elle croyait Montaigne
vivant, car il n'était plus alors qu'elle parlait de la
sorte, mais elle ignorait encore cet événement. —
Il n'est pas inutile de connaître avec certitude le
véritable état d'esprit de quelqu'un qui allait devenir
l'éditeur des Essais. A cet égard, la correspondance
avec Juste Lipse est particulièrement instructive
parce qu'elle éclaire fort à propos l'àme de Marie de
Gournay. Mais l'humaniste avait sur celle-ci un
avantage incontestable : si sa prose est maniérée, du
moins elle est concise, serrée parfois jusqu'à être
presque inextricable. La lettre dont la tiaduction
suit, écrite en réponse à la précédente, est encore
une preuve de la réserve de Lipse, car il se garde
d'imiter le bavardage de sa correspondante et de la
satisfaire sur toutes les questions, sachant trop sans
doute combien il est dangereux de donner un avis
aux auteurs qui le sollicitent. « J'ai reçu et lu tes
lettres avec contentement, ô noble jeune fille. Eh
quoi ! sommes-nous si rapprochés l'un de l'autre ?
Je brûle de te voir et de te parler, et je ne désespère
pas que cela ne puisse se faire cet été même, si je
vais à Douai ou en quelque autre lieu du voisinage.
Maintenant, à la vérité, je songerais à me rendre
aux eaux de Spa pour essayer d'y rétablir ma
santé. Cette santé est, en effet, chancelante, 6 jeune
fille, mais mon esprit est toujours allègre, quoique
parfois une humeur noire et fuligineuse l'enveloppe
lui aussi comme d'un brouillard. Tu peux m'en
croire : s'il n'accomplit pas toujours son devoir, il
s'en rend compte; mais il le voudrait et ne le peut
VIE DE M*"* DE GOURNAY. 343
pas. D'ailleurs, qu'y faire ? nous sommes de faibles
hommes, espèce privilégiée pourtant et d'origine
céleste, mais enchaînée à la terre. Heureux ceux
qui l'ont quittée et en sont affranchis ! Ton père
d'alliance est de ceux là. Je te l'apprends, si tu
l'ignores, je te le confirme, si tu le sais : il n'est plus.
Que dis-je ? Il nous a quittés, ce grand Montaigne ;
il est monté vers les cimes éthérées de là-haut. On
me l'a écrit de Bordeaux et, comme ^ta dernière
lettre est de date ancienne, je suppose que toi aussi
tu souffres déjà de cette perte douloureuse. Mais
pourquoi regarder cette fin comme un malheur ?
Lui-même sourirait de nous, s'il nous voyait lamenter.
J'imagine qu'il a accueilli la mort avec enjouement,
et qu'il en a triomphé même alors qu'elle semblait le
vaincre. Il s'en est allé ; nous nous en irons à notre
tour ! Pourquoi ne le souhaiterions-nous pas, d'ail-
leurs, au milieu de toutes ces calamités publiques et
privées ? Votre France est ravagée par les dissen-
sions ; notre Belgitjue est aux abois. Rien surtout
n'est plus désolé que la contrée où je me trouve.
Mon àme supporte tout cela, si ce n'est que par
instants je suis abattu par la maladie, contre l'opi-
niâtreté de laquelle aucune force de l'esprit ou de la
sagesse ne saurait résister. Quand je dis que je
supporte tout cola, je ne me sens pas vaincu et
je ne change pas mes convictions ; mais mon àme
est ébranlée dans ses devoirs et elle ne se montre pas
aussi ferme qu'elle le pourrait. Je crains fort que lu
ne voies, si tu me vois, non pas le vieux Lipse, mais
son ombre. Pourtant comme le soleil perce parfois
lés nuages, de mémo brille par instants en moi un
344 MONTAIGNE ET SES AMIS.
feu plus éclatant. C'est assez pour aujourd'hui. Je
t'aime, ô jeune fille, mais comme j'aime la sagesse,
chastement. Fais de même à mon égard et, puisque
celui que tu nommais ton père n'est plus de ce
monde, regarde moi comme ton frère ^ ».
Lorsque, trois ans après, Marie de Gournay écrivit
de nouveau à Juste Lipse, elle se trouvait à Montai-
gne auprès de sa famille d'alliance et était devenue,
entre temps, l'éditeur des Essais. Ces circonstances
diverses ranimaient sa douleur de la perte de Montai-
gne et elle s'épanche dans les lignes suivantes aussi
tumultueusement qu'elle eût pu le faire au premier
jour. Mais on trouve encore, au milieu de ces plaintes
verbeuses, la véritable expression des sentiments
divers quiagitentl'ardente fille. « Monsieur, écrit-elle,
coïiime les autres méconnaissent à cette heure mon
visage, je crains que vous méconnaissiez mon style,
tant ce malheur de la perte de mon père m'a trans-
formée entièrement ! J'étais sa fille, je suis son sépul-
cre ; j'étais son second être, je suis ses cendres. Lui
perdu, rien ne m'est resté ni de moi-même ni de
la vie, sauf justement ce que la fortune a jugé qu'il
en fallait réserver pour y attacher le sentiment de mon
mal. Quel bienheureux eût jamais tant à jouir que
j'ai à plaindre ? Quelle espèce de misère échangée à
la mienne ne me serait guérison ? Je ne sais si je dois
demander pardon de mon impatience, mais je sais
bien que nul ne peut avoir bonne grâce à me le
refuser puisque nul ne peut montrer qu'il ait fait
1. A Louvain. le 23 mai 1593. Epistolarum selectarum
ccnturia I", ad Belgas, ep. 15.
VIE DE m'"' de gournay. 345
preuve de constance en une calamité de pareil poids,
la mienne étant sans pair. Où est cependant la raison ?
c'est elle-même que je plains morte : je n'avais de la
raison que par où j'aimais si dignement. Vous, que
votre précellence oblige, ce me semble, à me chérir
fraternellement, comme fraternellement je vous
chéris, souffrez (jue je vous fasse pitié de mon désas-
tre et pitié de ce qu'alors qu'il m'accabla la fortune
s'opiniàtra pour me refuser votre assistance et conso-
lation, s'opposant à l'effort que je fis de m'acheminer
vers vous exprès, afin de les aller chercher. Que
vous eussè-je dit? Mes plaintes, à la vérité, ne
pouvaient être bien opportunément reçues que de
vous, plus capable que tous de juger combien elles
étaient légitimes. Mais enfin vouliez-vous que Dieu
rendit un homme immortel ? Je le suppliais de
m'appeler la première, ou pour le moins qu'il ne fut
pas cause que chacun estimât désormais inutile la
piété, refusant à la plus ardente qui fut oncques et
aux plus dévotieuses |)rières cette seule petite faveur,
que je le revisse au moins une pauvre fois après
avoir été quatre ans absente, plutôt de ma vie que de
lui. Tantale et Prométhée ne sont pas malheureux,
puisqu'ils ne savent que c'est de rencontrer le sépul-
cre de personne si aimée, si amie et telle que
l'accueil d'un retour s'en (Hait si longuement attendu.
Or, Dieu veuille que vous puissiez bientôt venir
vous-même recueillir mes doléances à Paris, appelé
comme on dit (|u'il se va faire par la voix do la
République, amoureuse de votre valeur. Si vous
venez, je sais que j)ersonn6 du monde n'en aura tant
d'aise que moi. Je crois plutôt que force gens en
346 MONTAIGNE ET SES AMIS.
seront marris, parce qu'ils craignent autant d'être
offusqués de votre lumière que je souhaite d'en
reluire. Je n'ai pu me garder de faire un long voyage
pour voir le désolé tombeau de mon très bon père,
et je suis pour cette heure entre les bras de sa femme
et de sa fille que ses mœurs ne rendent point indigne
de lui ni son esprit aussi, qui * eut pris la peine de
l'instruire. Ces dames et toute la maison de Mon-
taigne me chérissent à merveille. J'employai l'été
dernier à faire imprimer les Essais fort amplifiés. Je
vous les eusse envoyés dès Paris si j'eusse eu le
moyen : si ferais-je à cette heure, mais je ne les ai
pas. Je les aurai, comme j'espère, dans quelques
mois et les vous ferai tenir, aidant Dieu. J'ai fait une
préface sur ce livre-là dont je me repends, tant à
cause de ma faiblesse, mon enfantillage et l'incuriosité
d'un esprit malade, que parce aussi que ces ténèbres
de douleur qui m'enveloppent l'àme ont semblé
prendre plaisir à rendre à l'envi cette sienne concep-
tion si ténébreuse et obscure qu'on n'y peut rien
entendre. Partant, si les imprimeurs de votre pays
voulaient d'aventure imprimer les nouveaux Essais,
ne permettez nullement qu'ils y attachent cette pièce,
si je n'ai pas avant eu loisir de la vous envoyer
corrigée ; et vous en supplie et conjure comme celui
la vertu de qui veut que j'ose tout espérer de lui.
Vous y êtes mentionné deux ou trois fois et autant de
fois encore en un autre peti( livret- que j'ai fait
1. Qui, si on.
2. C'est le Proumenoir. M''^ de Gournay n'a pas fait impri-
mer les lettres de Montaigne dans la seconde édition de ce
livret, comme elle le souhaite plus bas.
347
imprimer depuis un an à l'honneur du trépassé. Si ce
n'est si dignement que vous méritez, c'est mon
malheur plus que ma faute. Vous aurez, s'il plaît à
Dieu, bientôt la seconde impression de ce livret, où
je veux faire ajouter les lettres que j'ai de mon père ;
de vous envoyer la première impression je n'oserais,
car elle est monstrueuse de ce que la fraîcheur de ma
perte m'empêcha du tout de pouvoir arrêter mon
esprit à prendre garde aux imprimeurs. Et ce qui me
tint ignorante de ce trépas si longtemps que vous
avez vu, c'est que la lettre qu'on m'envoya soudain
par l'ordonnance du mourant avec son très cher adieu
se perdirent en chemin. Aimez-moi et me plaignez :
je ne mérite que trop l'un ; quant à l'autre, je me
tiendrai plus fière de le mériter, en vous honorant et
servant, qu'un sceptre ^».
Si l'on ne s'arrête pas outre mesure à l'expression
de cette douleur ampoulée, aussi compassée que le
prétendu détachement de Juste Lipse, on trouve bien
vite la véritable nature de Marie de Gournay : une
aflliction sincère gâtée par une rhétorique fausse, un
dévouement à toute épreuve, dont on douterait
presque tant l'exagération du style est manifestement
maladroite. Celle qui écrivait de la sorte aurait dû
se souvenir, à ce propos, de la simplicité pénétrante
avec laquelle Montaigne lui-même raconte les der-
niers jours de La Boétie, et elle aurait eu tout à
gagner à tenter de Timiter. Mais ne nous en tenons
pas aux apparences. Cerles, la publication des lissais
1. Ue MgtUaigne, le 2 mai i59C. Publiée par le D' Payen
flans !o Bulletin du bibliophile, 1862, p. 1301.
348 MONTAIGNE ET SES AMIS.
avait été pour M""^ de Gournay une besogne consi-
dérable ; le long et dispendieux voyage qu'elle
entreprit pour se rendre à Montaigne devait être,
dans sa situation de fortune, un sacrifice très réel.
Mais M""" de Gournay ne se refusa jamais à suivre
les élans de son cœur ; elle s'y abandonna toujours,
quitte à regretter plus ou moins ensuite de n'avoir
pas réfléchi davantage. On en trouve la preuve dans
cette lettre même, à propos de la préface des Essais
et de la publication du Promenoir . Six mois après,
de Montaigne où elle se trouvait encore, Marie de
Gournay adressait à Juste Lipse l'exemplaire qu'elle
lui avait promis de son édition des Essais, en
l'accompagnant de la lettre suivante qui donne sur
le livre de nouveaux et utiles renseignements.
« Monsieur, si vous n'avez reçu des lettres de moi
depuis trois mois, c'est mon malheur et non ma faute.
Au moins, si vous avez quelque opinion de moi, ne
douterez-vous jamais qu'en cela et partout ailleurs je
ne veuille rendre tous devoirs à l'obligation dont
vous m'avez chai'gée, et que je ne sois ambitieuse
et jalouse de rechercher votre bonne grâce : espèce
de compensation à mon malheur. La me voudriez
vous dénier, elle, que je saurais mériter comme la
fille de ce grand homme et jouir comme votre sœur ?
Vous n'avez pas oublié de me donner ce titre, quand
il ne se ramentevrait ^ à vous que par le besoin et
l'honneur qu'il me fait. Je vous envoie trois exem-
plaires des Essais (pie j'ai ftiit imprimer : l'un sera
pour vous ; les autres, je vous supplie de les envoyer
l'un à Bàle, l'autre à Strasbourg aux plus fameuses
), Rappellerait.
VIE DE m""" de gournay. 349
imprimeries, afin que, s'il leur prend envie de les
faire imprimer, ils aient de quoi le faire sûrement,
ayant corrigé ces exemplaires de ma main propre
avec un soin extrême sur quelques fautes échappées
en l'impression après l'errala et sur celles de l'errata
même, de peur que les imprimeurs ne négligeassent
de se servir de lui. J'ai fait le même à votre exem-
plaire, à celui que j'envoie à Plantinus, et à d'autres
dispersés par toutes les fameuses impressions de
l'Europe. Aimez ce livre comme il vous aime, et me
faites espérer que, si je meurs, sa protection soit
ressuscitée en vous, que son mérite doit rendre
jaloux de la voir tomber en autres mains. L'extrême
obligeance que j'ai vers lui voudrait 'que je
vous conjurasse plus solennellement à lui prêter
assistance, n'était qu'en matière de bons offices je
sais qu'il ne vous faut pas provoquer, mais imiter. Et
je serais très marrie qu'il se réimprimât que sur ces
modèles. Vous verrez à sa tête huit ou dix feuilles
coupées; c'était une préface que je lui laissai couler
en saison où ma douleur ne me permettait ni de bien
faire ni de sentir que je faisais mal. Que n'étais-je
lors près de vous ? Au lieu de celle-là, vous en trou-
verez une de dix lignes. C'est assez amplement me
découvrir au front de chose si belle, jusqu'à ce que
l'âge, votre exemple et vos avis me parent ou pour
le moins me décrassent. Quant à celle que je sup-
prime en ce lieu-là, puisque je ne la saurais plus
arracher au peuple, après l'avoir repolie, je la ferai
mettre à la queue d'un petit livre que je fis impri-
mer l'an dernier, enrichi trois ou quatre fois de
votre nom au lieu d'autre ornement. Vous aurez l'un
350
MONTAIGNE ET SES AMIS.
et l'autre dans deux mois, si Dieu m'aide, ou vous
croirez qu'il ne tiendra pas à moi. S'il vous plaît de
m'écrire, ce sera par la voie d'Anvers ou par Lyon,
adressant vos lettres au sieur Vaire, banquier en cette
ville là, pour être données au sieur du Tausin,
banquier à Bordeaux, qui les recevra commodément
aussi venant par Anvers. Il me les fera tenir à Mon-
taigne, où je suis venue voir, comme je vous l'ai déjà
mandé, les cendres, la femme et la tille de ce père
qui revivrait en moi si je n'étais morte en lui
Ecrivez-moi curieusement de votre santé. Ce n'est
ici que la tierce fois que je vous écris depuis la mort
de mon père » '.
La troisième et dernière lettre de Juste Lipse que
nous connaissons date de quelques mois seule-
ment après celle qui précède ; elle a été écrite à Lou-
vain, le 4 mai 1597, mais, entre temps, Marie de
Gournay avait quitté Montaigne et, ses affaires la
rappelant dans le nord de la France, elle avait poussé
jusqu'en Belgique, séjourné à Bruxelles et à Anvers
et se trouvait pour l'instant à Bruxelles. C'est là que
Lipse adresse sa prose. Il est très vraisemblable que,
cette fois-ci, la voyageuse n'avait pas manqué de
profiter du voisinage de Louvain pour faire une
connaissance effective de la personne de son célèbre
correspondant. La lettre qui suit ne le dit pas, mais
elle le laisse clairement entendre.
« Je me réjouis que tu sois de retour d'Anvers et
que tu y aies réussi au gré de tes désirs, écrivait
1. De Montaigne, le 13 novembre 1596. Publiée par le D'
Payen, Bulletin du bibliophile, 1862, p. 1304.
VIE DE M^"" DE GOURNAY. 351
Lipse dans son latin à la Sénéque ; mais je ne saurais
me réjouir, ô jeune fille, ma sœur, que tu reviennes
sitôt auprès de tes compatriotes. Eux surtout sont
affligés, — et j'ai peur qu'ils ne doivent réellement
l'être, — de cette tempête de guerre qui plane sur
nous et nous menace. J'ai peu d'espoir de paix, en
effet, et les vôtres, par malheur, n'y sont pas trop
portés. Mais ce sont là des appréhensions que sur-
montent la force d'àme et la constance, et contre
lesquelles la sagesse nous prémunit, cette sagesse
dont tu fais profession, à l'honneur de ton sexe. Pour-
suis, ô vierge, et devance les hommes et conduis les
sur cette colline d'où l'on peut voir les autres et les
regarder errer, cherchant à l'aventure le chemin de
la vérité'. Tu as pour compagnons dans cette voie
ceux auprès desquels tu habites maintenant. Je leur
sais autant de gré de leur bienveillance à ton égard
que si elle s'adressait à moi-même. Tu salueras l'un
et l'autre de ma part, et — ainsi que tu me l'as pro-
mis, — tu me mettras au courant, avant ton départ
de toutes tes affaires, en y mêlant, si tu le peux,
quelques nouvelles des affaires publiques. ' »
Il n'est pas malaisé de retrouver, à l'aide des indi-
cations de Marie de Gournay elle-même, les noms des
personnages chez qui elle logea, à Bruxelles, et aux-
quels Lipse fait allusion. L'un était le président
Vanetlen, « en la vertueuse maison * de qui « le
logis fut si courtoisement donné » à la savante fille.
\. Lucrèce, De naturn rerum, II, 9.
2. De Louvain, !e 4 mai 1597. Epistolarum selectaritm ad
Germanos et Gallos centuria singularis, ep. 27.
352 MONTAIGNE ET SES AMIS.
L'autre était le Proveedor Roberty, « personnage qui
sert dignement les archiducs et certainement plein
de générosité, d'amour des muses et de la vertu pour
soi-même et pour autrui ». Ce fonctionnaire éminent
eut « des offices exquis » pour Marie de Gournay et
celle-ci ne manqua pas de nous l'apprendre, car son
àme reconnaissante ne cachait pas ses dettes de
gratitude, et elle les eût plus volontiers sur faites que
d'omettre de les payer.
Il est plus difficile de suivre, dans les années posté-
rieures, les traces de M*"^ de Gournay, car elles sont
à la fois plus éparses et moins certaines, ce qui
empêche de constituer une biographie d'elle abso-
lument sans interruption. Elle s'occupa à augmenter
son propre savoir par des lectures et par des tra-
ductions. Elle se livrait aussi, nous apprend-elle, à
des recherches d'alchimie, qui séduisaient grande-
ment son esprit aventureux et écornèrent davantage
son très-modeste pécule. Lorsque quelque événement
d'importance venait solliciter sa verve, Marie de
Gournay s'empressait de composer pour la circon-
stance un livret que parfois elle faisait imprimer.
C'est ainsi que, lors du mariage de Henri IV et lors
de la première grossesse de la reine Marie de Médicis,
en 1603, la docte fille s'empressa de mettre au jour
des conseils aux nouveaux époux sur l'éducation de
leurs enfants à venir. L'opuscule ainsi préparé n'est
ni le produit de l'expérience ni l'œuvre d'une per-
sonne qui pouvait avoir sur la matière des idées
neuves et arrêtées. Après quelques considérations
assez vagues, Marie de Gournay se demandait À quel
homme éminent on devrait confier le soin de diriger
353
le futur dauphin . Montaigne y eût été particulièrement
propre, mais il n'était plus. Le cardinal d'Ossal, lui
aussi, se serait fort bien acquitté de celte mission,
mais sa dignité nouvelle ne lui permettrait sans doute
pas de l'accepter. Cette œuvre disparate manquait
donc de conclusion. P(^urtant elle ne dut pas être
inutile à son auteur et servit sans doute à appeler
l'attention du roi et de la reine sur la femme qui
leur écrivait ainsi.
Cet opuscule ne semble pas avoir été imprimé
séparément ou, du moins, aucun exemplaire n'en est
venu à notre connaissance ; il figure seulement en
léte de la collection des œuvres que Marie de Gour-
nay réunit plus tard. Il en fut de même aussi sans
doute pour un opuscule qui suit le précédent, dans
les mêmes œuvres, car peu après la docte fille
« saluait d'un autre traité la naissance des enfants de
France ». Inspirée par les mêmes sentiments, cette
dissertation nouvelle contient les mêmes qualités et
les mêmes défauts. L'auteur, sous forme d'horoscope,
y arrange l'avenir à sa manière et trace à sa fantai-
sie un plan politique dans lequel entrent bien des
rêveries et bien des inexpériences. Là encore, M"'"
de Gournay sait surtout trouver des accents éloquents
et convaincus pour louer les lettres et pour en vanter
le culte. Le prince doit les pratiquer, pour être
excellent, et Gournay l'y exhorte avec un enthousias-
me comrnunicalif. Mais ce n'est par là le seul passage
généreux. L'auteur redevient éloquent pour recom-
mander au futur roi l'amour et la félicité de son
peuple, sur le bonheur duquel doit toujours reposer
la grandeur du souverain. Bref, ici comme ailleurs,
MONTAIGNE II. 23
354 MONTAIGNE ET SES AMIS.
de nobles aspirations se mêlent et se confondent avec
des préoccupations aventureuses, des idées justes et
des mots heureux sont noyés dans le flot d'une rhé-
torique déjà surannée.
C'était s'attaquer à un sujet bien élevé que préten-
dre ainsi, par deux fois, donner des conseils sur
l'éducaiion des enfants royaux et marquer par avance
ce que l'avenir pouvait tenir en réserve pour ces
jeunes têtes. C'est surtout une imitation de Montaigne.
Le maître avait dit ses vues sur l'institution des
enfants ; le disciple voulut aussi exposer les siennes,
mais il restreignit son ambition en la haussant et
s'occupa de la seule éducation des princes. En 1608,
Marie de Gournay publiait un libelle sur ce sujet et
sous ce titre : Bien-venue de Monseigneur le duc
d'Anjou, dédiée à la Sérénissiine République ou
Etat de Venise, son parrain désigné, par Mademoi-
selle de G. ' Il s'agissait du troisième fils d'Henri IV,
Gaston, qui devint plus tard le duc d'Orléans. Renon-
çant pour une fois aux prosopopées et aux figures
trop hardies qui déparent les précédents opuscules,
Marie de Gournay est plus naturelle dans celui-ci et,
partant, plus facile à écouter. Les conseils qu'elle
donne sont justes et bien exprimés, les règles mora-
les qu'elle prêche sont judicieuses et exposées saine-
ment, sans cette pointe de singularité qui gâte trop
souvent les meilleures conceptions de l'auteur. Elle
' 1. Paris, Fleiiry Bourriquant, 1608. Petit in-8 de 104 pages.
— ]\I«"' de Gournay a réimprimé ce livre dans ses Versions
de Virgile (1619} et dans toutes les éditions de ses œuvres,
mais avec quelques modifications et sous le titre : Abrégé
d' institution pour le prince souverain.
VIE DE m" de gournay. 353
y tient mieux son esprit en bride et il en est résulté
une dissertation plus pondérée, pas très neuve, mais
utile à lire et à méditer par celui auquel elle s'adres-
sait, et qui garde encore quelque agrément. Pourtant
cette tentative n'eut pas grand succès, lorsqu'elle se
produisit. L'Estoile ne manqua pas d'acquérir et de
faire entrer dans ses fadaises cet 'opuscule d'une
demoiselle, « au discours de laquelle se vérifie le
proverbe qu'elle allègue sur la fin, bien qu'elle le
dise faux pour son regard, que les femmes n'ont
jamais le filet que pour recoudre leur linge »'. Cette
fois-ci le mot est plus malin que juste, parce que
Marie de Gournay a consenti à ne point enfler sa voix
et qu'elle n'essaie pas de traiter un sujet bors de sa
portée.
Ces diverses œuvres avaient mis M""" de Gournay
en évidence. C'était d'ailleurs, le temps où, malgré
ses ressources modiques, elle essayait de faire figure
dans le monde et fréquentait la cour. Elle avait un
carosse que les médisants ne manquèrent pas de lui
reprocber. Le roi Henri IV traitait avec bienveillance
cette fille savante et pauvre, et ne manquait pas de
relever ceux qui la plaisantaient, « à cause de son
latin et de sa mauvaise fortune ». Aussi, quand le
poignard de Ravaillac vint abréger les jours de ce
prince et mettre la France en deuil, la douleur de
M"'" de Gournay fut particulièrement vive etelles'épan-
cba dans les termes d'une bruyante sympathie. Elle
composa, aussitôt après cet événement, une Exclama-
tion sur le parricide déplorable de l'an iôiO et une
I. Mémoires-journaux, t. IX, p. 109.
356 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Prière pour l'dme du roi écrite soudain après sa
mort, qui ont depuis lors figuré dans le recueil de
ses œuvres. Elle publia aussi une nouvelle brochure
de circonstance, intitulée : Adieu de l'dme du roi de
France et de Navarre Henry le Grand à la Reine
avec la défense des Pères Jésuites, par la demoiselle
de G.^ Reprenant quelques-unes des réflexions qu'elle
avait déjà présentées ailleurs sur les dangers et les
difficultés du pouvoir, Marie de Gournay les entre-
mêle de regrets et de tout l'appareil de la rhétorique
funéraire. Nous ne nous y arrêterions pas autrement,
si la partie polémique qu'annonce le titre ne deman-
dait pas quelques explications.
Les passions religieuses n'étaient certes pas assez
bien apaisées pour que l'assassinat de Henri IV ne les
excitât pas. Les protestants ne manquèrent pas d'ac-
cuser les jésuites d'avoir provoqué le crime de
Ravaillac, et de leur reprocher quelques-unes des
théories subversives prêchées par divers membres!
de la compagnie. L'un de ceux-ci, le P. Colon, com-
posa une Lettre déclaratoire de la doctrine des Pèresl
jésuites, à laquelle ses adversaires s'empressèrent
de répondre par la plume de César de Pleix et qu'ils
réfutèrent dans un libelle intitulé VAnti-Coto7i. Lai
bataille alors devint }ilus acharnée et l'on y vit entrer
aussitôt M*"* de Gournay, que la perspective des
coups à doimer ou à recevoir n'effraya jamais outre!
mesure. Comme Pelletier avec son Pacifique, oommej
Louis de Montgommery avec son Fléau d'Aristogi-
l. Paris, Fleuri Bourriquant. 1610. Petit in-8, de 78 pages.]
Et aussi, Lyon, Poyet, 1610.
VIE DE M" ' DE GOURNAY. 357
ton, Marie de Gournay se rangea résolument du côté
des jésuites et prit leur défense, ce qui, d'autre part,
lui valut quelques attaques dans le Remerciement
des beurrières de Paris au sieur de Courbouzon-
Montgommery. Mais, en somme, elle n'y est pas
trop maltraitée et elle en vit assurément bien d'autres.
Au reste, le nom de M*"'"" de Gournay avait été pro-
noncé, à Taccasion de Ravaillac. Une hallucinée,
nommée d'Ecoman, prétendait avoir été au courar.t
des projets de l'assassin du roi. Elle en avait fait
part, disait-elle, à diverses personnes en vue, afin
d'en aviser la cour, mais aucune d'elles n'y avait
voulu croire. Au nombre de ces incrédules se
trouvait Marie de Gournay, qui ne prit pas garde aux
confidences de la visionnaire'. Le Parlement ne
manqua pas de faire enfermer la demoiselle d'Ecoman
comme folle. Mais, quelle que fut l'inanité d'un
semblable grief, il ne pouvait que déplaire à M*""* de
Gournay de voir son nom mêlé, même très incidem-
ment, à un événement que la calomnie interprétait si
mal, et peut être faul-il chercher dans ce fait la cause
de son ardeur à entrer dans une lutte où rien ne
semblait la convier.
Sous la régence de Marie de Médicis et sous le
règne même de Louis XIII, Marie de Gournay sut
garder les faveurs des gouvernants ; il est vrai
qu'elle ne négligeait pas de se rappeler à leur sou-
venir par des publications nouvelles, opportunément
offertes. En 1619, elle dédiait ainsi au roi un recueil
1. Journal du règne d'Henri IV, 1741, t. I, p. 261.
358 MONTAIGNE ET SES AMIS.
de Versions de quelques pièces de Virgile, Tacite et
Salluste ^ Reprenant la traduction du 2* chant de
V Enéide qu'elle avait déjà insérée à la suite du
Proumenoir et réimprimant la Bienvenue du duc
d'Anjou, elle y joignait, pour faire un justum volu-
men, deux harangues tirées de Tacite et de Salluste.
Ces traductions sont moins intéressantes en elles-
mêmes, que pour les préfaces dont elles sont précé-
dées et dans lesquelles l'auteur a exposé la plupart
de ses idées sur la poésie. Ce n'est pas encore le
moment de discuter les théories littéraires de M*'*" de
Gournay. Signalons-les seulement et achevons d'énu-
mérer la série de ses traductions de Virgile. En 1621,
elle faisait encore imprimer la traduction en vers de
la fin du 4® chant de YEnéide, débutant à l'endroit
où le cardinal du Perron avait jadis arrêté la sienne -,
et, l'année suivante, elle achevait également et met-
tait au jour la traduction du premier chant du même
poème, dont le même prélat avait traduit le commen-
cement 3. Ces deux opuscules sont également dédiés
au roi et contiennent tous les fragments de Virgile
traduits par Gournay qui figureront plus tard dans
le recueil de ses œuvres. Mais il est certain qu'elle
1. Paris, Fleury Bourriquant. 1619. Petit in-8, de 13 fif.
liminaires et 178 pages. L'achevé d'imprimer est du 12 mars.
2. Traductions. Partie du quatriesme de l'jEneidey avec
une oraison de Tacite et une de Salluste. A Paris. 1621. Petit
in-8, de 72 pages. L'achevé d'imprimer est du 15 mars 1621.
3. Partie du premier livre de l'.Eneide, commenccant où
Monsieur le cardinal di( Perron achève de le traduire. Au
Roy. A Paris, de l'imprimerie de .Jean Lacquehay. 1622. Petit
in-8, de 30 pages.
VIE DE M*"* DE GOURNAY. 359
en avait fait d'autres éditions séparées que nous ne
possédons plus ^
En même temps qu'elle présentait au roi ces divers
fragments poétiques, M"" de Gournay dédiait à la
reine un travail d'un autre genre. Elle faisait impri-
mer en 162-2 une dissertation sur V Egalité des
hommes et des femmes ~, sorte de traité à la Plutar-
que que déparent des citations trop nombreuses et
l'allure pédantesque de la démonstration. Combien
celle-ci eût été plus piquante si l'auteur, s'abandon-
nant davantage, pour une fois, à la vivacité naturelle
de son esprit, se fut contenté d'exprimer ses propres
sentiments, de faire valoir ses raisons à l'aide de ses
convictions personnelles et d'animer l'ensemble du
feu de sa passion, qui ne jette par endroits que
quelques étincelles ! Bien évidemment, M*'" de
Gournay plaide surtout sa cause en plaidant celle
des femmes ; mais le plaidoyer est froid et imperson-
nel, trop emprunté à l'histoire sacrée ou profane, au
lieu d'être senti et vécu. C'est un recueil d'exemples,
ce n'est pas une défense vivante et vraie, et nous
n'avons rien à y prendre, nous qui cherchons aortout
dans les ouvrages de M^"" de Gournay ce qu'elle y
a mis d'elle-même, de ses préférences ou de ses
animosités.
1. La bibliothèque de THôtel de ville de Paris, aujourd'hui
brûlée, contenait un autre opuscule de iM"^"" de Gournay, inti-
tulé Eschantillons de Virgile. Au Roy (1620, petit in-8,
de 30 p.). Il ne reste plus de ce livret disparu et qui renfer-
mait quelques fragments du !«■• et du 4" chants, que les notes
prises par le D"' Payen (n" 679).
2. 1622. Petit in-8 de .32 pages.
360 MONTAIGNE ET SES AMIS.
Tout ce bagage commençait à être considérable et
la savante fille songeait depuis longtemps à le réunir
au complet. Dès 1618, elle avait obtenu, pour neuf
ans, le privilège de publier ses œuvres, mais elle
n'en usa que pour mettre au jour séparément les
divers opuscules dont il vient d'être question. Elle
dut donc faire renouveler cette autorisation pour six
ans, lorsqu'elle se décida, en 1626, à livrer au pu-
blic ses œuvres complètes, sous le titre peu banal
de l'Ombre de la Demoiselle de Gournay, avec l'épi-
graphe suivante qui expliquait le titre et l'esprit du
recueil :
L'homme est l'ombre d'un songe et son œuvre est son ombre.
C'était un volume très compact, de plus de douze
cents pages, contenant des morceaux fort divers.
Bien entendu, M""" de Gournay y avait fait entrer
tout ce qui avait paru déjà — sauf sa grande préface
aux Essais et un poème de Ronsard dont il sera
question plus tard ; — elle y avait ajouté aussi un
grand nombre d'opuscules inédits de tous genres et
de toutes dimensions, vers et prose, morale et polé-
mique. Nous avons parlé des ouvrages de circons-
tance au fur et à mesure de leur apparition. Ailleurs
nous examinerons en détail tous les opuscules qui
contiennent des dissertations littéraires. Contentons
nous de signaler maintenant et d'apprécier sommai-
rement ce qu'on pourrait appeler les moralia de
M*"" de Gournay.
L'auteur imite bien visiblement Montaigne et les
titres de la plupart de ces petits traités semblent être
VIE DE M*"® DE GOURNAY. 361
les titres de quelques chapitres des Essais : De la
médisance ; Si la vengeance est licite ; Que 'par
nécessité les grands esprits et les gens de bien
cherchent leurs semblables ; Des vertus vicieuses;
Des grimaces mondaines ; De Vim pertinente ami-
tié. Ne dirait-on pas d'un nouvel allongeail que la
fille d'alliance aurait voulu mettre à l'œuvre de son
père ?
C'est aussi la même méthode : autour d'une idée
ou d'un fait, M""® de Gournay apporte tout ce que
ses lectures ou ses souvenirs lui fournissent à l'appui
de son dire. Mais là s'arrête la ressemblance.
Autant Montaigne est fuyant et gracieux, autant son
disciple est affîrmatif et pesant. L'un cache ses lar-
cins, les déguise et les pare ; l'autre, par une loyauté
hors de saison, les proclame et n'emprunte guère
sans citer aussitôt de qui vient le trait. Ce n'est pas
que M*"'* de Gournay ne sache trouver à l'occasion
quelque idée heureuse et l'exprimer avec à-propos,
une image souriante et aisée qui rompt la monotonie
de sa démonstration et en égaie la trame. Le plus
souvent elle n'a de verve que dans la malice et ses
emportements, généreux mais brouillons, abondent
en saillies, en reparties et en mots pittoresques.
La calomnie n'avait pas, il est vrai, épargné la vieille
fille savante et batailleuse ; mais elle rend coup pour
coup à ses agresseurs et souvent elle met les rieurs
de son côté par l'humeur vive de la riposte, causti-
que mais sans venin. Ennemie jurée de l'hypocrisie
qui révolte son âme droite et franche, elle entre en
guerre contre toutes les faussetés où qu'elles soient
et dénonce tous ceux qui s'en couvrent. Le principal
362 MONTAIGNE ET SES AMIS.
tort de M*""* de Gournay, au milieu de toutes ses auda-
ces, fut de ne pas assez oser être elle-même et d'ap-
porter trop souvent, au secours de son opinion, un
appareil trop nombreux d'arguments et d'exemples
pris de toutes parts. Cela alourdit beaucoup une
verve naturellement jaillissante, et ces petites disser-
tations ne sauraient plus avoir d'autre prix pour
nous que celui de nous découvrir la personnalité
de leur auteur. M'"" de Gournay élève de Montaigne,
voilà certes qui ne manquerait pas d'intérêt, si la
fille d'alliance avait pu prendre à son modèle la
vivacité des impressions et la grâce des couleurs. Il
n'en est rien, malheureusement pour M*"* de Gour-
nay, pas plus que pour tous ceux qui s'inspirèrent
de l'exemple de Montaigne.
Quoi qu'il en soit, la docte fille faisait grand fond
sur la publication du recueil de ses œuvres et un
détail nous permet d'affirmer qu'elle ne se désinté-
ressait pas de la vente du volume. La lettre qui suit,
écrite à Henri Dupuy — Erycius Puteanus — peu de
temps après l'apparition, exprime nettement les senti-
ments de l'auteur à cet égard. « Monsieur, ayant
puis naguères fait imprimer un livre, l'une des pre-
mières pensées qui m'est tombée en l'esprit, c'est
que je vous en devais faire un présent, tant pour le
respect de votre propre mérite que de celui de feu M.
Lipsius de qui vous tenez la place, personnage auquel
outre la révérence due à sa vertu j'avais de l'obli-
gation, témoignée par trois de ses épitres qui me
sont adressées. Que si mon ressentiment de cette
obligation et de l'estime que je faisais d'un tel homme
ne sont témoignées par ce livre, elles le sont par une
VIE DE M*"*" DE GOURNAY. 363
préface que j'ai mise en lête de cet excellent ouvrage
(les Essais, dont je vous envoie l'extrait de la dernière
impression, sachant que vous vous intéressez en tout
ce qui le touchait. Je vous présente donc ce livre,
monsieur, sur lequel je tiendrai à beaucoup d'hon-
neur que vous me daigniez donner des avis ou des
corrections. Et, parce que les épîtres du dit sieur
Lipsius et autres ouvrages, soit des Français ou des
étrangers, m'ont fait connaître en Flandres, je dési-
rerais, si vous le jugiez à propos, qu'il vous plût
disposer les libraires d'Anvers ou autre bonne ville
à faire passer vers eux quelque quantité de mes
exemplaires, auxquels je crois qu'ils ne perdraient
rien, sinon par le mérite du livre, au moins par la
connaissance qui leur a été donnée de moi en si
bonne part. J'en attendrai, s'il vous plait, de vos
nouvelles. Que si vos libraires veulent bien de mes
livres susdits, faites, s'il vous plait, aussi qu'ils s'a-
dressent à moi qui leur en ferai faire meilleur marché
par mon imprimeur, c'est-à-dire de 28 sols en blanc.
Je suis, monsieur, votre servante bien humble,
GouRNAY. » Et en post-scriptum : « Faites-moi aussi,
je vous supplie, l'adresse de vos lettres : A mademoi-
selle de Gournay, rue de l'Arbre-sec, devant Saint-
Germain, à Paris » ^
A cette demande intéressée, Erycius Puteanus fit
une réponse évasive et prétentieuse dont ses œuvres
nous ont conservé le texte. C'est de la pure rhéto-
rique, moins élégante assurément que celle de Lipse,
pleine de compliments lourds et de jeux de mots sur
1. Paris, 16 février 1627. D"" Payen. Nouveaux documents
sur Montaigne, 1850, p. 65.
364 MONTAIGNE ET SES AMIS.
cette Ombre, à laquelle les travaux de la docte fille
venaient de donner du prix. J'ignore, si celle-ci prit
pour argent comptant tous ces éloges qu'on lui mar-
chandait si peu. Un post-scriptum lui fit connaître
qu'elle ne devait pas compter sur Puteanus pour
faire vendre des exemplaires de son livre en Belgique,
et c'est sans doute ce à quoi Marie de Gournay tenait
le plus. Ce passage n'a pas été inséré dans le recueil
imprimé des lettres de Puteanus, mais il se trouve
dans une copie manuscrite et laisse bien voir le peu
d'enthousiasme du Flamand pour sa correspondante.
« Je ne sais pas encore ce qu'on peut faire avec les
imprimeurs ou les libraires d'ici. Ils sont moroses et
dégoûtés, quoiqu'il puisse paraître étonnant qu'ils ne
ne soient pas disposés aux bonnes affaires. Ils font
des bagatelles qu'ils vendent et auxquelles ils em-
ploient leur matériel et leur argent. Si on leur pro-
pose quelque chose de supérieur, écrit d'une plume
sage, ils le négligent. Bien entendu, il n'y a aucunes
ressources à en tirer. Mais la principale cause de
tout cela, c'est la guerre qui afflige de plus en plus
les provinces de la Belgique et empêche tout com-
merce en interceptant nos fleuves. »
Ce post-scriptum édifia sans doute M*''" de Gournay
sur les véritables sentiments de l'humaniste. Ce que la
docte fille ne savait pas, c'est que toute cette rhéto-
rique était aussi fausse que prétentieuse. Tandis qu'il
lui décernait ainsi ouvertement des éloges exagérés,
Puteanus se gaussait d'elle en secret avec son ami
Chifflet. « Je t'ai envoyé le livre de Marie de Goui-
nay. Cette fille se donne-t-elle assez l'air d'un
bomme ! Bon Dieu, qa'il y a peu de femmes sages.
VIE DE M*"* DE GOURNAY. 365
J'avais écrit ma réponse. Je te l'envoie maintenant
pour qu'elle reçoive de toi une adresse conforme à
celle que ma correspondante a indiqué dans sa lettre.
Je ne l'ai pourtant pas cachetée afin que tu voies si
j'use assez d'élégance avec une femme et surtout avec
une Française. » Chifflet dut approuver, car l'épitre
fut imprimée plus tard, sans son post-scriptum, il
est vrai, mais les autres sentiments dont il avait été
le confident demeurèrent secrets et c'est un passage
des manuscrits actuellement conservés à la bibliothè-
que de Besançon qui nous en a gardé la trace.
M'"* de Gournay, elle, dut ignorer ces railleries en
catimini qui l'auraient profondément blessée, car les
étrangers l'avaient accoutumée à plus d'égards.
Moins frivoles que ses compatriotes, les littérateurs
du dehors ne se choquaient pas des occupations et
des travers de la vieille fille. Grotius traduisait de
ses vers ; Heinsius déclarait que, femme, elle était
entrée en lice avec les hommes et qu'elle les avait
vaincus ; Dominique Baudius, encore plus hyperboli-
que, la saluait du nom de * Sirène française et de
dixième Muse». On se plaçait même sous son patro-
nage et c'est ainsi que la savante hollandaise Anne
Marie de Schurman s'adressait à Marie de Gournay
comme à une personne qui honorait leur sexe par
son savoir et par son mérite.
En France, l'opinion était beaucoup moins favora-
ble à M'"* de Gournay, surtout depuis (jue l'âge aug-
mentait son obstination et ses ridicules. Pourtant la
société lettrée ne cessa jamais d'honorer cette aïeule
à sa valeur et jamais les plus médisants ne songèrent
à attaquer la noblesse de son caractère ou la dignité
366
MONTAIGNE ET SES AMIS.
de sa vie. Moquée mais estimée, Marie de Gournay
employait les années de sa vieillesse à rééditer ses
ouvrages, à les répandre et à les augmenter. Dès
1634, elle donnait un nouveau recueil de ses œu-
vres, accru de quelques opuscules de circonstance.
Renonçant au titre assez prétentieux qu'elle avait
primitivement choisi pour son livre, elle l'intitule
dorénavant les Avis et les Préseîits de la demoiselle
de Gournay ^ Ce fut alors aussi qu'elle abandonna
son logis de la rue de l'Arbre-Sec pour s'installer
rue Saint-Honoré, vis-à-vis de l'église des Pères de
l'Oratoire. L'abbé de Marolles qui habitait la même
maison en fut charmé : « ce me fut une grande joie
de me voir si proche d'elle, déclare-t-il, pour jouir
souvent de son agréable entretien et surtout les après-
dinées, qu'elle recevait les visites de ses amis ».
Malgré les bizarreries de son humeur , on ne
négligeait pas trop, en effet, la compagnie de M*"'"
de Gournay. Quelques esprits indépendants s'y
plaisaient volontiers, retenus par le savoir piquant de
de ses entretiens ou la générosité de sa nature. Elle
même fréquentait encore parfois le grand monde et
se montrait chez quelques grandes dames spirituelles,
la duchesse de Longueville, la comtesse de Soissons
ou la princesse de Clèves. Des personnages plus
élevés encore s'intéressaient à la spirituelle vieille
fille et c'est ainsi qu'au milieu de ses tracas, le
cardinal de Richelieu trouva le moyen de s'occuper
d'elle. On connaît l'anecdote si bien contée par
Tallemant. « Roisrobert la mena au cardinal de
i. Paris, Toussaint du Bray 1634. In-4, de x ff. lim. et
860 pp. L'achevé d'imprimer est du 31 janvier-
VIE DE M^"* DE GOURNAY. 367
Richelieu, qui lui fit un compliment, tout de vieux
mots qu'il avait pris dans son Ombre. Elle vit bien
que le cardinal voulait rire ; « Vous riez de la pauvre
vieille, dit-elle, mais riez, grand génie, riez : il faut
que tout le monde contribue à votre divertissement. »
Le cardinal, surpris de la présence d'esprit de cette
vieille fille, lui demanda pardon et dit à Boisrobert :
« Il faut faire quelque chose pour M""" de Gournay.
Je lui donne deux cents écus de pension. — Mais elle
a des domestiques, dit Boisrobert. — Et lesquels?
reprit le cardinal. — M''"" Jamyn, répliqua Boisro-
bert, bâtarde d'Amadis Jamyn, page de Ronsard. —
Je lui donne cinquante livres par an, dit le cardi-
nal. — Il y encore ma mie Piaillon, ajouta
Boisrobert ; c'est sa chatte. — Je lui donne vingt
livres de pension, répondit l'éminentissime. — Mais,
monseigneur, elle a chatonné, dit Boisrobert. Le
cardinal ajouta encore une pistole pour les chatons. »
L'anecdote est jolie et a fait son chemin. Elle peint
bien, en tous cas, la situation de la vieille fille, plai-
santée même par ceux qui lui voulaient du bien et
sachant désarmer la malice par l'entrain de ses re-
parties et la verve de sa bonne humeur. On la voit
vieillir ainsi tout entière à ses amis, au culte des
lettres et au soin de ses commensaux domestiques. Ce
sont bien là les sentiments qui remplirent ses der-
niers jours. Quatre ans avant de mourir, elle publia
ses œuvres pour la troisième fois en une édition,
comme le dit le titre, « augmentée, revue et cor-
rigée » '. Ce n'était pas là une mention vaine, car
1. Paris, Jean du Bray, 1641, in-4, de xii ff. lim. et 996 pp.
L'achevé d'imprimer est du 31 août.
368
MONTAIGNE ET SES AMIS.
M*"^ de Gournay poussait si loin le souci de ses
propres ouvrages que la plupart des exemplaires
contiennent des corrections autographes qu'elle
prenait la peine de faire. Puis, quatre ans après, le
jeudi 13 juillet 1645, elle mourut à l'âge de 79 ans,
neuf mois et sept jours, et fut inhumée le lendemain
dans l'église Saint-Eustache ^ Sa vie avait été longue
et bien remplie, tout entière consacrée aux nobles
passions, aux lettres et au souvenir de ceux qui les
servirent. Elle même s'abandonna aux élans de son
àme avec plus d'enthousiasme que de retenue ; mais
si elle fut souvent irréfléchie, toujours elle resta
généreuse et cordiale.
1. Jal, Dictionnaire critique de biographie et d'histoire.
2» édition. 1872, verbo Gournay.
CHAPITRE II
M""^ DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE.
Pour peu qu'on cxnmine les opuscules dans
lesifuels M*'"" de Gournay a exposé ses idées littérai-
res, on se convainc bien vile qu'elle était surtout,
par tempérament, polémiste. Son style, d'ordinaire
froid et terne, se colore et s'échauffe aisément sous
la poussée des contradictions, et son argumentation,
trop souvent pédantesque, s'anime en face de l'ad-
versaire d'un souffle de vie audacieux et éloquent. Sa
plume alors, sans y tâcher, trouve des expressions à la
Saint-Simon — le mot est de Sainte-Beuve et il n'est
pas trop fort. — Mais, si on y prend garde et si on
ne s'arrête pas à l'extérieur de la discussion, on ne
tarde pas à reconnaître que les raisons invoquées
par la docte fille pour ou contre ses thèses ne sont,
pour la plupart, que ses propres sympathies ou ses
antipathies généralisées et amplifiées au point de
vouloir paraître des régies impersonnelles et abstrai-
tes. Cela revient à dire que, si la passion qui inspire
toujours M'"* de Gournay lui fait trouver fréquem-
ment des traits hardis et neufs à jeter à ses adversai-
res, elle l'aveugle trop souvent sur le sens et la
portée de la lutte dont l'ensemble échappe à ses
regards obscurcis. Au reste, qu'on ne s'y méprenne
MONTAIGNE II. 24
370 MONTAIGNE ET SES AMIS.
pas : les raisons générales qu'elle invoque avaient
peu (Je valeur pour elle. Si elle prit la défense obsti-
née, intransigeante, du passé, c'est qu'il plaisait à sa
nature généreuse de rester la gardienne fidèle de
deux tombeaux. Pour elle, la gloire de jadis se
résume en deux noms, auxquels elle consacra sa vie
avec cette puissance de dévouement que les femmes
savent mettn; dans leurs affections. Elle aima d'un
même amour Montaigne et Ronsard, et quiconque
ne respecta pas suffisamment leur renommée devint
bien vite l'ennemi personnel de M'"^ de Gournay.
C'est pour de semblables audaces qu'elle réserve
toute la colère d'une àme qui ne connaît pas le
ressentiment pour les offenses faites à elle-même.
Mais, si cette attitude de ]\P"* de Gournay fait gran-
dement l'éloge de son dévouement, elle témoigne
moins fort en faveur de son sens critique : on peut
dire hardiment que, toute sa vie, son esprit a été la
dupe de son cœur. Rapprocher ainsi les deux noms
de Montaigne et de Ronsard, brûler d'un même zèle
pour deux objets aussi différents, c'était montrer
qu'on n'avait compris parfaitement ni l'une ni l'autre
de ces deux personnalités et prétendre concilier dans!
un même sentiment deux génies assez dissemblables
pour n'avoir pas à être réunis.
En effet, le rôle de Montaigne et celui de Ronsardj
dans l'histoire de notre littérature, au xvi" siècle,
ne fut nullement le même, parce que la poésie nej
suivit pas alors la même évolution que la prose. Auj
temps de M''"^ de Gournay, la réforme poétique s'était]
faite brusquement, sous la férule brutale d'un Mal-
herbe, montrant à tous la vraie voie et les y pous-
M*"^ DE GOUKNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE. 371
sant par la rudesse plus que par la persuasion. C'est
presque un coup-d'état contre l'ordre de choses
accepté et établi. Par sa poétique et par sa syntaxe,
Ronsard est, en effet, plus compliqué que Marot.
Quelle que fût la justesse de ses visées et la valeur
de ses conquêtes, la Pléiade voulut trop prendre :
elle dévoya la langue des vers et la fausse route
s'accentuait en se prolongeant. La brusque inter-
vention de Malherbe fit la part de ce qu'il fallait
garder ou rejeter et remit les choses en bon chemin.
Pour la prose, au contraire, nul changement de
front soudain : l'évolution fut longue, normale,
presque raisonnée. Les chefs de file l'exécutèrent
d'eux-mêmes tout d'abord, régulièrement, et la
marche en avant se trouva tracée ainsi. L'invention
verbale de Rabelais, bien que moindre qu'on ne le
croit, est assurément plus grande que celle de Mon-
taigne, son lexique plus verbeux, sa syntaxe plus
touffue. Plus tard même, on fut bien vite frappé du
manque de cohésion du langage de Montaigne et on
lui faisait le reproche d'être trop « épais en figures »,
alors qu'on ne l'adressait pas encore, bien que plus
mérité, à Ronsard ou à Du Rartas, ce Ronsard
provincial. D'elle-même la prose française prenait
conscience de son véritable rôle et s'y préparait
graduellement. Aussi, au terme de l'évolution, on
trouve Du Vair ou Coëffeteau au lieu d'y voir figurer
Malherbe. La différence est capitale, assurément,
mais entraînée par son ardeur, âr"*" de Gournay ne
sut pas la voir et celte erreur vicie tout son raison-
nement.
Elle ne comprit pas que tenter de faire une cause
37'2 MONTAIGNE ET SES AMIS.
commune de celle de Montaigne et de celle de Ronsard,
c'était fatalement trahir l'un ou l'autre, ou peut-être
même les trahir tous les deux. Qu'avait prétendu
faire Montaigne ? Il avait souhaité écrire une prose
abordable à tous, empruntant tous les vocables pitto-
resques, toutes les locutions expressives, fussent-elles
populaires, lorsqu'elles étaient significatives et pei-
gnaient bien l'idée à énoncer. Son langage était
clair, uni, facile à saisir sous l'abondance des
images et la variété des détails, parce que l'écrivain
n'avait jamais raffiné pour les exprimer, se conten-
tant, suivant le précepte d'Horace, de donner un tour
personnel à des façons de sentir communes : propriè
communia dicere. Etait-ce là le cas de Ronsard?
Nullement. Elargissant trop brusquement le domaine
de l'inspiration poétique de notre pays, il avait voulu
y faire entrer, de gré ou de force, trop de nouveautés
prises ailleurs et qui répugnaient trop à notre génie
national. Loin de prétendre former une poésie aisé-
ment abordable à tous, il la rêvait au contraire assez
inaccessible, volontiers absconse, et c'est ainsi qu'il
tenta de la réaliser. Par la hardiesse des conceptions,
par l'abondance des ornements étrangers, par la nou-
veauté des mots ou l'obscurité des images, l'œuvre
de Ronsard et surtout savante, parfois même d'aspect
hérissé et rébarbatif, et un trop grand nombre de ses
disciples exagérèrent comme à plaisir ces malencon-
treux défauts. Montaigne, lui, eut la bonne fortune'
de n'avoir pas de disciples, parce qu'il n'en pouvait
pas avoir. — Charron n'en est pas un et d'ailleurs
la renommée de celui-ci fut aussi courte que rapide.
— Il se présente donc à la postérité avec ses seuls]
M*"* DE GOURNAY ÉOITEUR ET POLEMISTE. 373
travers, sans porter le poids des erreurs d'autrui.
C'est là sans doute l'une des causes pour lesquelles il
est resté si vivant et si goûté ; mais il y en a d'autres
et elles suffisent à expliquer la différence du traite-
ment réservé par l'avenir à Ronsard et à lui.
Dans quelle mesure Mario de Gournay servit-elle
la renommée posthume de Montaigne, et aussi dans
quelle mesure cette renommée avait-elle besoin qu'on
la servit? C'est là ce que nous voudrions essayer de
déterminer exactement. On a déjà vu que M*""* de
Gournay donna pour la [)remière fois ses soins aux
Essais à l'occasion de l'édition de loDo. Comment
comprit-elle alors la charge (|ui lui incombait? Cette
question est d'autant moins oiseuse (ju'on peut avoir
quelque raison de mettre en doute le sens critique de
M"'''" de Gournay. Il est démontré mainlenani, grâce
à M. Dezeimeris*, que celle-ci ne vint pas en
Guyenne avant la mise au jour de son édition, mais
qu'elle y vint seulement après ; qu'en entreprenant
l'impression elle ne connaissait pas tous les papiers de
Montaigne, n'ayantreçu jusqu'alorsà Parisqu'unexem-
plairedes^ç^aw, préparéenvuedecetteédition nouvelle
par le poète Pierre de Brach, tandis que l'exemplaire
le plus important et le plus authentique, celui (|ue
Montaigne lui-même avait annoté, demeurait entre
les mains de la famille. C'est le volume qui, après
avoir appartenu aux Feuillants de Bordeaux, fait
aujourd'hui partie de la bibliothèque municipale de
cette ville.
En bonne logique, puisque cet exemplaire couvert
1. R. Dezeimeris, Recherches sur la rccension du texte
posthume des Essais. Bordeaux, 1866, in-8.
374 MONTArCNE ET SES AMIS.
de notes manuscrites de l'auteur devenait la base
d'une édition posthume, celle-ci devrait être la
reproduction absolue de l'exemplaire conservé main-
tenant à Bordeaux. iM*""* de Gournay le comprend si
bien elle-même, qu'après avoir protesté de son
exactitude, dans sa Préface, elle ajoute : « Je pour-
rais appeler à témoin une autre copie qui reste en
la maison de Montaigne. » Cette copie, comme elle
dit assez improprement, c'est évidemment l'original
qui est parvenu jusqu'à nous. Or, le texte manuscrit
et le texte imprimé ne concordent pas absolument
entre eux. Il y a des passages qui se trouvent dans
l'un et pas dans l'autre ; plus souvent, des fragments
offrent des différences fort notables selon qu'on les
lit dans le manuscrit ou dans le livre imprimé.
Gomment expliquer ces divergences ? On a dit que
Montaigne ne portait pas toutes ses additions sur le
seul exemplaire de Bordeaux et qu'il en écrivit quel-
ques-unes ailleurs, peut-être sur un autre exemplaire
des Essais, ou plutôt sur quelques feuillets volants
qu'il pouvait intercaler à leur ordre. Ceci est très
vraisemblable, car on trouve quelques signes de
renvoi sur l'exemplaire annoté qui n'y correspon-
dent à aucun passage, tandis qu'ils s'accordent
parfois avec quelques adjonctions de M'"" de Gournay,
et on peut expliquer parfaitement, de la sorte, la pré-
sence de fragments qui se trouvent ici sans être là.
L'explication des variantes d'un même passage,
différent dans le texte manuscrit de Montaigne et
dans l'édition de M''"" de Gournay, est beaucoup plus
difficile à donner. Sont-elles l'oeuvre de Montaigne
lui-même? On ne le saura jamais sans doute exacte-
I
375
ment, car l'an des deux termes de la comparaison
fera probablement toujours défaut, et il y a fort peu de
chances qu'on retrouve jamais le manuscrit dont M®'^*^
de Gournay dut se servir. Mais il est bien peu vrai-
semblable que Montaigne lui-même ait pris la peine
considérabb de retranscrire ses additions pour y
modifier quelque membre de phrase, intervertir
quelques mots ou changer la ponctuation. Quand on
considère de près les adjonctions dont Montaigne a
surchargé l'exemplaire de Bordeaux, il est hors de
doute que c'est bien là celui qu'il destinait à la réim-
pression future de son ouvrage ; on l'y voit soigner
les détails les plus minces, mettre en tète une ins-
truction minutieuse aux imprimeurs de ce qu'il veut
qu'on fasse pour la ponctuation, pour la disposition
typographique. Il est bien évident, après cela, que
l'auteur, quoique fort soucieux de son livre, ne s'est
pas donné la besogne plus ennuyeuse encore de
reporter ailleurs tous ces détails qui ont leur prix,
mais qui eussent étô singulièrement fastidieux ainsi
repris et recopiés. Ce fut donc l'affaire des édi-
teurs subséquents des Essais, du poète Pierre de
Brach à Bordeaux, et de M'^'*" de Gournay à Paris,
et il est permis de se demander comment ils compri-
rent leur devoir et comment ils l'exécutèrent, puisque
le texte qu'ils nous ont donné ne concorde pas avec
celui de l'auteur que nous connaissons.
L'explication de ces divergences fournie par M.
Dezeimeris est, à la (ois, a^sez ingénieuse et assez
plausible. M. Dezeimeris croit à l'existence d'un
second exemplaire des Essais qui « était de beau-
coup le moins chargé des notes de Montaigne ». Ce
376 MONTAIGNE ET SES AMIS.
qui lui semble le plus probable, c'est « (ju'on
choisit l'exemplaire n" 2 , le moins chargé des
notes de Montaigne, pour y ajouter, soit sur les
marges , soit sur des feuilles volantes , la copie
des additions qui étaient propres à l'exemplaire
n° { — celui (jui est sauvé. — C'est là évidemment
le soin qui échut à Pierre de Brach. Parfois, lorsque
les deux exemplaires portaient une addition analo-
gue, l'authenticité étant la même, on adopta celle
que Montaigne lui-même avait écrite sur l'exem-
plaire qui allait servir à l'impression, et on négligea
celle de l'autre exemplaire, attendu qu'à cette époque,
et malgré tout le respect que l'on pouvait avoir pour
l'auteur, on n'attachait pas à ces différences l'impor-
tance que nous y attachons aujourd'hui, et il ne
pouvait être question alors de faire pour un
contemporain ce que l'on faisait à peine pour les
chefs-d'œuvre de l'antiquité, et de mettre en note
les variantes non intercalées dans le texte. » M. Dezei-
meris pense qu'il faut expliquer ainsi « la non-utili-
sation d'un certain nombre d'additions que nous
retrouvons dans l'exemplaire de Bordeaux. »
L'hypothèse est très judicieuse, mais peut-être
faut-il y faire une place plus large au manque de
critique de ceux qui donnèrent leurs soins à l'édition
de 1595. Bien entendu, il ne saurait être question de
suspecter les intentions ni de M''"'' de Gournay ni de
De Brach. Pour celui-ci, d'ailleurs, rien ne nous y
autorise. Quant à M*""" de Gournay, si on peut soup-
çonner qu'elle n'eut pas tous les scrupules désira-
bles en imprimant les Essais, ce n'est assurément
pas à dire qu'elle ait manqué à ce qu'elle croyait
M^"" DE GOURNAY ÉDITKUR ET POLÉMISTE. 377
devoir à la mémoire de Montaigne, Se trouvant en
présence d'un texte auquel l'auteur n'avait pas pu
donner la dernière main, ceux qui s'occupèrent de
la publication posthume des Essais crurent peut-être
qu'il ne leur était pas interdit d'y suppléer eux-
mêmes et de faire par endroits — rares, il est
vrai, — quelque toilette à l'ouvrage avant de le
soumettre encore au public. Cela ne contredit
nullement aux habitudes d'esprit du temps, et, en
particulier, à celles de M^"" de (iournay. De plus, en
comparant de près le manuscrit et l'imprimé, il
semble que celui-ci soit plus fondu, comme s'il était
mis au point par quelques retouches uniformes.
Quelques termes y sont adoucis, moins prime-
sautiers et moins expressifs ; quelques tournures y
deviennent moins hardies et moins neuves, quelques
phrases moins personnelles et moins heureuses.
Ce n'est pas ici le lieu d'établir cette comparaison
suivie. Nous l'avons tenté ailleurs, du moins en
partie.^ Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble
qu'il y a, dans le texte imprimé, un parti-pris
évident d'adoucir l'expression et d'émousser la
saillie, de coordonner les idées et de coudre les
clauses, comme eût dit Montaigne. Est-ce à lui que
nous en sommes redevables ? Il est fort difficile de se
prononcer, mais il est très vraisemblable que c'est
plutôt sa fille d'alliance qui se permit ces quelques
retouches. On peut, d'ailleurs, assurer ([ue Montaigne
a été soumis, au moins une fois, à semblable révision
1. Voy. notre article intitulé Une supercherie de A/*'"* de
Gournay, dans la Revue d'hiatoirc littéraire de la France^
1896, p. 71.
378 MONTAIGNE ET SES AMFS.
de la part de M*"" de Gournay et nous avons sur ce
point le propre aveu de celle-ci. En 1635, en effet,
elle s'avisa de procédera quelques changements dans
les Essais. Elle-même en convient dans la préface de
l'édition publiée à cette date. Mais si elle avoue alors
ces modifications, pourtant fort minces, à l'entendre,
c'est parce qu'elle savait qu'il était facile de les déter-
miner sûrement par la comparaison avec le texte de
1593. Que ne possédons-nous sur celui-ci de tels
éléments d'information ? Nous saui'ions alors, sans
en pouvoir douter, ce qui nous vient exactement de
l'auteur et faire la part précise des éditeurs posthu-
mes. Faute de cela, nous sommes réduits aux
conjectures sur quelques points, dont le principal est
assurément la valeur d^s variantes du texte imprimé
de 1595 avec le texte manuscrit de Bordeaux. Dans
l'incertitude, on est pourtant en droit de conclure
que ces variantes, moins nombreuses, d'ailleurs, et
moins importantes qu'on serait tenté de le croire, sont
sans doute le fait des éditeurs posthumes et en parti-
culier de M""'' de Gournay.
Ainsi le zèle, très réel, de la fille d'alliance pour
l'œuvre du philosophe fut parfois intempestif et mal
entendu. Le livre était devenu sa chose propre et,
sous prétexte de le protéger et de le défendre, elle
veillait sur lui avec un soin trop jaloux, qui mécon-
tenta quelques-uns de ses contemporains. Pendant
sa vie, M''"" de Gournay publia au moins onze
éditions des Essais, de 1595 à 1635, date de l'édition
dont il a été question ci-dessus et qu'elle eut la for-
tune de pouvoir dédier au cardinal de Richelieu.
Toutes ces éditions sont intéressantes, à des titres
M^"" DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE. 379
divers, et plusieurs mémeoffrent une importance par-
ticulière : celle de 16H, par exemple, contenant l'in-
dication des auteurs cités, ou celles de 1617 ou de 1625
avec la traduction de ces mêmes citations. Parfois aussi
la docte fille faisait précéder l'œuvrede Montaigne d'une
préface où elle exposait à sa façon les mérites du
livce, chantait les louanges de l'auteur et disait leur
fait à ceux qui ne pensaient pas comme elle sur ce
sujet. — Charron, « perpétuel copiste » des Essais,
attrape ainsi un coup de patte mérité. — Mais cette
prose verbeuse et redondante n'attirait guère de
nouveaux lecteurs à l'ouvrage, fort capable de gagner
lui-même des admirateurs et de les retenir en les
captivant. En effet, pendant que Marie de Gournay
publiait ses propres éditions des Essais, une cinquan-
taine d'autres voyaient le jour ailleurs, pendant le
même laps de temps. Sans doute, dans le nombre, il
y en a de très fautives, beaucoup ne sont que des
contrefaçons ou des arrangements maladroits de texte
peu conformes à l'original, et M'"'' de Gournay avait
bien raison de s'élever avec indignation contre les
procédés des contrefacteurs et des libraires peu
scrupuleux. Il y en a aussi qui ne sont pas sans
mérite et leur quantité vraiment considérable montre
bien que Montaigne, qui avait résisté victorieusement
aux emprunts indiscrets de Charron, était encore
assez avant dans In faveur publicpic pour n'avoir pas
besoin du patronage de sa fille d'alliance.
La piété étroite et hargneuse avec laquelle celle-ci
entretenait le feu sacré au devant de cette gi'ande gloire
était faite plutôt pour en éloigner les fidèles. Cinq
ans après qu'elle eut publié les Essais en les accom-
380
MONTAIGNE ET SES AMIS.
niodanl par endroits, dans le beau volume dédié au
cardinal de Richelieu, un libraire ne manqua pas de
les publier à son tour et d'indiquer, sur le titre, qu'ils
étaient « corrigés suivant les premières impressions
d-e Langelier ». C'est là une réponse directe aux pro-
cédés de M*"® de Gournay et montre bien qu'on ne les
approuvait pas. D'autres en murmuraient même et
énonçaient sur la docte fille des insinuations plus
graves. « La philosophie ne s'accorde pas avec la
marchandise, écrivait Chapelain i, en avril 1635, et
je n'aime pas que la fille du grand Montaigne publie
qu'elle ne fait réimprimer ses Essais que pour hono-
rer sa mémoire, et que néanmoins elle y cherche de
l'intérêt à la foulle même d'un bon homme [le libraire
Baudouin] et qui l'a servie avec grande fidélité et
grande affection. Il faut qu'elle souffre cette répri-
mande et que je lui reproche qu'elle n'est pas trop
fille de Montaigne en ce point. Je suis néanmoins bien
aise de la conclusion de ce traité, puisque c'est une
chose faite et que vous on avez tous l'esprit en
repos. » Il s'agit évidemment de l'édition qui allait
pnraitre, et il convient de ne pas oublier, en face du
reproche adressé par Chapelain, que le xyu' siècle
avait des idées fort différentes des nôtres sur la pro-
priété littéraire. Mais il résulte de tout ceci que M*""
de Gournay montra toujours plus de bonne volonté
que de tact, et que, à l'endroit de Montaigne et des
Essais, si ses intentions furent toujours excellentes,
si ses efforts furent bien méritoires pour sauvegarder
la pensée de l'écrivain, cette intervention fut parfois
1. Chapelain, Lettres, éd. Tamizey de Larroque, t. I, p. 93.
M''^' DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE. 381
intempestive et prétait au père d'alliance quelques-
uns des travers dont la fille fut si abondamment
pourvue et lui suscita quelques-unes des antipathies
qu'elle soulevait si aisément après elle.
Le cas de Ronsard n'était nullement celui de Mon-
taigne. Bien loin que ses œuvres aient été réimpri-
mées cinquante fois dans le demi-siècle qui suivit sa
mort, c'est à peine si elles revirent le jour neuf fois.
Et plus tard, la postérité ne commença guère à
redevenir indulgente et juste pour le grand poète
« trébuché de si haut », qu'avec le présent siècle
qui a su enfin lui rendre justice. Il est vrai que
l'édition de ses œuvres parue en 1623, en deux énor-
mes volumes in-folio, a tout l'aspect d'un monument
et l'allure d'une protestation. Les derniers admira-
teurs de Ronsard et ses disciples survivants s'étaient
groupés pour rendre un solennel hommage à cette
grande mémoire et opposer le souvenir de son génie
à l'autorité de moins en moins discutée de Malherbe.
Et, à la suite des poésies du maître, ils avaient
rassemblé d'autres poèmes, signés des noms les plus
divers et écrits tous à la louange de celui auquel
était consacré ce recueil. Détail significatif, on ne
trouve point parmi ces noms celui de M®"" de Gour-
nay, qui méritait bien cependant d'y figurer. Était-ce
défiance de l'ardeur irréfléchie de la vieille fille,
compromettant si volontiers par son manque de mé-
nagements les causes qu'elle prétendait servir ?
Peut-être. En ce cas, cette méfiance fut bien vite
justifiée, car peu après M""* de Gournay s'avisait d'un
stratagème assez singulier à l'endroit de Ronsard.
Elle même l'a exposé de la sorte dans la dédicace
382 MONTAIGNE ET SES AMIS.
d'un opuscule qu'elle présenta au roi : « Ayant un
remerciement d'importance à rendre à Votre Majesté,
je le vais payer aux dépens d'un homme. Passionnée
que je suis au respect de la mémoire de ces excel-
lents génies anciens et nouveaux, en la splendeur
desquels le ciel a communiqué à la terre un des
rayons de sa puissance et de sa gloire, et caressant
leur sépulcre de tout mon soin, je viens de recueillir
un trésor aux pieds de celui de Ronsard. C'est, sire,
une vingtaine des plus riches pièce» de son livre,
entre autres celle-ci, les Hymnes des quatre sai-
sons^ V Équité des anciens Gaulois, Genèvre, V Ode de
L'Hospital, qu'on m'assure avoir été naguéres trou-
vées en son cabinet, égarées parmi de vieux papiers
et corrigées de sa dernière main. Je présente donc ce
poème à Voire Majesté et range les deux exemplaires,
vieux et nouveau, tête à léte, non tant afin de montrer
ce que peut valoir l'amendement que pour reprocher
l'insolence des ennemis de la mémoire de ce poète de
s'amuser de faire tant de bruit pour quelque manque-
ment de versification, seul défaut de ses œuvres, et
lequel il a aussi facilement réparé quand il lui a plu
aux pièces que j'ai recouvrées que facilement, à mon
avis, il s'est résolu de le négliger aux autres, n'ayant
pas jugé déraisonnable de laisser croire qu'une
àme maîtresse de tant de belles et admirables choses
que celles qui luisent en ses écrits daignât être serve
des barbouilleries de menues règles que ces gens y
trouvent à dire et rabrouent si durement. Au lieu que,
s'ils étaient bien conseillés, ils feraient avec moi les
petits devant ceux que le ciel a faits si grands par-
dessus eux et par-dessus moi, disant de celui-ci et de
383
chacun de ses semblables, toutes les fois qu'ils appro-
cheraient d'eux et de leurs ouvrages, ce qu'eux-mêmes
disaient de leur Apollon : Deus, ecce Deus ! Moins ne
sont-ils mauvais Français qu'insolents de vouloir, sire,
flétrir un des plus riches fleurons de la gloire de nos
rois et de la France, qui consiste au don qu'un poète
de tel mérite leur a fait de la sienne par réflexion, au
don aussi de l'éternité dont il les décore en tant de
divers lieux pour des travaux de courte durée, et don,
après tout, qui a rendu la patrie vénérable et admira-
ble aux nations. Je présenterai à votre même Majesté le
reste de ces pièces recouvrées, si celle-ci lui plait et
si elle commande de les faire imprimer. Mais pour-
quoi ne lui plairait, sire, ce glorieux monument delà
grandeur, puissance et ascendant de votre couronne,
par-dessus les plus redoutables diadèmes du monde ?
pourquoi ne plairaient au roi de France ces illustres
trophées d'un combat, par où la France se fit renom-
mer et redouter de telle sorte que l'Empereur, mou-
rant quelque temps après la disgrâce qu'il y reçut,
défendit à ses successeurs de faire jamais guerre aux
Français ? »
Effectivement, M"'^" de Gournay publia, sous le sim-
ple titre de Remerciement du Roy et la date de 1624
un libelle in-4" de 30 pages, qui contenait, outre l'é-
pitre à laquelle nous avons emprunté l'extrait ci-des-
sus, une pièce entière de Ronsard. C'est la Harangue
du très illustre et bien magnanime Prince François^
duc de Guise, aux soldats de Mets ^ le jour de Vassault.
Ainsi que M*"* de Gournay l'explique, cette harangue
est publiée d'une façon particulière : sur une page
est imprimé, en caractères romains, le texte déjà
384 MONTAIGNE ET SES AMIS.
connu des vers de Ronsard, tandis qu'on voit repro-
duit en face, en caractères italiques, le texte du « nou-
vel exemplaire » que M*"* de Gournay prétendait avoir
« recouvré ». La comparaison entre les deux est faci-
litée par ce parallélisme constant, mais il convient,
pour qu'elle soit profitable, de bien préciser quelles
sont les deux versions en présence. La Harangue de
Ronsard a été publiée pour la première fois à la suite
du cinquième livre de ses Odes dans l'édition qu'en
a donnée, en 13o3, la veuve de Maurice de La Porte.
Puis elle a passé parmi les Poèmes de l'auteur, dans
le premier livre desquels elle figure en 1360 et 1567.
Mais, suivant son habitude, Ronsard a retouché cette
pièce à diverses reprises jusqu'à ce qu'elle reparut
dans son édition de 1384, la dernière publiée de son
vivant et particulièrement précieuse puisqu'elle est la
dernière expression de la pensée de l'auteur. C'est le
texte de 1584 que M^"* de Gournay a adopté pour le
reproduire, dans sa plaquette, en parallèle avec celui
qu'elle mettait la première au jour. De qui étaient les
corrections que portait ce dernier ? Faut-il prendre à
la lettre les affirmations de la savante fille et voir là
un texte posthume amendé par Ronsard lui-même ?
Non, si l'on en croit quelques révélations que les évé-
nements semblent confirmer étrangement.
C'est là une fraude, pieuse sans doute et bien in-
tentionnée, dont Guillaume Colletet nous a donné l'ex-
plication. On lit, en effet, dans sa vie de Ronsard,
à l'occasion de cette harangue, qu'il met au nombre des
« poèmes animés du plus beau feu qui peut-être
ait jamais éclaté sur notre Parnasse > : « A ce pro-
pos, il faut que je dise que je n'ai jamais approuvé le
M*"" DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE. 385
bizarre dessein de Marie Le Jars de Gournay qui avait
entrepris de corriger les plus nobles poésies de Ron-
sard, pour les adoucir, disait-elle, et les accommo-
der à notre style. Et de fait, elle eut la hardiesse de
mettre les mains sur celles-ci et de les publier même
avec quelques autres oeuvres, précédées d'un aver-
tissement par lequel elle donnait avis au lecteur
qu'elle avait heureusement trouvé un exemplaire de
toutes les œuvres de Ronsard, revues et corrigées
par l'auteur et de sa main propre ; ce qui était abso-
lument faux, comme elle me l'avoua elle-même en me
donnant cet échantillon d'œuvres corrigées. Aussi
dès lors lui dis-je, que tant qu'il resterait un Golletet
au monde, on saurait par lui l'erreur et la vanité de
cette supposition. — « Trouveriez-vous bon, lui
disais-je, qu'après votre mort quelqu'un fut si témé-
raire que d'aller changer le sens et les paroles de vos
ouvrages, vous qui avez eu le soin, par un avertis-
sement exprès ou plutôt par une imprécation, de dé-
fendre à toute personne, telle qu'elle soit, d'y ajouter,
ni diminuer, ni changer aucune chose, soit aux mots
ou en la substance, sous peine à ceux qui l'entrepren-
draient d'être tenus, aux yeux des gens d'honneur,
pour violateurs d'un sépulcre innocent et pour les
meurtriers d'une véritable réputation ?» Et ce fut
sans doute celte plainte qui la fit se désister de son
entreprise, si bien qu'elle borna toutes ses correc-
tions à deux ou trois pièces de Ronsard, qu'elle fit
imprimer, le véritable texte d'un côté et ses correc-
tions de l'autre, dont la plupart me semblaient dès
lors tout aussi plates et aussi efféminées que l'origi-
nal est mâle et sublime.... La curieuse postérité me
MONTAIGNE II. 25
386 MONTAIGNE ET SES AMIS.
saura peut-être bon gré de lui avoir donné cet avis
et d'avoir détrompé ceux qui, sans moi, auraient
ajouté foi à cette lâche supposition, si elle était par-
venue à leur connaissance ^ »
La menace de Colletet ne semble pas être demeurée
sans effet, et le plus piquant de l'affaire est de voir
M*"^ de Gournay maudire avec tant de véhémence des
procédés dont elle usait elle-même si délibérément.
Toujours est-il qu'elle ne paraît pas avoir recouru
davantage à cette étrange pratique. On ne connaît
pas d'autre pièce de Ronsard ainsi accommodée par
elle et le seul exemplaire qui semble avoir subsisté
de la Harayigue du duc de Guise est celui qui, ac-
quis par le D' Payen, fait aujourd'hui partie de sa
collection à la Bibliothèque nationale (n° 544). Le
stratagème de M^"* de Gournay fut apparemment très
vite éventé par les contemporains et elle en obtint
beaucoup moins d'avantages qu'elle en attendait. Cer-
tes, il y a dans cette idée une part de bizarrerie qu'il
suffit d'indiquer. Mais il y faut aussi voir autre
chose. C'est un obstacle que la docte fille essaie d'op-
poser au courant qui entraîne de plus en plus la poé-
sie française à la suite de Malherbe. Que vaut l'obs-
tacle ? Pas grand'chose, d'abord parce qu'on ne peut
guère remonter les courants, quels qu'ils soient,
alors qu'ils suivent leur pente naturelle, et aussi
parce que ce n'était pas la fragile barrière dressée
par M*"^ de Gournay qui devait retarder ce qu'elle
1. Pierre de Ronsard, par Guillaume Colletet (dans Œuvres
inédites de P. de Ronsard, recueillies et publiées par Prosper
Blanchemaia. Paris, 1855, petit in-8, p. 92).
M""' DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE. 387
voulait arrêter. Mais M*"* de Gournay se proposait de
ne pas s'en tenir à une seule tentative, et elle était
femme à tenir sa parole. Ce n'est pas sa faute si son
dessein n'alla pas plus avant.
Il n'est guère possible de reproduire ici le texte de
ce long poème remanié i. On se convainc bien vite
par la comparaison avec le véritable texte de Ron-
sard que les corrections de M*"^ de Gournay sont
trop insignifiantes pour modifier l'allure générale du
morceau, et, en tout cas, parfaitement inutiles. Dans
la brochure de M*"* de Gournay tous les défauts de
Ronsard subsistent, bien que parfois légèrement
atténués, et ses qualités sont moins frappantes. C'est
toujours le même manque de cohésion dans la langue,
dans le style, dans la composition, la même grandeur
désordonnée dans la conception et dans l'expression.
M""* de Gournay avait dû mettre trop de discrétion
dans ses changements. Ah ! si ses ciseaux avaient
pu manœuvrer tout à leur aise, ils auraient fait sans
doute une besogne bien plus radicale. Telle qu'elle
est, elle n'était pas suffisante pour contenter Malherbe
et ses tenants, et elle suffisait au contraire pour
mécontenter ceux qui estiment que les grands
écrivains doivent être respectés jusque dans leurs
défauts. Combien Malherbe eût trouvé d'amples
occasions de cribler ce texte des traits de plume
dont-il était si peu avaro pour les œuvres de ses
confrères en poésie ! Nulle part ne se montre mieux
combien était grand le malentendu qui séparait les
i. On le trouvera dans la Revue d'histoire littéraire de la
France, 1896, p. 75.
388 MONTAIGNE ET SES AMIS.
rivaux et combien les regrattages de M*"* de Gournay
étaient impuissants à le faire disparaître. Ronsard
lui-même s'était amendé dans le sens où M'"" de
Gournay prétendait le corriger. D'édition en édition
ses vers étaient devenus moins touffus, ses images
plus cohérentes, ses compositions mieux dessinées et
mieux suivies. Il était donc parfaitement inutile de
chercher à démontrer que le grand lyrique sentait
quelques-unes de ses faiblesses et tâcha d'y remédier
autant qu'il le pouvait. Quant à songer à édulcorer
son lyrisme, ce n'était pas l'affaire de M*"* de Gour-
nay : polémiste ardente et avisée, elle manquait du
génie poétique nécessaire pour exécuter une sembla-
ble besogne, si tant est qu'elle doive jamais être
entreprise. Là où la mièvrerie d'un Desportes et la
verve d'un Régnier n'avaient pu réussir, qu'espérait
donc obtenir la savante fille contre des adversaires
puissants et dont les doctrines, diamétralement
opposées aux siennes, avaient déjà envahi les esprits ?
C'était une entreprise chimérique. Mais si M'^''^ de
Gournay comprit l'inutilité de moyens semblables
à celui que nous venons d'indiquer, elle ne renonça
pas à la lutte ; elle la continua sur le terrain des
principes et elle obtint quelques avantages qu'il n'est
pas superflu de signaler.
En effet, c'est en défendant Ronsard et son école
poétique contre les doctrines nouvelles de Malherbe
— quoique le plus souvent elle ne nomme pas celui-
ci — que M""* de Gournay a exprimé la plupart de
ses idées littéraires. Bien des fois elles ont été expo-
sées et mises en parallèle avec celles de son rival ;
aussi n'est-il guère besoin d'y revenir très longue-
M®"* DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE. 389
ment ici. Résumons-les plutôt et essayons d'en mar-
quer, le plus nettement possible, le sens et la portée.
La divergence était à la base et les deux adversaires
partaient de conceptions si opposées qu'ils ne pou-
vaient s'accorder jamais. La principale réforme de
Malherbe avait été de soumettre l'inspiration poéti-
que à des règles rigoureuses et uniformes et de
proscrire impitoyablement toutes les licences qui
altéraient dans le style la clarté, la pureté ou la préci-
sion. M*"* de Gournay était trop du xvi® siècle pour
penser de même à cet égard. Pour elle comme pour
Ronsard, les licences doivent être permises et le
poète, personnage d'élection, peut user de sa langue
maternelle comme il l'entend et ne doit que peu de
compte aux grammairiens, plus faits pour enregistrer
ses fontaisies que pour les contrôler. Elle admettait
sur ce point la « retenue » d'un Desportes ou d'un
Bertaut, qui, continuant la tradition en l'adoucissant,
affaiblissaient l'inspiration et réglaient son allure sans
la contraindre brutalement. Mais elle n'avait pas assez
d'invectives et de mépris pour celui qui avait atta-
ché « la gloire et le triomphe de la poésie en la polis-
sure et en la syntaxe toute simple, vulgaire et nue
du langage natal ». Le style prolixe et diffus de
M'"' de Gournay avait trop à perdre à être réguliè-
rement coordonné pour qu'elle s'abandonnât ainsi
sans regimber à une pareille tyrannie. Son imagina-
tion déréglée ne pouvait accepter d'être tenue en
bride par une autorité qui lui semblait à la fois si
sévère et si discutable. Pour une nature aussi pri-
mesautière que la sienne, le droit d'écrire à sa guise
était primordial, tandis que pour un esprit aussi
390 MONTAIGNE ET SES AMIS.
absolu que celui de Malherbe, la netteté dans la con-
cision était un article de foi, un dogme, que son hu-
meur impérative devait bientôt faire adopter comme
tel. Pour Malherbe, ainsi que le dit le plus récent
historien de ses idées ^ « son chapitre des licences
se résumait comme celui de M. de Banville : Il n'y a
pas de licences imétiques, avec cette différence, toute-
fois, que l'observation est jetée en passant par nos
Parnassiens comme une chose reçue et approuvée,
tandis que dans l'art poétique de Malherbe elle eût
été placée en tête de tout l'ouvrage, comme la base
et le fondement même du système. » Et par la cons-
tance de son exemple, la rigueur de l'autorité et la
continuité de l'effort, « le tyran des syllabes » était
parvenu à imposer à nombre de ses contemporains
cette soumission absolue aux règles de la langue et
de la prosodie, à faire passer dans leurs habitudes
intellectuelles ce besoin de précision et de clarté.
Toutes les autres divergences entre les deux
adversaires découlent de cette divergence fondamen-
tale. Ainsi, par amour de la netteté, Malherbe
proscrit les périphrases dont ses prédécesseurs ont
tant abusé. Il ne veut pas qu'on vienne dire en
plusieurs mots ce qu'on peut exprimer d'un seul et
interdit toutes ces locutions redondantes qui n'étaient
que des véritables chevilles, même aux mains des
ouvriers les plus habiles. Mais M^^^*" de Gournay est
loin d'être convaincue qu'il faille renoncer à ces tours
plus ou moins heureux, qui affaiblissaient la pensée
1. Ferdinand Brunot, La doctrine de Malherbe d'après son
commentaire sur Desportes. Paris, 1891, in-8, p. 192.
m""" de gournay éditeur et polémiste. 391
en la délayant. Sur ce point encore elle défend la
tradition et garde avec un soin jaloux l'exemple des
aïeux. Et les épithèles, autre moyen commode légué
par Ronsard de remplir la mesure du vers et dont
on usait si volontiers ? Malherbe en interdit l'emploi,
ou du moins il veut que l'épithète ajoute quelque
chose à l'idée du substantif qu'elle accompagne, sinon
elle n'est plus à ses yeux qu'un véritable pléonasme
qu'il faut fuir sans rémission. Il n'est pas besoin de
dire que tel n'est pas l'avis de IVP^'^ de Gournay :
placée à un point de vue tout opposé, elle juge d'une
façon contraire et estime que les épithètes sont « des
nécessités de la poésie. » Il en est de même pour
les métaphores : Malherbe les proscrit, Gournay les
soutient. On conçoit combien pareille hécatombe
devait navrer l'àme si essentiellement conservatrice
de M*"* de Gournay. Pour elle, c'était un sacrilège
que prétendre s'attaquer ainsi à des œuvres consa-
crées dont elle s'était constitué la gardienne assez
maladroite, mais si dévouée. Le triomphe de pareil-
les idées n'était, ni plus ni moins, à ses yeux, qu'une
subversion totale de ce qu'elle croyait être la poésie,
et la négation, aussi brutale qu'arbitraire, du mérite
de ceux qui avaient le mieux honoré jusque-là la
cause des lettres françaises.
M®"^ de Gournay taxait non sans raison cette pau-
vreté, à laquelle Malherbe voulait réduire notre poésie
et notre langue, de calcul d'un esprit qui, naturelle-
ment indigent, prétendait que personne ne fut riche
autour de lui. Gomme elle trouve d'amusantes saillies
à lancer contre son adversaire et comme elle fait sou-
rire encore aux dépens de celui-ci, même mainte-
392 MONTAIGNE ET SES AMIS.
nant que la cause est depuis longtemps jugée et perdue
par la vieille fille. Ecoutez la plaisanter le renonce-
ment peu méritoire de Malherbe abandonnant sans
regret des avantages auxquels il ne pouvait préten-
dre, et comme elle le compare joliment à un pauvre
lièvre naïf qui s'enfuit troussant sa courte queue, de
peur qu'on ne l'attrape par là, parce qu'il a oui dire
qu'un renard a été happé de la sorte par la sienne si
opulente ! Si la mesure fait souvent défaut à M^"* de
Gournay et la raison quelquefois, elle ne manque jamais
de l'esprit d'à-propos, de la repartie prompte et inci-
sive. Qu'elle déploie de malice dans cette lutte où elle
défend pied à pied le terrain qu'on veut lui faire
abandonner ! Elle protège un à un tous ces vieux
vocables que Malherbe et ses partisans prétendent
mettre hors d'usage et sait trouver pour chacun d'eux
une excuse ingénieuse ! On ne tarda pas à regretter
que M^"*" de Gournay n'eût pas eu plus gain de cause
à ce sujet, et La Bruyère ou Fénelon, par exemple,
souhaitaient plus tard qu'on eût épargné bon nom-
bre de ces mots sacrifiés par une main trop bru-
tale. Mais le mal était fait alors, et l'intransigeance de
Malherbe avait passé à l'état de règle communément
admise, à laquelle il était impossible de ne pas se sou-
mettre désormais.
Il s'en faut pourtant que l'opposition de M^"^ de
Gournay ait été tout à fait stérile et qu'elle n'ait eu
nulle part d'effet salulaire. Le temps lui a donné rai-
son sur plusieurs points et même, là où elle fut
vaincue, sa cause n'était pas toujours inutile à dé-
fendre. Heureusement que l'avenir n'a pas ratifié
tous les jugements de Malherbe et qu'il ne s'est pas
m"'* de gournay éditeur et polémiste. 393
tenu, en particulier, aux quelques rares images que
celui-ci avait laissées en circulation dans notre poésie.
La voix de >P'^' de Gournay, qui protégeait les mé-
taphores comme un lambeau de l'héritage de Ron-
sard, n'a pas été sans éveiller d'écho à cet égard ;
nous verrons un peu plus loin quel effet elle pro-
duisit. Néanmoins, malgré ces succès de détail, malgré
le courage de la savante fille et son obstination, sa
défaite fut profonde, irrémédiable, parce que la lutte
de deux tempéraments aussi divers que le sien et
celui de Malherbe n'était, au fond, que le choc de
deux époques fort dissemblables et le combat de deux
conceptions antinomiques de l'idéal poétique : l'une
avait fait son temps et l'autre, au contraire, était en
passe d'arriver à s'imposer. Le xvi" siècle, que M*"®
de Gournay défendait avec tant d'acharnement et dont
elle procédait tant elle-même, était bien fini, et, avec
lui, le règne de la fantaisie dans la langue et de l'in-
dividualisme désordonné était également achevé .
L'esprit du xvii'' siècle triomphait et, avec lui, le
culte de la règle qu'il allait porter si haut. Désormais,
le génie lui-même devra se plier à certaines exi-
gences et il ne lui suffira plus d'être grand pour être
incontesté : il lui faudra aussi être respectueux de la
tradition et du bon sens. Il ne suffira plus de pousser
des pointes en avant de toutes parts et de gagner un
terrain inutile à conquérir et impossible à garder.
L'ambition allait être plus mesurée. « Il est beaucoup
meilleur, disait un disciple de Malherbe, d'avoir un
petit héritage qui soit bien cultivé et utile, que non
pas une grande chevnnce (jui n'apporte que beaucoup
de peine et peu de fruit. Car c'est ainsi que le langage
394 MONTAIGNE ET SES AMIS.
français est assez copieux et plantureux de soi-même
pourvu qu'il soit en la culture d'un esprit qui sache
comme il faut le gouvernera » C'était ce fond ainsi
délimité qu'on allait maintenant cultiver avec méthode.
Il était, il est vrai, singulièrement réduit, si on le
compare à l'héritage de l'âge précédent ; mais,
retourné par des mains expertes, remué profondé-
ment et ameubli avec art, il devait donner des fruits
particulièrement savoureux et beaux. Seulement, ceux
qui, comme M^'^'^ de Gournay, avaient toujours fait à
leur tête, ne pouvaient se prêter à des besognes si
rigoureuses, et, devant ce lopin fertilisé par tant
d'efforts, ils regrettaient les vastes friches et les
broussailles fougueuses de jadis.
Suivant sa coutume, M^'** de Gournay a exprimé ses
doléances dans des petits traités qu'elle insérait au
recueil de ses œuvres : Du langage françois ; Sur
la version des jjoètes antiques ou des métaphores ;
Des rimes ; Des diminutifs français ; Deffense de la
■poésie et du langage des poètes ; De la façon d'écrire
de MM. Du Perron et Bertaut. Chaque point est ainsi
traité à la manière qu'affectionne l'auteur, avec des
citations nombreuses et des digressions intermina-
bles, qu'échauffe parfois une passion qui ne se con-
tient guère, et qu'éclaire maint trait vif, acéré, lancé
prestement et au bon endroit. D'édition en édition,
M*"^ de Gournay a retouché ces œuvres, modifiant le
raisonnement et changeant les saillies, car nul plus
qu'elle n'amenda ses ouvrages et ne chercha à les
améliorer. La plupart des exemplaires de ses livres
contiennent même des corrections autographes qu'elle
1. Deimier, cité par Brunot, op. cit., p. 235.
M*"* DE GOURNAY l^DITEUR ET POLÉMISTE. 395
prenait la peine de marquer avec une patience vrai-
ment méritoire. Les vers de M*"^ de Gournay sont
surtout révisés, car, pour prêcher d'exemple, elle
n'avait pas manqué de joindre ses propres poèmes
à ses travaux de critique et c'est bien là leur place,
comme pièces à l'appui d'un système dont l'ensemble
est représenté par la réunion de ces petits traités
polémiques. On ne saurait en disconvenir : M'"* de
Gournay n'est guère poète, et ses vers ne sont un
argument qu'à rencontre de ses théories. Ses tra-
ductions en vers de quelques fragments de V Enéide
dénotent plus de bonne volonté que de talent, et, si
l'effort est quelquefois heureux, il est d'ordinaire
trop visible et trop réel. On y sent les derniers res-
sauts de la langue du xvi" siècle, qui, sous les yeux
d'un juge impitoyable, essaie de se contraindre et de
se ranger. La prosodie est plus rigoureusement sui-
vie, le syntaxe plus sévère, le langage moins prolixe
et moins diffus que devant. Mais que de chemin reste
encore à faire avant d'atteindre à la sobriété d'un
Malherbe, dont le vers si cadencé et si nombreux
satisfait si pleinement la raison et l'oreille !
Malherbe n'aimait pas, dit-on, les épigrammes à
la grecque de M"'^* de Gournay, que sa causticité
trouvait trop inoffensives. Quelques-unes ne sont
cependant pas sans mérite. Détail à noter et qui
prouve bien la noblesse de son caractère, la vieille
fille, qui trouve aisément des mots si nets pour carac-
tériser les tendances de ses adversaires et des images
si hardies pour dénoncer leurs doctrines subversives,
ignore l'art de ménager la malice et d'aiguiser le
trait d'une méchanceté savamment conduite. Ceci
396 MONTAIGNE ET SES AMIS.
n'est pas pour nous déplaire et ne saurait nuire au
bon renom de M*"" de Gournay. Ses épigramnies n'ont
pas été retenues par le souvenir public parce qu'elles
n'étaient pas assez pointues. Tant mieux pour l'au-
teur. En revanche, les anthologies citent parfois un
quatrain de M*"^ de Gournay en faveur de Jeanne
d'Arc. Le poète n'a rien à perdre à ce choix, que nous
ferons aussi parce qu'il est honorable.
SUR LIMAGE DE LA PDCELLE, l'ÉPÉE NUE AU POING.
Peux-tu bien accorder, vierge du Ciel chérie,
La douceur de tes yeux et ce glaive irrité ?
La douceur de mes yeux caresse ma patrie
Et ce glaive en fureur lui rend sa liberté.
Ces vers sont beaux assurément. Mais les meilleurs
vers de M*"" de Gournay — et on les souhaiterait
moins rares — ont, pour le temps où ils furent com-
posés, un air suranné et contraint. C'est bien l'effort
suprême d'une veine épuisée, qui ne devient retenue
que parce qu'elle se sent impuissante. Ce n'est pas
seulement par sa prose, c'est aussi par ses vers que
M^"*" de Gournay « chante, suivant le mot de Sainte-
Beuve, l'hymne funéraire de cette école expirante,
dont, quatre vingts ans auparavant, Du Bellay avait
entonné l'hymne de départ et de conquête, au milieu
de tant d'applaudissements et de tant d'espérances «.
Certes, s'il est pénible d'assister en vieillissant à la
ruine de ses illusions, c'est aussi un avantage de
durer. Dans sa longue carrière, M*"' de Gournay
avait perdu la plupart de ses adversaires les plus
immédiats, ceux contre lesquels elle avait le plus
àprement bataillé. Malherbe était mort dès 1628 et
397
les survivants n'avaient ni son obstination ni son in-
transigeance. D'ailleurs, les coups étaient jDortés alors
et l'œuvre accomplie : le temps ne pouvait que la pa-
rachever. Ce n'est assurément pas à dire que M*'^^ de
Gournay laissât faire sans protester; mais l'âge qui
augmentait ses ridicules attiédissait aussi ses ardeurs
belliqueuses. On usait de ménagements, au reste, à son
endroit, et, si on se gaussait de ses travers, on avait
plus d'égards pour sa personne. Ce n'était plus l'é-
poque où des esprits malveillants, des « pestes »,
comme elle les appelle, lui jouaient tous les vilains
tours rapportés par Tallemant. Le plus célèbre est
l'aventure des trois Racan, si joliment contée par
Tallemant. Sachant que Racan, bègue et gauche,
devait un jour faire visite à M^'^* de Gournay, ses
amis, le chevalier de Bueil et Yvrande s'avisèrent de
le devancer. Tous deux allèrent, l'un après l'autre,
voir la vieille fille, en se faisant passer respective-
ment pour Racan, Celle-ci fut un peu surprise de
recevoir, à si peu d'intervalle, deux personnes qui
prétendaient être Racan, et, lorsque le véritable
Racan arriva quelques instants après, lui troisième,
elle le mit tout bellement à la porte, sans vouloir
rien entendre. L'historiette est très piquante sous la
plume de Tallemant, pleine de traits plaisants, mais
qui n'atteignent guère que l'humeur brusque et im-
pétueuse de M*'^" de Gournay. Boisrobert, qui avait un
talent de mime dont il usait pour amuser Richelieu,
racontait l'aventure de façon fort divertissante. Il vou-
lut la porter au théâtre dans sa comédie des Trois
Orontes : la scène fait plus long feu. Tallemant a
encore rapporté un autre tour, plus vilain, que lui
398 MONTAIGNE ET SES AMIS.
jouèrent ces adversaires sans scirupules. « On sup-
posa une lettre du roi Jacques d'Angleterre, par
laquelle il lui demandait sa vie et son portrait. Elle
fut six semaines à faire sa vie ; elle se fit barbouiller
et envoya tout cela en Angleterre, où l'on ne savait
ce que cela voulait dire. » Mais, cette fois-ci encore,
la franchise de la docte fille put désarmer les mauvais
plaisants. Pour rétablir la vérité, elle n'eut qu'àpublier
l'autobiographie qu'on lui avait ainsi extorquée et
qu'on faisait courir après l'avoir enjolivée. Par sa
bonne foi et sa candeur M'"^ de Gournay imposa tou-
jours le respect même aux plus malintentionnés, et
ses qualités de cœur ne cessèrent pas de lui attirer la
considération que ses bizarreries eussent pu lui enle-
ver. Tallemant, peu prodigue d'éloges, rend hom-
mage à la générosité d'àme de M^'^* de Gournay,
« car, pour peu qu'on l'eût obligée, elle ne l'oubliait
jamais » ; et un autre contemporain, Sorel, met aussi
fort au-dessus de son savoir « sa générosité, sa bonté
et ses autres vertus qui n'avaient point leurs pareil-
les. »
Tel était le sentiment qui avait prévalu sur M®"*
de Gournay. Si quelque malotru, comme Saint-Amand,
s'avisait de la maltraiter dans des vers plus méchants
que spirituels, encore prenait-il soin de ne pas la
nommer et d'insérer quelques traits pour dépister la
malignité publique. Il est vrai que la réputation
excentrique de M*"^ de Gournay était établie et que
les originaux de tout acabit avaient recours à elle
comme à quelqu'un de mieux qualifié. C'est ainsi
qu'un laquais-poète, un de ces personnages grotes-
ques qui valurent alors une si fâcheuse renommée au
M""' DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE 399
nom de Gascon, Antoine Gaillard, la mettaitaux prises,
dans une mauvaise farce mûiulée La fameuse mono-
machie de Gaillard et de Bracquemard, avec un
autre grotesque, Neufgermain, ce poète ridicule qui
se faisait appeler poète hétéroclite de monseigneur
le duc d'Orléans. Pourtant le plus grand nombre des
contemporains de M^"^ de Gournay faisait comme
Boisrobert, qui riait d'elle et ne manquait pas de la
servir, à l'occasion, auprès des grands. Les plus
prudents, comme Balzac et Chapelain, s'ils se mo-
quaient sous cape, redoutaient les coups de boutoir
de la vieille fille et lui faisaient bofi visage en face,
quittes à l'aller voir quand ils pensaient qu'elle ne
serait pas chez elle. D'autres natures, plus indépen-
dantes et plus franches, savaient apprécier à leur
prix les qualités de 1\P"^ de Gournay et ne s'arrêtaient
pas à une écorce un peu rude pour estimer un cœur
si dévoué et si chaud.
Au surplus, sur certains points, la défaite de M'"'
de Gournay était moins complète qu'elle avait pu le
craindre un instant, et, si le temps avait donné
raison en bloc à Malherbe, il n'avait pas ratifié
toutes ses décisions. En vieillissant, M""' de Gournay
eut la satisfaction de le constater. Une société était
née qui ne manquait pas de regarder la vieille fille
comme une aïeule et se réclamait d'elle : nous
voulons parler de la société précieuse, qui, sensible
à la délicatesse du langage et à la galanterie, épura
la langue et réforma les mœurs. Sans doute, il y a
beaucoup à reprendre dans ces cabales bourgeoises,
(jui raffinant à qui mieux mieux, finirent par devenir
insupportables de prétention et de bel esprit. Molière
400 MONTAIGNE ET SES AMIS.
les a accablées à bon droit de son ironie, mais il ne
faudrait pas le prendre absolument au mot, car
Molière a exagéré pour les besoins de la scène, et, de
plus, en vrai Français qu'il était, il ne pouvait
pardonner aux femmes de viser à autre chose qu'au
bon sens simple et sans fard. Pour M*"'' de Gournay,
la préciosité qu'elle voyait renaître sur ses vieux
jours n'était qu'un recommencement. Les nouvelles
précieuses usaient des périphrases jadis défendues
contre Malherbe ; elles raffolaient des métaphores
qu'on pouvait croire condamnées depuis longtemps
déjà. Cette fois-ci encore, il fallut l'intervention
brutale d'un maître pour replacer les choses dans
l'ordre et faire cesser cette débauche de concetti et
de mots à la mode. Mais, bien que l'exécution ait été
faite d'une main vigoureuse et entendue, elle ne
suffit pas à clore tout à fait la porte à des locutions
qui passèrent dans l'usage courant de la langue,
malgré l'opposition et le ridicule qui s'attachaient à
elles. Bien plus, Molière lui-même, en dépit qu'il en
eût, emploie communément des tours de phrases ou
des mots, des comparaisons ou des termes qui lui
viennent des Précieuses qu'il bafoue, et ces locutions,
dites sans intention comique, ne suscitent pas le rire
et semblent naturelles. Sur ce point, M^"*" de Gour-
nay et sa postérité intellectuelle triomphent et cette
victoire suprême, si elle avait pu la prévoir, aurait
réjoui le cœur de cette Précieuse avant la lettre, —
de celle qu'on nomme Géminie, dans le Cercle des
femmes savantes, ou Gadarie dans le Dictionnaire
des Précieuses.
Si l'on en croit son ami l'abbé de Marolles, qui
401
demeurait dans la même maison que M""'" deGournay,
rue Saint-Honoré, en face de l'Oratoire, celle-ci eut
quelque part à la naissance de l'Académie Française.
« Ce fut, dit-il, chez cette honnête demoiselle où se
conçut la première idée de l'Académie Française, par
tous ceux qui la visitaient tous les jours, où j'ai vu
non-seulement MM. Ogier, de La Mothe Le Vayer,
L'Estoile, Colin, Hahcrt, abbé de Cérisy, mais encore
trois frères de celui-là même, Jacques de Serisay,
intendant de M. de La Rochefoucauld, et Claude de
Mallcville, parisien, depuis secrétaire de M. de Bas-
sompierre. » L'abbé deMarolles doit être bien informé
en ceci, puisque les choses se passèrent sous ses
yeux. Aussi la docte fille n'échappa point à la verve
des satiriques qui ne manquèrent pas de s'attaquer
à l'institution naissante. On la voit lîgarer dans le
liôle des /iréscnta fions aux grands Jours de C élo-
quence françoise, attribué à Sorel, dans la Reqiccte
des dictionnaires de Méniige et dans la Comrdie des
Acadèmistes, œuvre de Saint-Evremond. Ici et là, on
la représente toujours comme le défenseur attitré
des vieux vocables, « qu'elle a sucés avec le lait. »
Selon Ménage, elle rci'^rette qu'on proscrive
Ces nobles mots : moult, ains, jaçoit.
Ores, adonc, maint, ainsi soit,
A tant, si que, piteux, icelle,
Trop plus, trop mieux, je quiers, isnelle,
Il ne m'en chaut, je n'en puis mais,
A grand randon, à toujours mais,
Maurestié, blandice, empirance
Tollir, cuider, angoisse, usance,
Pii'ça, servant, illec, ainçois.
Comme étant de mauvais françois,
Et ce sans respect de l'usage.
MONTAIGNE II. 26
40â MONTAIGNE ET SES AMIS.
Gomme on voit, la nomenclature est assez variée, et il
s'en faut que tous ces termes soient également tombés
en désuétude.
A ce reproche, Saint-Evremond, plus mordant,
joint quelques plaisanteries sur l'âge de M""" de
Gournay, qui reculait dans un lointain si grand
les déboires passés de la vieille fille et les premiers
ennemis contre lesquels elle avait rompu des lances,
bien des années auparavant.
SiLHON.
Vous avez le parler de la sainte Ecriture.
Serisay.
Elle est de l'an de grâce.
M""^ DE Gournay.
Et plus vieille, dit-on.
Serisay.
Du moins, vous avez vu mourir le bon larron.
M«"' DE Gournay.
Oui, je fai vu mourir et je ne fais qu'attendre
Le trépas d'un mauvais que l'on doit bientôt pendre.
Je serais satisfaite en le voyant pendu.
Serisay.
Pendre ainsi les larrons est un peu trop ardu.
M"'« de Gournay.
Quand on disait ardu on rendait la justice.
Serisay.
On observait aussi les lois de la milice :
Mais ne les gardant point, il ne faut point de los.
Mel'e DE GoURNAY.
Monsieur, tout allait bien du temps de ces vieux mots.
Si l'on parlait plus mal, on vivait plus à l'aise....
Tel est le ton qu'on prête à cette obstinée lauda-
trix temporis acti. Certes, c'était une ironie un peu
m'"' de gournay éditeur et polémiste. 403
bien injuste que faire ainsi le procès de la savante
fille en même ternps que celui de la jeune Académie
et mêler, même par contraste, le nom de celle-là à
la cause de celle-ci. Car si M*"" de Gournay avait pu
voir d'un bon œil, au début, la constitution en un
corps organisé d'une compagnie d'hommes de lettres
tout occupés à traiter les questions de langue et de
style, les choses ne tardèrent pas à se gâter et elle
trouva bientôt que, dans ces réunions, on ne faisait
pas besogne à son goût. La lettre suivante de Chape-
lain à M'"" de Gournay en est la preuve. « Vous êtes
bonne de m'envoyer ainsi la paix. Je la reçois de
votre main, mais seulement pour les affaires généra-
les, car pour nos différends particuliers vous savez
bien qu'ils ne sauraient finir et que vous êtes l'irré-
conciliable ennemie de l'écorcheuse Académie. Je suis
marri que vous ayez fait juger pendant ce soir par
ce tribunal que vous ne connaissez pas. Outre que
vous y avez été condamnée, vous lui donnez encore le
droit de vous y citer quand bon lui semblera, ayant
fait cet acte de reconnaissance. Voyez si je suis géné-
reux et si, dans la différence de nos partis, je traite
bien avec vous et vous fais bonne guerre. Il est vrai
que cela vient de plus haut et que, la vertu nous
liant, nous ne pouvons avoir de (juerelles ensemble
(jue pour des mots et des syllabes. Hors cet intérêt,
vous pouvez faire état de mon amitié et de mon ser-
vice » ^ (iette fois-ci encore. M'"" de Gournay n'avait
pas su se mettre à l'allure commune; mais, pour si
\ . Chapelain, Lettres, publiées par M. Tamizey de Larroque,
t. I, p. 497.
404 MONTAIGNE ET SES AMIS.
intraitable qu'elle se montrât sur les questions de
langage, on pouvait diflërer de sentiment avec elle
sans devenir son ennemi et elle savait garder les
bonnes grâces de ceux qu'elle combattait si opiniâtre-
ment.
Les amitiés qui suivirent M""*' de Gournay avaient,
certes, eu le temps de changer durant le cours de sa
longue carrière; il lui en demeurait encore de nom-
breuses et de fidèles lorsqu'elle acheva son existence.
Par ses qualités comme par ses défauts, M^"^ de
Gournay s'était surtout senti porter vers les natures
indépendantes et jalouses de cette indépendance, vers
ceux qui, peu soucieux d'une autorité étrangère,
vivaient à leur guise et pensaient de même. On a vu
plus haut les noms de quelques-uns d'entre eux cités
par l'abbé de Marollcs. Il y en eut d'autres assurément.
Ouand M'"" de Gournay mourut, on trouva, parait-il,
dans son cabinet, des lettres flatteuses que lui avaient
adressées des personnages illustres, notamment Ri-
chelieu, le cardinal Bentivoglio, saint François de
Sales.
Tontes ces missives semblent perdues aujourd'hui,
comme aussi celles qu'écrivit Marie de Gournay.
Seule, une lettre de remerciement à Richelieu a
échappé à ce naufrage. La voici : « Monseigneur,
vos bienfaits, dont les princes mêmes se sentiraient,
honorés, ne laissent point de digne remerciement à
une chétive demoiselle. Votre Eminence eiit jugé,
comme il était vrai, que le bien qu'elle me faisait
jusques ici, ajouté à la libéralité de notre bon Roi,
suffisait à me tenir à mon aise, et m'eût laissé en
ces termes, si votre inclination à faire les choses
M*^"" DE GOURNAY ÉDITEUR ET POLÉMISTE. 405
nobles et illustres se pouvait contenir dans les bor-
nes ordinaires, ou, pour mieux dire, dans celles de
l'homme. Certes, Monseigneur, quelques-uns des
plus grands monarques de l'Europe ont sujet d'en-
vier ma condition : ils briguent inutilement votre
bienveillance et l'achèteraient à tout prix, tandis
qu'elle m'est si bénignement départie du seul mou-
vement de votre générosité. J'apprends par là que
nous ne pouvons espérer les |)lus dignes présents
que de la |)ure faveur du ciel. Monseigneur, et puis
dire avec raison que c'est lui, pioprement aussi,
qui me favorise en cette occasion, puisqu'il vous
honora naissant de ce génie incomparable, alin de
faire, en votre personne, le nouvel exemple d'un
ministre capable de distiibuer ses grâces en terre'. »
Ce langage, si erithousiaste, essayait de payer sans
doute la dette de gratitude conti'actée par la savante
tille dans la circonstance que nous avons déjà rap-
portée d'après Tallemant des Réaux.
Elle-même distribua à ses amis ses papiers et
ses livres ; elle donna, dit un contemporain, dom
Pierre de Sainl-Homuald, « tous ses manuscrits et
livres curieux aux doctes personnages (jui la fré-
quentaient, et particulièrement au sieur de La Mothe
Le Vayer, disant (jue c'est à cause des bons offices
de prudence, de candeur et de foi qu'il lui a rendus,
outre sa suffisance et doctrine (|ue ses livres témoi-
gnent assez par leur (pialité et ((uantilé. » C'est en
elTet La Moilu; Le Vayer qui, dans ce cercle des
1. 10 |uiti (16.34-?',. L'orii:inal a passé des collections de
Benjamin Fillon {^Catalogue, n° 931) dans celles de M. Morri-
son (Cat., II, 192).
406 MONTAIGNE ET SES AMIS.
libres esprits d'alors, des libertins, comme on disait,
agréait le plus à M'""'" de Gournay par sa science
profonde, à la lois lourde et narquoise, son humeur
tout ensemble aventureuse et conservatrice, son
scepticisme bien informé.
Si La Mottie Le Vayer eut la plus grosse part
de cet héritage intellectuel, il autres contemporains
obtinrent quelque souvenir. M'"* de Gournay légua
son Ronsard au poète L'Estoile, ce Ronsard qu'elle
avait tant pratiqué, et elle laissa des papiers et le
récit de sa vie à Le Pailleur, le grand ami de
Tallemant des Réaux et l'un des principaux fournis-
seurs de ses historiettes. Il n'est guère personne avec
qui la vieille fille n'ait échangé un présent, dans ce
groupe d'épicuriens érudits : elle offrait ses œuvres
à L'Huillier, à Naudé, et ceux-ci la payaient, en
retour, d'une sym|)alhie resjjectueuse et sincère.
Aussi, lorsque la mort vint frapper enfin ce suprême
survivant d'un siècle déjà lointain, ses amis de la
dernière heure regrettèrent celle qui disparaissait et
vantèrent ses mérites. Adrien de Valois, le prieur
Ogier, Malleville, Guy ï^atin, Ménage, Du Pelletier,
Guillaume CoUetet lui consacrèrent, suivant le vieil
usage, des épitaphes en vers latins et français. C'est
le fils de La Mothe Le Vayer qui composa celle qui
devait figurer sur le tombeau de la docte fille, dans
l'église Saint-Eustache.
Il semble que tous ces éloges ne soient pas de
commande et qu'il s'en dégage quelque regret sin-
cère.. M"^'^ de Gournay le méritait, je ne dis pas
seulement pour la dignité de sa vie et la noblesse de
son caractère, mais encore pour son œuvre littéraire.
M^"^ DE GOURNAY EDITEUR ET POLÉMISTE. 407
Editeur, elle a lendu des services indéniables ; criti-
que, si ses vues maiu|uèrent de clairvoyance, elles
ne furent pourtant ni si arriérées ni si insoutenables
qu'on l'a prétendu bien souvent.
Lorsque un coup d'état a réussi, où que ce soil,
on ne manque pas de trouver des raisons pour
prouver qu'il était nécessaire et montrer qu'il devait
aboutir. Est-il donc si oiseux de se demander ce
qu'il fut advenu si M*"'" de Gournay avait triomphé
à rencontre de Malherbe ? Ses prétentions étaient-
elles exhorbitantes ? Toute sa doctrine peut se
résumer en ces deux formules, très heureusement
dégagées par M. ('h.-L. Livel : faire avancer la
langue sans qu'elle doive ou puisse reculer; —
conserver l'usage de la langue entièie ; — c'est-à-
dire, d'une part, ne laisser perdre aucun mot, et
« louer et avouer aux occasions les mots (ju'ils
appellent vieux » ; de l'autre, doiuier accueil à
tous les termes nécessaires : « c'est rinq)ropre inno-
vation cei'tes (ju'il faut blàmei" et non l'innovation
aux choses qui, n'étant pas achevées, aspirent
toujours au comble de leur perfection avec impa-
tience ; et on doit porter l'audace du parler inventif,
industrieux, vigouivux et délicieux, aussi loin que se
peut étendre le besoin et la faculté d'amendement en
la langue. »
Sont-ce donc là des visées absurdes et ridicules ?
Il est vrai que M*""" de Gournay écrivain fui un fort
mauvais argument pour sa thèse. D'accord. Mais
ce n'est pas un motif suffisant pour «pj'on ne puisse
dégager de cette thèse ce cprelle contient de juste t't
de sensé et pour (ju'on ne sache nul gré à celle qui
408
MONTAIGNE ET SES AMIS.
sentait si nettement des besoins qu'elle exprima
parfois si mal, lorsqu'elle prit la plume pour son
propre compte '.
i. Sur l'œuvre si touffue et sur la vie si complexe de M^"* de
Gournay on peut consulter encore Fétude de Léon Feugère
(1853, in-8, et aussi dans Les femmes poètes au XVP siècle,
1860, in-8) et celle de M. Ch.-L. Livet, dans Précieux et
Précieuses (1870, 2e édition, in-12).
e"
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE IV
Montaigne (1581-1585).
CHAPITRE I"
MONTAIGNE EN VOYAGE
Montaigne vient à la cour après la publication de son
livre. — Il entreprend de voyager pour soigner sa
gravelle. — Humeur de Montaigne voyageur : il
aime le changement, et cet état d'esprit se fait jour
dans son Journal de voyage. — Les bains de Plom-
bières. — Montaigne en Allemagne et en Suisse :
Mulhouse, Bàle, Bade, la Bavière et le Tyrol. — Ardeur
de voyage de Montaigne. — Montaigne en Italie :
Venise, Ferrare, Florence. — Montaigne à Rome : ce
qu'il y cherche et ce qu'il y observe. Son jugement
sur la Ville éternelle. — Les bains délia Villa. —
Montaigne, absent, est élu maire de Bordeaux. — Il
retourne à Rome, et, peu après, rentre en France,
après un éloigneraent de plus de dix-sept mois. . .
CHAPITRE U.
MONTAIGNE MAIKE DE IIORDEAUX.
Situation des partis à Bordeaux et en Guyenne au
moment de l'élection de Montaigne. Causes de cette
élection. — Le maréchal de Biron, prédécesseur de
Montaigne. — Montaigne n'accepte pas sans hésitation
410 TABLH DKS MATIEitFS
la désigniition de ses concitoyens. — Caractère de la
mairie de Bordeaux. — Les temps sont calmes : le
nouveau maire n'a qu'à faire des otlices de courtoisie
et à s'occuper d'administration locale. — 11 assiste à
l'installation des Commissaires de Guyenne et noue
des relations avec de Thou et avec Loisel. — 11 va en
cour. — Différend avec le gouverneur du Château-
Trompette. — A l'e.Kpiration de son mandat, Montaigne
est élu maire une seconde l'ois et maintenu en fonctions
malgré les protestations. — Remontrances de la mu-
nicipalité bordelaise au roi au sujet des impôts. —
Montaigne approuve le plan d'études du collège de
Guyenne. — Remontrances à Henri de Navarre. —
Correspondance de Montaigne avec Du Flessis-
Mornay. — Réédification de la tour de Cordouan. —
Henri "de Navarre visite Montaigne chez lui. — La
situation s'aggrave : ses dangers. — Correspondance
de 3Iontaigne"avec le maréchal de Matignon. — Démê-
lés d'Henri de Navarre et de la reine Marguerite.
Celle-ci se retire à Agen. — La Ligue essaie de conquérir
Bordeaux. Matignon se saisit dé Vaillac, gouverneur
du Château-Trompette et principal soutien de la
Ligue. — Bordeaux est maintenu, par ce coup de
force, dans l'obéissance du roi. — Matignon et Mon-
taigne agissent de concert pour sauvegarder la ville.
Leur correspondance à ce propos. — Montaigne négo-
cie un rapprochement entre le maréchal et le roi de
Navarre. — La peste éclate à Bordeaux. Les derniers
jours de la mairie de Montaigne. A-t-il manqué à son
devoir ? 47
LIVRE V
Montaigne (t 585- 1592).
CHAPITRE I"
• LE TROISIÈME LIVRE DES « ESSAIS ». LES DERNIERES ANNEES
DE .MONTAIGNE. — SA MORT.
La peste continue ses ravages et chasse Montaigne de
chez lui. — Quand le fléau a cessé, il se remet à
TABLE DES MATIÈRES 411
réfléchir et compose le troisièoie livre des Essais. —
Caractères de ce troisième livre. — Liaison de Mon-
taigne et de Charron. — Montaigne vient à Paris faire
imprimer son œuvre. — Paris et la Ligue : Montaigne
à la Bastille. — M'="« de Gournay, fille d'alliance de
Montaigne. — Montaigne aux Etats de Blois : ses con-
versations avec De Tliou et avec Pasquier. — Retour
de Montaigne en Guyenne. — Les lettres qu'il écrit à
Henri IV qui conquiert son royaume. — Les dernières
aunées de Montaigne : sa correspondance avec Juste
Lipse. — Ses derniers moments et sa mort. . . 141
CHAPITRE H.
LA PUBLICATION POSTHCME DES « ESSAIS ».
Après la mort de son mari, M"" de Montaigne se consacre
à la renommée du philosophe. — Caractère de Fran-
çoise de La (^liassaigne. — Montaigne laisse en
mourant les Essais revus et annotés en vue d'une
édition nouvelle (jue ses héritiers s'empressent de
donner au public. — Pierre de Brach et M"* de Gour-
nay collaborent à cette édition posthume. Dans (juelle
mesure? — Le tombeau de Montaigne. Les épitaphes.
— Dernières années de M'»" de Montaigne. — Les
cendres de Montaigne 187
LIVRE VI.
PiEUHE Ghakron (Io41-lfi03).
CHAPITRE I"
GHARKON PRÉDICATEUR ET POLÉ.MISTE.
Incertitudes de la vie et du caractère de Charron. — Sa
naissance ; sa l'amille ; ses études. — Il est reçu doc-
teur en droit à Montpellier. — Charron avocat. Il
abandonne le barreau pour l'état ecclésiastique. — Ses
succès de prédicateur. — Il vient en Guyenne. —
(Charron à Bordeaux. — Montaigne et Charron. —
Charron prêche la Ligue à Angers. — Ses démarches
412 TABLE DES MATIÈRES
infructueuses pour devenir chartreux ou célestin. —
Son retour à Bordeaux. — Les trois vérités. — Pro-
testants et catholiques. — La théologie naturelle de
Charron 213
CHAPITRE II.
CHARRON PHILOSOPHE.
Charron à Cahors. Il réimprime les Trois vérités et s'en
déclare l'auteur. — Charron secrétaire de l'Assemblée
du clergé de France. — Charron écrit à Cahors son
traité de la Sagesse. — Charron le fait imprimer à
Bordeaux, en même temps qu'un recueil de sermons. —
Les idées philosophiques de Charron. — En quoi son
scepticisme diffère de celui de Montaigne. — Les con-
trastes et les contradictions de Charron. — Son
style. — 11 quitte Cahors pour Condoni, où il s'installe
avec plaisir. — Vie de Charron à Condom. — Il pré-
pare une nouvelle édition de la Sagesse. — Voyage
à Paris pour la mettre au jour. — Les ennuis de
Charron. Sa mort foudroyante. — Publication pos-
thume de la Sagesse et des Discours chrétiens. . 259
LIVRE VII.
M""^"' DE GouRNAY (l 565-1 645\
CHAPITRE I"
VIE DE Mi^"» DE GOURNAY.
Pourquoi M'^"e de Gournay a été un continuel sujet de
faciles plaisanteries. — Date de sa naissance. — Sa
famille. — Elle voit Montaigne à Paris, et celui-ci
séjourne quelque temps à Gournay-sur-Aronde, en
Picardie. — Le Proumenoir de Montaigne. — Situa-
tion précaire de Marie de Gournay. — La mort de
Montaigne. — Marie de Gournay et Juste Lipse. —
Lettres" échangées entre la savante fille et l'humaniste.
— Marie de Gournay vient à Montaigne. — Elle se
TABLE DES MATIÈRES 413
rend ensuite à Cambrai et en Belgique. — Opuscules
de circonstance de M<"'c de Gournay. — L'assassinat
d'Henri IV. — Marie de Gournay publie des traduc-
tions et réunit ses œuvres en un volume. — Caractère
de ses divers ouvrages. — Correspondance avec
Erycius Puteanus. — Opinion des contemporains sur
Marie de Gournay. — Richelieu lui accorde une
pension. — Sa mort 315
CHAPITRE H.
M^''^ DE GOURNAV ÉDITEUR ET POLÉMISTE.
Ses qualités de polémiste sont réelles, mais la passion
l'aveugle. — Elle confond à tort Montaigne et Ronsard
dans la même admiration intransigeante. — Pourquoi
M'"'' de Gournay se trompe en faisant ainsi. — La
renommée de Montaigne ne subit aucune éclipse après
sa mort oX ses qualités le sauvèrent du dédain. — Rôle
de M'"''' de Gournay comme éditeur des Essais. — Elle
montre plus de bonne volonté que de critique. — On
lui a reproché sa piété maladroite. — Le cas de
Ronsard n'est pas le même que celui de Montaigne. —
Pourquoi son génie fut méconnu. — Stratagème dont
M«"'' de Gournay s'avise à l'endroit de Ronsard. —
Comment la supercherie a été dénoncée. — Chimère
d'une pareille enlreprise. — C'est en défendant Ron-
sard que M«''e de Gournay a exposé ses idées sur la
poétique et sur la langue. — Elle veut que le poète ait
toutes les licences et défend les procédés des prédéces-
seurs. — Effets de ro[)position de Me"* de Gournay :
elle sauva quelques métaphores et prépara la venue
des Précieuses. — Les vers et la prose de M'"'" de
Gournay. — Comment on traite les défauts de sa
vieillesse. — Elle fut, dit-on, l'ancêtre de l'Académie
Française. — Les réunions qui se tenaient à son
logis. — Ses héritiers et ses amis 369
Sauveterre-de-Guyenne. — Imp. Henri LARRIEU.
PAUL BONNEFON
Wontaigne
et ses amis
Boétlo - Charron
M"" i$ Sournay
II
PAHIS
md COLIN i C"
éDITKORS
Armand COLIN & G'% Éditeurs, 5, rue de Mézières, Paris.
Pages choisies de J. Michelet
(Ch. Seignobos, sous la direction de M"^ Michelet).
Un volume in- 18 jésus, broché, 4 fr. ; relié toile. 4 50
Pages choisies de Mignet (g. weill).
Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. ; relié toile. 3 50
Pages choisies d'Alfred de Musset
(Paul Sirvex). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50;
relié toile. 4 »
Pages choisies d'Ernest Renan.
Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. 50; relié toile. 4 »
Pages choisies de Jean-Jacques
rlOUSSeaU (S. Rocheblave). Un volume in-18 jésus,
broché, 3 fr. ; relié toile. 3 50
Pages choisies de George Sand
(S. Rocheblave). Un volume in-18 jésus, broché,
3 fr. 50; relié toile. 4 »
Pages choisies d'Adolphe Thiers
(G. Robertet). Un volume in-18 jésus, broché, 3 fr. ;
relié toile. 3 50
Paris. — liiip. IC. CArinMCNi l'I (;>•■, nu- dos roitcviiis, j.
I
>.
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